Au tribunal universel de la Sainte Okhrana, Petersburg
Mes Seigneurs,
Je voudrais d'abord vous présenter mes plus humbles excuses. Je ne savais pas que Jean-Pierre Voyer était sous la protection de la Sainte Okhrana, et c'est une faute impardonnable. C'est le déroulement de ce procès qui me l'a appris. Parmi les pièces de ce procès, on voit en effet le « témoignage » de Jean-Pierre Voyer, intitulé 'Preuves d'une calomnie', modifié quasiment tous les jours après qu'il a été réfuté par 'Preuves d'une falsification'. Ce témoignage est manipulé après qu'il y a été fait réponse. Au lieu qu'on ait, comme il est de coutume en justice, une pièce, puis la pièce qui y répond, puis la pièce qui répond à celle-ci et ainsi de suite, c'est ici la pièce initiale qui change, sans que le public soit prévenu. Ceci réduit la portée de la réponse qui la réfute, puisque les arguments principaux du témoignage initial varient après coup. C'est à ce prodige, qui porte votre marque, Seigneurs, que j'ai reconnu que le signataire Jean-Pierre Voyer est l'un des vôtres.
Je suis né, il y a un certain temps déjà, avant même que Jean-Pierre Voyer ne se soit manifesté en public. Pourtant, à la naissance j'étais déjà habité par la volonté unique et souveraine de nuire à Jean-Pierre Voyer. Je vous prie, Seigneurs, d'en faire une circonstance atténuante. Nuire à Jean-Pierre Voyer est dans ma nature, comme dirait le scorpion. A l'école, avec la pointe du couteau, je traçais déjà des « Jipi fayot, lèche-cul, esclave » sur le bord de mon pupitre.
Plus tard j'ai rencontré d'autres individus qui avaient la même tare de naissance que moi. Nous avons vite formé un groupuscule gauchiste et nihiliste avec pour unique programme de nuire à Jean-Pierre Voyer. Jean-Pierre Voyer en effet est la lumière de notre temps, le feu des croyants, le grand génie qui conduit les peuples miséricordieux. Le nihilisme, à notre époque, n'est plus rien d'autre que tout ce qui peut nuire ou nier ou même seulement porter de l'ombre à l'immense pensée de Jean-Pierre Voyer qui ne se discute pas, j'en conviens avec repentir, parce qu'elle s'approuve seulement. La secte encore minuscule des voyéristes nous montre la voie : tout ce que dit Jean-Pierre Voyer est génial, jamais rien n'y est critiqué, tout y est religieusement adoré. On peut rester en dehors de la pensée de Jean-Pierre Voyer, car dans sa mansuétude ce grand homme tolère l'indifférence, mais une fois qu'on s'en préoccupe, on ne peut que l'approuver, entièrement et sans réserve. Il est particulièrement important de bien comprendre ceci, même si c'est un peu difficile pour nos entendements communs, formés à une logique non voyériste : tout ce qui est contre la pensée de Jean-Pierre Voyer est malveillant, et tout ce qui est contre la pensée de Jean-Pierre Voyer est imbécile, car malveillance et imbécillité ne sont pas définis par le monde, mais par l'attitude qu'on peut avoir face à la pensée de Jean-Pierre Voyer. C'est Jean-Pierre Voyer qui définit ce qui est malveillant et imbécile selon ses intérêts propres, qui sont toujours justes, parce qu'ils sont vos intérêts, mes Seigneurs, et parce qu'ils sont par conséquent les intérêts de l'Univers. La devise de Jean-Pierre Voyer n'est-elle pas « moi d'abord, mes besoins, mes droits » ? C'est une belle devise devant laquelle je reste prostré, frappé de stupeur. Seigneurs, notez qu'avant vos interrogatoires, je reconnais ce point essentiel.
