Nos défenseurs de l'infini, tous sans exception, ont fait bon marché de ce qu'ils appellent l'infini quantitatif, et qu'ils opposent à l'infini qualitatif. Ils ont donc tous fusillé l'infini quantitatif, comme si celui-ci n'était pas vraiment infini. La raison de cet abandon est purement polémique : mais si, imbéciles de téléologues, nous avions fort bien compris que l'infini quantitatif est en réalité fini comme vous le dites ; mais, idiots, ce n'est pas là qu'est le véritable infini, que vous n'avez pas compris.
Nous devons évidemment réfuter cet opportunisme, et rétablir l'infini quantitatif en tant qu'infini, c'est-à-dire à sa place dans la logique illusoire où il joue un rôle capital. Si chaque chose a une fin, comme tout le monde semble maintenant d'accord pour le dire, la fin de tout seule est évidemment la fin de toute chose particulière, comme tout le monde se refuse encore à l'admettre. Ce qui veut dire que ce n'est qu'en finissant tout qu'on finit tout ce qui n'est pas fini, que ce soit réputé fini ou non : l'espace, le temps, et autres infinis particuliers, compris. En effet, les contenus de ces concepts ne sont nullement finis aujourd'hui : il reste à vérifier pratiquement leur finitude, à les achever, à les réaliser.
La confusion conceptuelle sur l'infini quantitatif provient et participe de l'illusion sur l'infini en général, et tout comme l'infini quantitatif est indissociable de toute forme d'infini, sa réfutation est indissociable de celle de toutes les autres formes d'infini.
Chez Hegel, le concept du fini est assez différent de ce qu'il est dans le monde. « Lorsque nous disons des choses qu'elles sont finies, on entend par là qu'elles n'ont pas seulement une déterminité, [qu'elles sont] la qualité pas seulement en tant que réalité et détermination en soi, qu'elles ne sont pas seulement limitées - elles ont ainsi encore de l'être-là hors de leur limite - mais que plutôt le non-être de leur nature fait leur être. » A priori on est là avec un concept qui est vide, néant, si ce n'est qu'il est la qualité dans le mouvement de l'être-là. On est ici aux antipodes de la finitude comme mouvement, comme accomplissement. Cette acception de la finitude purement formelle, ou de la finitude qui est la réalité sans contenu, est ce qu'il nous faut appeler, en renversant Hegel, le mauvais fini.
Hegel cherche à renforcer cette vacuité conceptuelle lorsqu'il dit « l'être des choses finies en tant que telles est d'avoir comme leur en-soi le germe du Vergehen ». Ce mot allemand signifie passer (c'est la même racine que Vergangenheit, le passé) dans le sens s'écouler, mais c'est un mot très temporel, dont le dérivé « Vergänglich », également utilisé par Hegel, est l'éphémère (Vergehen a aussi la signification juridiquement et moralement négative de commettre, transgresser). D'où la proposition qui conclut le « germe du Vergehen », concernant toujours les choses finies : « l'heure de leur naissance est l'heure de leur mort ». Comme si, justement, l'intervalle entre leur naissance et leur mort était néant, comme si cet intervalle était sans contenu.
La présentation de l'importance du concept de finitude nous a permis, jusqu'à présent, de constater que l'un des principaux écueils à sa compréhension survient lorsqu'il est compris comme égal à la mort. La mort n'est que la fin de la vie, le constat de la fin de la vie pour l'autre, ou l'accident qui empêche la réalisation de la vie. Le vécu traumatique de la mort, en Occident du moins, empêche donc très souvent de comprendre la finitude comme un accomplissement et la transforme en catastrophe ; cette opinion, si puissamment ancrée, s'avère ensuite de celles qui n'entendent plus d'objections et qui fonctionnent un peu comme ces alarmes de voitures qui ne savent pas faire la différence entre un frôlement et une effraction, ni entre deux frôlements similaires en apparence mais opposés en intention.
En décrivant la finitude immédiate, Hegel continue cette allégorie hors du sujet et de son mouvement dialectique : il parle ensuite du « deuil » que la pensée « à la finitude des choses » porte en elle ; il prétend que cette finitude, à cause de cette simplicité qualitative de la négation, qui devient contradiction abstraite du rien et du Vergehen contre l'être, est une des « catégories les plus obstinées de l'intellect » ; il affirme que l'intellect persiste dans ce deuil de la finitude « en faisant du non-être la déterminité des choses, unvergänglich (qui ne passe pas) et absolue ». On commence à comprendre ici que le « deuil » n'est pas celui de la mort, comme on l'avait pensé, mais de l'absence du dépassement, et que Hegel ne se sert que de la sensibilité à la mort chez ses lecteurs pour que le mouvement de la finitude puisse être occulté. Car la finitude n'est pas un deuil pour moi ou pour X, c'est un deuil pour Hegel, pour qui le dépassement est sacré.
