La fin du voyage


 

Le voyage est fini. De la Pologne au Pakistan, du 16 juin 1976 aux 9 et 10 janvier 1978, le lieu de départ est essentiellement identique à ceux traversés et à celui d'arrivée. C'est un magnifique surplace. Magnifique, parce que pour la première fois ce qui est en jeu partout est essentiellement identique et non plus essentiellement différent. La forme, les prétextes, les climats, les caractères, les traditions habillent encore de couleurs multiples le même monde qui, se prenant pour objet, s'examine enfin au-delà de ses apparences variées. Les changements qualitatifs ne sont plus des bonds d'un point à l'autre de sa surface, mais des approfondissements. Le même esprit, la même langue marchande, les mêmes jurons étatiques règnent partout, et partout les mêmes pilleurs grévistes et émeutiers, dans des mêmes borborygmes, commencent à demander d'où vient ce règne et où va leur monde.

Ce qui différencie le voyage du déplacement, c'est l'aventure. L'aventure est l'essence du voyage. Pour qu'il y ait aventure, voyage, il faut qu'il y ait nouveauté, et pas seulement pour l'aventurier, le voyageur, mais pour l'humanité. Passion et imagination sont l'état d'esprit et l'intelligence de l'aventure. On ne peut pas prévoir une aventure, c'est le royaume du fortuit, de l'inconnu. On ne peut pas acheter de l'aventure, on ne peut que la vivre, quand elle vous tombe dessus, ou en mourir. Ceux qui, aujourd'hui, traversent le désert à moto, l'Atlantique sur une planche à voile ou la distance de la Terre à la Lune dans de minuscules cellules où s'expérimente leur capacité à se réduire et à se soumettre ne sont pas davantage des voyageurs que dans des foires plus anciennes l'homme-canon ou le funambule. L'aventure est la découverte de la richesse pratique du monde par les humains. Aujourd'hui, la richesse du monde vient aux humains toute seule, derrière des vitrines ou dans des embouteillages, sable qui s'écoule entre leurs doigts, salissante et insaisissable. « Dans une société qui a détruit toute aventure, la seule aventure c'est de détruire cette société », disait récemment un mur. Enfin, l'aventure est la pratique du héros, l'art de l'individu rivalisant avec le genre. Cet art, cette rivalité ont été engloutis dans les sables mouvants de la médiation. Cette médiation qui est le ciment de l'unité du genre est aussi le mur de séparation entre les individus. Quant à la soi-disant « aventure humaine », elle est déjà cette abstraction qui nie l'individu et qui signe la déroute de toute aventure. De même n'y a-t-il jamais eu de voyage collectif : la gloire de la première croisade et de la Longue Marche n'a jamais été distribuée aux mendiants qui en les accompagnant les parèrent, mais à leurs chefs, Godefroi de Bouillon et Mao Zedong.

Un bref historique du voyage nous le ferait apparaître, alors qu'il ne s'est pas encore apparu à lui-même, comme un déplacement ayant pour but l'échange, la communication ; puis apparaît, se cristallise le concept de voyage, du fait de la multiplicité de cette activité et de l'approfondissement de l'échange : grand progrès de l'aliénation, apogée du monothéisme. Le voyageur est un véhicule de l'aliénation, il scintille de toutes les richesses qu'il a vues, mais lui-même est toujours étranger, à chacun et à tout, aux autres et à lui-même : aux sédentaires il prend et il apprend, il enseigne les progrès de la marchandise, de l'esprit, et les promeut en transformant en marchandises, en esprit, des denrées toujours nouvelles. Aujourd'hui, 1978, progrès et nouveauté : les marchandises, l'esprit, révèlent pouvoir se déplacer sans représentants, le même esprit anticipe tout déplacement, l'esprit de là où le möchtegern voyageur est parti arrive à sa destination avant lui, l'y reçoit, supprime le voyage, jusque dans la Lune, jusque dans le temps. Scission des deux fonctions du voyage : d'un côté, produire l'aliénation, mettre dans la même langue des choses essentiellement différentes, communiquer donc ; de l'autre, l'activité réelle, les humains qui se déplacent, reste aux humains, mais privée d'aventure, de nouveauté, d'histoire. D'un côté le nom, l'esprit du voyage, sans son corps, de l'autre le corps du voyage, sans son nom, sans son esprit. Si l'aventure continue, si les déplacements continuent, ce n'est plus ensemble. Ce qui a scindé, supprimé le voyage est ce que le voyage a uni.