Des membres de notre groupuscule nihiliste (je ne sais pas pourquoi il serait gauchiste, mais puisque c'est Jean-Pierre Voyer qui le dit, il était donc gauchiste) ont donc écrit à Jean-Pierre Voyer sous la signature Adreba Solneman. Cette première lettre ne contenait aucun argument, puisque c'était une série de questions. Jean-Pierre Voyer a eu raison de truquer plusieurs détails de cette lettre, et d'antidater la date de parution de sa réponse, parce qu'ainsi il est mieux mis en valeur, et c'est tout ce qui compte. Il a eu raison de publier cette lettre trafiquée dans un torchon ('l'Imbécile de Paris') où il avait alors le pouvoir de trafiquer, sans en avertir Adreba Solneman, qui aurait probablement poussé l'impudence et la nuisance jusqu'à lui en défendre expressément la publication, sous prétexte que ce journal était trop torchon, déjà parce qu'il tolérait les manipulations. Il a eu raison de ne pas essayer de comprendre les questions, parce qu'il aurait été beaucoup trop compliqué d'y répondre intelligemment. Il a eu parfaitement raison de faire une réponse insipide et vaniteuse, creuse et pleine de redites, approximative et basse, complètement imbécile, parce que le but est uniquement de faire connaître, de faire mousser Jean-Pierre Voyer et la pensée lumineuse de Jean-Pierre Voyer, et ce genre de réponse était la seule possibilité pour arriver à un tel résultat. D'ailleurs Jean-Pierre Voyer terminait très honnêtement cette correspondance en disant, pour une fois, la vérité, ce à quoi il n'est d'ailleurs jamais tenu, puisque, Seigneurs, il est des vôtres : je ne comprends pas la fin de votre lettre. Ce que Jean-Pierre Voyer ne comprend pas est, par décret de Jean-Pierre Voyer, incompréhensible, fait pour embrouiller les autres, moulinologie, blabla, en un mot quelque chose de particulièrement malveillant ; et ce qui ne correspond pas à ce que dit Jean-Pierre Voyer, ce qui sort du cadre modeste et limité de ce grand génie est, par décret de Jean-Pierre Voyer, imbécile. Seigneurs, notez qu'avant vos interrogatoires, je reconnais ce point essentiel.
La réponse d'Adreba Solneman est en soi une saloperie : on ne répond pas à Jean-Pierre Voyer. Jean-Pierre Voyer répond, s'il en a envie, mais on ne lui répond que s'il en a envie. Jean-Pierre Voyer a eu raison de dire que cette seconde lettre était un tissu d'imbécillités et de malveillances, puisqu'il l'a aussi peu comprise que la première. A ce niveau-là il est d'ailleurs parfaitement vain de faire remarquer que ces deux lettres étaient aussi différentes, en ce qui concerne le fond, que par exemple les quelques lettres de Jean-Pierre Voyer que le falsificateur Lebovici avait publiées et celles dont il avait, lui, au moins indiqué l'existence et qu'il n'avait pas publiées, et pour cause : la première lettre d'Adreba Solneman n'était que questions, la seconde n'était que réponses. Et il a eu raison de ne rien comprendre alors, et de ne toujours rien comprendre aujourd'hui, puisque cette lettre critiquait de fond en comble tout ce que Jean-Pierre Voyer avait dit jusqu'à ce jour. Seigneurs, je sais maintenant qu'il est tout à fait impossible de critiquer cet immense génie, et que c'est même à tel point impensable qu'il faut être aussi habité par la malveillance pour croire qu'il y ait du fond en dehors de ce que Jean-Pierre Voyer décrète avoir du fond. Jean-Pierre Voyer a donc décidé qu'il n'y avait là rien qui vaille, et il l'a fait le cœur d'autant plus léger qu'Adreba Solneman avait demandé à ne plus paraître dans un journal qui publiait ce début de correspondance truqué, et surtout dans un journal d'aussi piètre facture que 'l'Imbécile de Paris'. Jean-Pierre Voyer a raison aujourd'hui de sauter sur l'aubaine en prétendant qu'Adreba Solneman voulait continuer à discuter, à l'infini (car rappelons qu'Adreba Solneman n'a que Jean-Pierre Voyer en tête, comme c'est d'ailleurs le cas pour nous tous), et en privé. Ce raccourci est évidemment un mensonge très net, mais comme il est très utile à la défense de la pensée lumineuse du génie, je l'approuve pleinement. Je sais bien qu'Adreba Solneman, animé par le goût infini de sa persécution anti-Jean-Pierre Voyer, aurait continué à discuter en privé comme en public, mais pas n'importe où en privé et pas n'importe où en public. Jean-Pierre Voyer le sait bien aussi, puisque la suite l'a montré.