Le premier passage de la finitude dans l'infinitude en découle : si la Vergänglichkeit ne passe pas dans son autre, si elle est, selon le concept de la finitude tel que Hegel le développe, qualité, donc négation, qui ne passe pas dans l'affirmation, « alors elle est éternelle » : obstinément et définitivement bloquée sur l'éphémère. Cette première affirmation hégélienne du mauvais infini (le blocage du fini étant à l'infini, on passe en fait dans l'infini, mais l'infini temporel, qui est l'une des formes de son mauvais infini) présuppose l'existence de l'éternité. En réalité, rien ne passe dans l'éternité, sauf la résignation à l'insatisfaction et à la soumission.
De même que Hegel salue la finitude par le deuil, il introduit l'infinitude par une allégorie de l'alléluia : « Au nom de l'infini, sa lumière s'ouvre à l'âme et à l'esprit, qui n'y est pas seulement avec soi d'une manière abstraite, mais s'élève à soi-même, à la lumière de sa pensée, de sa généralité, de sa liberté. » On remarquera le vocabulaire protoreligieux utilisé pour appuyer cet éloge gratuit qui confirme un parti pris infondé.
L'infini, tel qu'il apparaît chez Hegel, est l'infini qualitatif. C'est dans l'infini qualitatif que se rencontre la division entre mauvais et bon infini. Après la suppression du mouvement de la qualité apparaît la quantité. La quantité s'élève, dans la logique hégélienne, à l'infini quantitatif, qui est le retour à la qualité, puisque l'infini y devient une qualité. Tout infini quantitatif en tant que tel est mauvais, mais le mauvais infini peut aussi être qualitatif. Si bien que la dialectique du mauvais infini, chez Hegel, préfigure celle de l'infini quantitatif, mais dans la qualité. Le rapport du bon au mauvais infini est donc le principe de tout infini, et c'est bien cette dialectique-là qui est essentielle pour comprendre l'infini, tel qu'il est présenté par Hegel, et non celle de l'infini quantitatif, qui en est essentiellement l'application.
Il convient ici de signaler deux choses : la première est que l'infini de Hegel dépend en vérité du fini, et non l'inverse. Mais comme l'infini est une catégorie centrale de la 'Logique', et que Hegel la glorifie, c'est l'inverse qui apparaît. On a même l'impression que le fini n'est qu'un vulgaire marchepied de l'infini, et qu'il ne s'élève pas à la grandeur du concept. La seconde est que c'est le mauvais infini (et plus tard, l'infini quantitatif) qui permet la véritable dialectique de l'infini chez Hegel. Le concept censé le dépasser, le bon infini (ou par rapport au quantum, l'infini qualitatif), n'est qu'un concept de négation de cet infini « qui n'est rien d'autre que l'ennui de la répétition », mais nullement, comme il est courant chez Hegel, une affirmation qui initierait un mouvement de négatif, puis de dépassement. C'est pourquoi Hegel ne parle presque que du mauvais infini (et de l'infini quantitatif) et pratiquement pas du bon (ni de l'infini qualitatif retrouvé).
Pour Hegel, formellement, le mauvais infini est celui qui alterne sans fin avec la fin. Cette infinitude est issue de la finitude et y retourne. Le mouvement du mauvais infini est le suivant : la finitude (F) est infinie (I) ; mais l'infinitude, puisqu'elle est contraire à la finitude, rencontre dans la finitude sa borne ; elle n'est donc plus infinie, et repasse dans la finitude. On a par conséquent une séquence infinie de F-I-F-I, etc.
Si l'on renverse ce mouvement, c'est-à-dire si l'on part de l'infinitude, le mouvement est cependant exactement le même et on aura I-F-I-F, etc. Les deux contraires restent inextricablement liés dans le passage de l'un dans l'autre.
Ce qui cependant est important ici, c'est que la finitude retourne en soi médiatisée par l'infinitude, et l'infinitude, de même, retourne en soi médiatisée par la finitude, au moyen chaque fois d'une négation de la négation. L'unité de leur mouvement est une unité « biaisée » (schief) parce qu'ils restent fondamentalement, conceptuellement, contraires l'un de l'autre. L'exemple canonique du mauvais infini est le rapport de causalité.
Le mauvais infini de Hegel est celui qui découle du fini, que nous appelons mauvais, et qui est l'opposition, mais à l'infini, du fini et de l'infini. Cet infini est mauvais chez Hegel parce qu'il est incapable de dépasser le fini. Et nous disons que ce fini est mauvais parce qu'il n'est pas conçu comme fin réelle de la totalité, qu'il n'en a donc pas fini, conceptuellement, avec ce mythe fondateur de la religion, l'infini. Le mauvais fini est celui qui se donne pour contraire l'infini, alors que le contraire du fini est le non-fini, que Guénon appelle l'indéfini. Mais le mauvais fini est d'abord prétexte à la dialectique du mauvais infini, qui n'est pas dialectique, justement, et aux représentations qui en sont issues.