Voici donc, champagne, la fin d'une activité crue éternelle. Si on ne peut pas expérimenter l'infini, l'histoire est le mouvement où s'expérimente la fin de toutes les activités, de toutes les choses, de toutes les idées, qui en ont toutes une. Il n'y a plus nulle part où aller. Que les amateurs d'îles désertes le sachent : les îles désertes sont les taudis des villes. C'est sur place qu'il faut maintenant se battre, et tant mieux : encore une illusion de moins. Voilà enfin une bonne nouvelle du front.

Si le voyage s'est raréfié jusqu'à disparaître, résultat de sa propre activité, les déplacements se sont accrus jusqu'à nécessiter plusieurs industries et polices spécialisées pour les encadrer. Il y a d'abord, vestige du voyage, comme le cinéma est un vestige émouvant de la culture, les déplacements sans but réel, qui singent le voyage. Ils ont le tourisme comme idéologie, et occupent généralement le pauvre de sorte à ce qu'il se flatte de sa liberté, entre deux périodes de travail. Il y a ensuite les déplacements ayant un but réel mais honteux, le travail, le loisir. Ce sont ceux qui donnent aux villes cette apparence de balancement perpétuel, de limite mouvante. On peut diviser ces déplacements en déplacements quotidiens, déplacements de gueux, qui sont vécus comme des déplacements forcés, des déportations, mais crus inévitables ; ou des déplacements un peu plus longs et moins réguliers, déplacements de valets qui sont fiers ou prétendent être satisfaits d'être ainsi propulsés pour leur travail, parce que ceux qui n'y ont pas accès croient que ces déplacements sont des voyages. Il y a enfin les déplacements qui ont pour but l'échange, et qui sont interdits aux individus humains : c'est le domaine des marchandises et des idées.

Les déplacements sont entièrement aux mains des ennemis, gestionnaires de ce monde, qui ont policièrement contribué à la fin du voyage, ce déplacement incontrôlable par excellence. Il n'existe pas aujourd'hui de déplacement révolutionnaire. La dérive surréaliste, puis situationniste, cette traversée abandonnée à une ambiance, n'a évidemment pas survécu à l'ambiance qui pouvait sécréter une ébauche de théorie de la dérive, sorte de stade suprême du voyage. Le détournement d'avion pourrait être intéressant, s'il était pour le plaisir et pas pour un militantisme attardé ou feint. Aujourd'hui, ceux qui veulent réellement maîtriser le monde doivent aussi apprendre à ne pas bouger, doivent être capables de résister au flot identiquement rythmé qui meut les têtes et les pieds. Car ce qu'il y a de si fascinant dans le déplacement est contenu dans ce simple et peu connu lieu commun : l'esprit se déplace plus vite dans une tête quand cette tête se déplace. Une tête qui se déplace traverse des ambiances variées, donc de l'esprit qui change de forme. Cela ne profite généralement pas à cette tête, mais comme elle ne le sait pas, et qu'elle a une impression de changement, elle pense que si. Les subversifs modernes doivent aussi apprendre à se déplacer avec précision, c'est-à-dire avec un but précis. Et ce sera presque toujours ardu et à contre-courant. Car c'est la guerre. Et c'est une guerre où tous les trajets et tous les transports sont surveillés par l'ennemi. Nos agents de liaison, qui ne sont pas encore formés, en feront la redoutable expérience lorsque, comme Ulysse, Marco Polo ou Vasco de Gama, ils auront à traverser des contrées résolument hostiles à l'homme.

(Adreba Solneman, texte de 1978, remanié en 1984.)


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