Comme Jean-Pierre Voyer ne craint pas le mensonge autant que l'impolitesse, il a donc fait une subtile retraite qui ressemble tellement à une fuite éperdue d'un lâche en train de faire dans son froc qu'Adreba Solneman s'y est laissé prendre ! Bien fait ! ça prouve que c'est un imbécile ! Jean-Pierre Voyer a prié Adreba Solneman de le laisser libre de son silence sans quoi il serait un oppresseur : il fallait être bien malveillant et imbécile pour ne pas comprendre que cela signifiait vous êtes malveillant et imbécile. Et comme ça Jean-Pierre Voyer avait le dernier mot.
Est-ce que la critique de fond en comble de la théorie de Jean-Pierre Voyer est une question de fond ? Non, bien sûr, c'est une impossibilité logique, quelque chose qui ne peut pas exister, comme l'économie. Donc le génial Jean-Pierre Voyer a fort justement conclu qu'il n'y avait pas de fond dans cette correspondance, et que c'est lui qui avait le dernier mot. Devant votre tribunal, Seigneurs, il prétend qu'Adreba Solneman voulait seulement avoir le dernier mot, que c'était une petite vanité. Je me réjouis qu'à la moindre occasion il fasse si utilement étalage de votre pensée commune. Car il sait aussi bien que n'importe qui que le dernier mot sur la forme trahit le dernier mot sur le fond. Le seul dernier mot qu'Adreba Solneman, malveillant imbécile, a jamais eu, c'est le dernier mot sur le fond. Mais nous venons de voir que c'est là une impossibilité logique, puisqu'il ne peut y avoir du fond, là où le fond de Jean-Pierre Voyer est contesté. C'est donc, à travers sa fuite éperdue aujourd'hui déguisée en mensonge de la politesse, que Jean-Pierre Voyer, comme à chaque fois qu'il s'est exprimé avant cet échange et depuis, a eu le dernier mot sur la forme. Jean-Pierre Voyer n'a nul besoin, jamais, d'avoir le dernier mot sur le fond : il est tout le fond, il n'y a pas de fond en dehors de lui. La moindre des multiples falsifications ou manipulations de Jean-Pierre Voyer est bien plus, par cette loi toute spéciale du génie lumineux, que nous appellerons avec votre permission la loi du « moi d'abord, mes besoins, mes droits », que le fond de ce qu'elle pourrait censurer, mutiler, truquer. Seigneurs, notez qu'avant vos interrogatoires, je reconnais ce point essentiel.
Notre groupuscule nihilo-gauchiste a donc aussitôt fait publier l'intégrale de cette correspondance, complétée par un épilogue d'Adreba Solneman, dans le numéro 4 du bulletin de la Bibliothèque des Emeutes, qui a aussitôt été envoyé à Jean-Pierre Voyer, pour le narguer, pour lui nuire, pour lui apporter la preuve que cet échange était désormais entièrement public, que l'état du monde avait changé selon ses propres termes, et qu'il ne pouvait pas l'ignorer.