Qualitativement, le mauvais fini (ou la mauvaise finitude) est ensuite celui qui s'oppose, en tant que fini particulier, au fini de la totalité, en tant que réalisation et contenu de tout et de toute chose. D'abord, le fini qualitatif n'est pas en soi et pour soi : le fini est la réalisation d'un contenu, la vérité de son contenu, il est, pour flirter avec la manière caractéristique de s'exprimer de Hegel, la déterminité du contenu. Le mouvement de révolte de 1988-1993, par exemple, a été fini lorsque son désir ne pouvait plus soutenir sa perspective. L'épuisement du désir semble en effet fermer des perspectives, dans l'histoire, et c'est une des formes qu'on peut, dans la généralité, appeler la fin d'une chose, la réalisation de son contenu. Mais si ce mouvement est fini, l'écrasante majorité de ses participants, leur pensée, leurs réalisations pratiques continuent, avec des désirs particuliers qui sont parfois d'ailleurs restés les mêmes. La fin conceptuelle d'une chose, on le voit, est assez distincte de la fin formelle, qui est la seule reconnue par Hegel.
La représentation d'une chose qui continue après sa fin, comme le corps humain par exemple après la mort, et se modifie ainsi, sans jamais rien perdre, à l'infini, est le mauvais fini en ce que la fin y est différée par son devenir autre. Or ce devenir autre, l'aliénation, transforme une chose, une pensée, en une autre, et elle n'est plus la même. La fin d'une chose particulière, sa réalisation, dépend ensuite du point d'observation. Selon qu'on est l'acteur souverain du mouvement de cette fin, ou selon que cette fin est inessentielle, la réalisation de la chose, sa fin, n'est pas la même. La mauvaise fin, dans cette nouvelle acception, n'est que celle qui est subie. C'est aussi celle qui est douée d'immédiateté pour celui qui la subit.
Ce qu'il y a de si mauvais dans le mauvais infini chez Hegel n'est pas réellement son contenu, parce que le bon infini contient aussi ce que contient le mauvais infini, c'est-à-dire le mauvais fini et son unité avec le mauvais infini. Mais ce qui est mauvais dans le mauvais infini chez Hegel, c'est qu'il échappe à la dialectique. Que l'infini puisse ne pas être un dépassement, d'une part, et qu'il ne puisse pas contenir son propre dépassement, d'autre part, voilà qui est véritablement mauvais. Pour sortir de ce dilemme, Hegel introduit des contenus indifférents en eux-mêmes, parce que parfaitement interchangeables entre fini et infini, mais qui vont lui permettre de différencier le mauvais et le bon, l'infini indépassable et son dépassement infini.
« Le fini n'est pas dépassé comme par une puissance extérieure à lui, mais c'est son infini de se dépasser soi-même » est le premier signe de la sortie du mauvais infini. Et c'est un signe parce que, jusque-là, depuis qu'il décrit l'infini, Hegel, pour montrer le mauvais infini, égalise chaque mouvement entre le fini et l'infini, c'est-à-dire qu'à chaque détermination de l'un ou de l'autre il oppose celle de l'autre, mais pas le dépassement, qui restera, sans explication ni raison, l'apanage du seul infini. En effet, si l'opposition entre fini et infini continuait ici, si l'on renversait sa phrase sur le dépassement du fini, en dépassement de l'infini, comme c'est tout à fait possible, on aurait logiquement : « L'infini n'est pas dépassé comme par une puissance extérieure à lui, mais c'est sa fin de se dépasser soi-même », et soit on resterait dans le mauvais infini qui revient dans sa fin, qui elle-même est infinie, soit on entrerait dans la téléologie moderne (qui pourtant n'aurait pas pu se prêter à une pseudo-dialectique entre mauvais fini et infini) en abolissant ici la chimère qu'est l'infini, quoiqu'il faudrait alors expliquer ce que ce parasite de l'idéalité vient faire dans le mouvement de la finitude qui est, en réalité, mouvement du contenu de la fin et mouvement de la fin du contenu.