Ensuite, Seigneurs, pendant six longues années nous avons rongé notre frein. Dans notre malveillance imbécile, nous n'attendions qu'une seule chose : c'est que Jean-Pierre Voyer publie cette correspondance falsifiée. Pourquoi n'avons-nous pas vaqué à d'autres affaires ? Je ne saurais vous le dire. Pourquoi, nous si insolents, nous qui doutons si peu, avons-nous rongé notre frein pendant six ans, au lieu d'enculer Jean-Pierre Voyer sur l'heure, puisque c'était notre décision arrêtée et notre intention de toujours ? Je ne saurais vous le dire. Pourquoi, si nous étions à ce point rivés sur la personne sacrée et la nuisance de la théorie sacrée de Jean-Pierre Voyer n'avons-nous connu la publication du début tronqué de cette correspondance que plusieurs années après sa parution ? Je ne saurais vous le dire. Que se serait-il produit, dans le cas bien invraisemblable, je l'admets, où Jean-Pierre Voyer soit mort, soit resté dans le silence qu'il avait annoncé mensongèrement, n'ait pas publié le début de cette correspondance en particulier, n'ait publié que ses propres textes de propagande sans y mêler le texte d'Adreba Solneman qu'il n'avait pas compris malgré ses manipulations intéressées et frauduleuses, ait publié ce texte rétabli dans son intégrité en annonçant qu'il avait une suite, ait renvoyé sur la publication du bulletin n° 4 de la Bibliothèque des Emeutes, ait rencontré un éditeur capable seulement de s'élever au niveau minimal d'honnêteté de cette profession ? Je ne saurais vous le dire. Je suppose que nous aurions encore entre les dents un frein famélique, des dents usées, mais que nous continuerions à attendre que Jean-Pierre Voyer publie cette correspondance falsifiée, un jour ou l'autre quand même, car, Seigneurs, nous sommes très imbéciles, et très malveillants.
Ce que je voudrais pourtant vous confirmer ici, Seigneurs, c'est que sans Jean-Pierre Voyer nous en serions réduits au même état que l'économie que j'ai déjà citée ici : nous n'existerions pas. A l'époque des faits Jean-Pierre Voyer était parfaitement obscur et par une ironie de la préhistoire à laquelle il appartient, il est depuis la critique d'Adreba Solneman devenu une nullité complète. Pourquoi alors ne pouvons-nous exister que par lui, dans ce vaste monde ? Je n'en sais rien, mais puisqu'il le dit, c'est donc vrai. Depuis le début de ce procès, et grâce à votre présence, Seigneurs, j'ai au moins compris ce début d'élément de réponse : l'existence est réalité, selon le sacro-saint dictionnaire, et la réalité c'est la lumière, et la lumière de notre temps, c'est Jean-Pierre Voyer. Jean-Pierre Voyer est donc ce qui confère ou non l'existence. Moi, qui ne suis qu'un pauvre pestiféré émotionnel, je tiens tout ce que je peux rêver d'existence d'avoir mérité l'insulte de Jean-Pierre Voyer. Ce doit être quelque chose de ce genre que pense Jean-Pierre Voyer. Mais comme c'est un génie et que j'ai un long passé d'imbécile malveillant, je peux encore me tromper. Seigneurs, je vous en demande humblement pardon.
Le valet de Jean-Pierre Voyer, Karl von Nichts, a eu raison de publier faussée la première lettre d'Adreba Solneman, puisque c'est Jean-Pierre Voyer qui l'avait faussée, et la réponse antidatée de son maître, puisque c'est son maître Jean-Pierre Voyer qui l'avait antidatée. Il a eu raison de ne jamais révéler ces petites manipulations, malgré l'avis de l'auteur, comme l'aurait sans doute fait le moins scrupuleux des éditeurs scrupuleux. Devant votre tribunal on constate sans peine que « l'honneur de la profession » des éditeurs n'est pas de publier ce type d'objections d'un auteur, mais de publier la pensée géniale de Jean-Pierre Voyer, en maquillant et en amputant tout ce qui empêche cette pensée géniale de mousser tranquille. Il y a un principe plus fort que le vieux principe d'honnêteté intellectuelle et qui y est radicalement opposé : c'est la pensée de Jean-Pierre Voyer. Comme je l'ai dit plus haut pour la malveillance et l'imbécillité, c'est Jean-Pierre Voyer qui dispose, et c'est en fonction de ses décrets qu'on sait désormais ce qui est honnête intellectuellement ou non. Jean-Pierre Voyer s'est affranchi des règles les plus élémentaires, après avoir beaucoup, beaucoup pensé, pensé dans son coin : il est au-dessus de l'honnêteté intellectuelle. Il est « moi d'abord, mes besoins, mes droits ». Ainsi, quand sa secte falsifie massivement les malveillants qu'il a désignés, il ricane de bon cœur ; mais quand il est falsifié de la même manière, il crie au fascisme. Ce n'est pas le fait de falsifier qui porte atteinte au monde, Seigneurs, c'est le fait de falsifier Jean-Pierre Voyer. Mais Jean-Pierre Voyer, lui, superbement affranchi, fait ce qui lui plaît. Lui d'abord a par conséquent le droit de falsifier pour ses besoins, car c'est pour notre bien ; il peut dire des choses fausses, comme « l'économie n'existe pas » car c'est pour dire quelque chose de vrai ; il peut mentir car c'est pour sauver la face. Et la face de Jean-Pierre Voyer est sacrée dans notre monde. Seigneurs, je n'ose penser que Jean-Pierre Voyer perde la face ! Quelle catastrophe irrémédiable, quel crépuscule pour notre temps !
La liberté de Jean-Pierre Voyer s'étend à ses valets. C'est pourquoi son valet d'éditeur a eu parfaitement raison de publier la correspondance Adreba Solneman - Jean-Pierre Voyer tronquée et privée de son fond. Il a eu parfaitement raison de ne publier que la première lettre d'Adreba Solneman, tripatouillée par Jean-Pierre Voyer, parce que c'était la seule chose utile pour faire mousser Jean-Pierre Voyer. Tout le reste n'aurait été qu'une sorte de propagande délirante et stupide en faveur de la vérité. Seigneurs, il y a bien longtemps que Jean-Pierre Voyer s'est affranchi de la chimère de la vérité. Il y a vingt ans maintenant que sa pensée n'a plus de vigueur, plus l'ombre de la négativité, plus de trace de ce qui émeut l'intelligence. Depuis deux décennies, Jean-Pierre Voyer est assis sur ce magot de sa jeunesse, comme un petit rentier est assis devant sa télé dans un pavillon de banlieue, et il se calfeutre, et il colmate, et il défend, et il conserve. Depuis vingt ans il est à sa jeunesse ce que son valet von Nichts est à sa vieillesse : l'exécutant médiocre et appliqué, panégyriste zélé et dévot, truqueur pour la bonne cause. Il y a bien longtemps qu'il n'est plus question pour Jean-Pierre Voyer de remettre en jeu ce magot théorique, parce que ce magot théorique, tout borné qu'il est, a maintenant la noble destination du grand but de l'humanité : la reconnaissance. C'est un bronze dans cent ans que ce petit vieillard ratatiné, bilieux, vicelard construit autour de sa propriété qu'il défend avec aigreur, inquiétude, et en perdant vite son sang-froid, comme on le voit ces jours-ci où ses hâtes vexées de satrape de salon ont chassé les profondeurs approximatives de ses remarques sentencieuses niveau café philo. Mais, Seigneurs, est-il possible autrement que le génie immaculé de notre temps passe à la postérité ? Nous savons bien que non. Toutes les fraudes, toutes les calomnies, gigantesques et ridicules de Jean-Pierre Voyer, qui sont parfois confondantes, sont nécessaires. Seigneurs, notez qu'avant vos interrogatoires, je reconnais ce point essentiel.
Jean-Pierre Voyer a parfaitement raison, dans les multiples retouches qu'il apporte à son témoignage initial de noyer l'argumentation de la réponse qui lui a été faite dans 'Preuves d'une falsification' : elle est malheureusement imparable. Dans le feu de sa colère de pseudo-prince russe (il paraîtrait qu'il est seulement chauffeur de taxi en exil et qu'il ne fait que fantasmer de se venger de ceux qui lui ont botté le cul), il a été léger dans l'argumentation, comme si souvent. Il a parfaitement raison d'essayer de se rattraper sur la calomnie, même si, Seigneurs, en imitant votre conduite, il devrait être un peu moins grossier dans ses approximations et dans ses délires. Cela va finir par se voir. Chaque calomnie trop voyante se retourne contre la crédibilité de celui qui l'émet. Les nihilistes dont je fais partie sont bien trop avisés pour faire des procès d'intention. Il ne nous comprendra jamais et il le sent plus qu'il ne le sait : c'est pourquoi il a parfaitement raison de déconseiller si fortement de nous lire et de se prémunir si fortement de devoir le faire lui-même ; il y a trop de danger que ne paraissent toutes les limites, et tout le manque de respect qui en provient, pour ce pharaonique génie de notre passé. De même on va finir par voir que la plupart des insultes qu'il nous lance n'est que la liste de ses défauts. Comment maintenir, sans ce grand danger qu'est le ridicule, en effet, que quelqu'un qui ne nous comprend pas, ne nous lit pas (mais cependant nous répond), ne nous entend pas, ne nous voit pas nous traite, par exemple, d'aveugles et de sourds ? Ou comment affirmer sans péril que nous ne savons faire que des procès d'intention, alors même que la plus grande part de sa contre-argumentation consiste, justement, à nous prêter d'imbéciles et de malveillantes intentions ? Ou encore que nous hausserions nos « besoins vulgaires à la hauteur de questions métaphysiques » : est-ce qu'on ne va pas finir par se rendre compte, justement, qu'il ignore ce qu'est la métaphysique, besoin vulgaire par excellence ? Ou encore, pour prendre un dernier exemple, parmi tant d'autres, quel déficit de crédibilité ne risque-t-il pas d'encourir, en affirmant à la va-vitegenstein que nous prétendrions savoir ce qu'est la réalité, nous pauvre petit groupuscule qui a au contraire si fortement prétendu à l'ignorance en la matière que nous en avons appelé à tous pour résoudre cette ignorance ; et Seigneurs, notez que notre génie, avec la légèreté intellectuelle à laquelle il nous a accoutumés, affirme à la va-vitegenstein que la réalité serait une chose ! Tout cela aussi va finir par se voir, je le crains, et je vous montre clairement ces craintes comme manifestation d'un repentir dont je vous suis d'avance reconnaissant de tenir compte.
Le fait est que, même en malveillants imbéciles, nous connaissons parfaitement Jean-Pierre Voyer, même si notre respect pour lui n'est pas à la hauteur de celui que Jean-Pierre Voyer a pour Jean-Pierre Voyer et que, par cette même dialectique de l'affranchissement qui le fait toujours confondre le monde avec sa propre subjectivité, Jean-Pierre Voyer se croit dû par le monde, surtout au travers de sa petite secte : nous n'avons jamais été jusqu'à ce qu'il faut bien appeler de l'adulation, mais je sais aujourd'hui, dans l'admiration que je vous dois, que pour comprendre véritablement Jean-Pierre Voyer il faut l'aduler. Comme l'exige d'ailleurs si justement ce génie immortel : il faut de la foi. C'est toujours dans la foi, bonne chez les autres, et au-delà de la bonne et de la mauvaise foi chez lui, que le théoricien raté rejoint le gourou. Seigneurs, vous qui allez m'interroger, moi qui continue de m'interroger, et le monde, qui est le véritable objet de ces interrogations, n'avons-nous pas besoin d'un tel gourou ?
Pourtant, Seigneurs, je voudrais terminer ces aveux en essayant d'infléchir votre sévérité avant vos interrogatoires. Tout méprisable, honteux, moule à gaufres qu'il était, notre groupuscule nihiliste avait eu le mérite, qui j'espère nous sera reconnu, de découvrir l'origine du profond génie de Jean-Pierre Voyer, là où il est, pour ainsi dire, à gisement ouvert. Ce génie est d'abord, surtout, et en entier, je vous l'assure et je vous en recommande la vérification pratique, dans les proportions immenses et insensées de l'orifice par lequel il défèque. Cet orifice peut absorber à peu près tout. Il remplace aujourd'hui jusqu'à la poubelle de notre groupuscule qui, évidemment, n'a pas assez d'ordures pour le combler. C'est une anomalie de la nature, c'est une hypertrophie de l'esprit, c'est quelque chose d'assez génial. Seigneurs !
(Texte de 2003.)
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