Cette même différenciation contraire à l'égalité affirmée des deux termes - fini et infini - va marquer le véritable passage au bon infini. C'est médiatisé l'un par l'autre que fini et infini sont revenus en eux-mêmes. La différence est alors « le double sens qu'ils ont tous deux. Le fini a le double sens de n'être premièrement que le fini contre l'infini, qui lui fait face, et deuxièmement d'être le fini et l'infini qui lui fait face en même temps. L'infini aussi a le double sens d'être un de ces deux moments - et ainsi il est le mauvais infini - et d'être l'infini dans lequel ces deux-là, soi-même et son autre, ne sont que des moments. L'infini est donc présent en fait, [d'une part] comme le process, dans lequel il s'abaisse à n'être qu'une de ses déterminations, en face du fini, et par là à n'être soi-même qu'un fini, et [d'autre part] en ce qu'il dépasse cette différence de soi avec soi dans l'affirmation et qu'il est, par cette médiation, en tant qu'infini véritable ».
Il a déjà été dit ici que, du point de vue de la téléologie moderne, le mauvais fini est d'abord le fini en tant qu'il est opposé à l'infini. La dialectique que Hegel utilise pour hisser l'infini hors de leur imbrication n'est donc construite que sur un fini de circonstance, une sorte de sparring-partner pour le vrai champion a priori de Hegel, l'infini, et elle est donc déjà à rejeter en entier comme ne correspondant ni aux concepts ni à leurs mouvements. Mais même du point de vue de cette dialectique, il y a ici de nombreuses incohérences. Tout d'abord, une fois de plus, tout ce que Hegel dit de l'infini, et qui le différencie du fini, peut parfaitement se dire du fini, et devrait même se dire du fini dans la Wechselwirkung posée entre les deux. Pour preuve : le fini est donc présent en fait, d'une part comme le process, dans lequel il s'abaisse à n'être qu'une de ses déterminations, en face de l'infini, et par là à n'être soi-même qu'un infini, et d'autre part en ce qu'il dépasse cette différence de soi avec soi dans l'affirmation et qu'il est, par cette médiation, en tant que fini véritable. Une fois de plus, ce renversement aurait simplement dû être présenté par Hegel, ce qui n'aurait pas davantage validé l'ensemble de la démarche, mais aurait révélé le fini comme process, donc aurait confirmé sa médiatisation en soi, telle qu'elle était pourtant esquissée dans FIFI et IFIF. Mais d'élever à ce point le fini aurait été fort peu philosophique, au sens où l'idéaliste Hegel l'entendait : « L'idéalisme de la philosophie ne consiste en rien d'autre que de ne pas reconnaître le fini comme un étant véridique. »
On constate en effet que le fini, qui s'était pourtant élevé à la médiation, donc au mouvement du négatif du négatif, chez Hegel, a perdu cette détermination, on ne sait comment, dans la différenciation à laquelle il faut bien finir par arriver pour extraire le bon infini de la gadoue, c'est-à-dire que le fini revient au borné de son immédiateté initiale, ce qui est formellement antidialectique. Car même si le fini revient à son immédiateté de négatif simple, c'est médiatisé par le négatif du négatif qu'est l'infini tel que Hegel nous en a montré le mouvement. La seule chose que Hegel a supprimé dans sa dialectique du fini est justement son immédiateté, et son retour à soi est justement déjà médiation, donc de prétendre que le fini revient à son immédiateté est au moins une faute logique.
Le mouvement du fini, le projet de finir, la plus complexe médiation qui existe, est ici complètement occulté. Le fini n'est à nouveau contemplé que comme la mort, dans son sens tragique et pitoyable, que comme ce qui meurt en naissant, et dont le projet, le contenu, est nul et inexistant. La fin comme accomplissement, comme réalisation du contenu, comme vérité du mouvement, est ici totalement inconnue et absente. Ce mouvement du fini, qui est le mouvement du dépassement (Aufheben) même, est ici absolument privé de toute forme de dépassement en soi.
La différenciation du « double sens » se fait donc en différenciant qualitativement les contenus (pourtant jusque-là indifférents et interchangeables) du fini et de l'infini, mais de l'extérieur ; car médiation et dépassement apparaissent autant, et aussi peu, dans le fini et dans l'infini tels que Hegel les décrit. Mais comment, si fini et infini passent indéfiniment l'un dans l'autre, leur double sens pourrait-il être différent ? Ce n'est que l'arbitraire de Hegel qui en décide ainsi, au moment donné de poser leur différence, de lui donner du contenu. Et, à proprement parler, le dépassement décrit n'est pas un dépassement dialectique, mais une détermination extérieure arbitraire du fini et de l'infini avec une apparence et une rhétorique dialectiques. C'est d'ailleurs ce que Hegel, en revenant colmater sa dialectique ici déficiente, tente de dissimuler en introduisant le concept d'idéalité : « La dissolution de cette contradiction n'est pas la reconnaissance de la même justesse et de la même fausseté des deux affirmations - ceci n'est qu'une autre figure de la contradiction - mais l'idéalité des deux, comme n'étant en elle qu'en leur différence, en négation réciproque, seulement comme des moments ; (…). » Mais comme pour les pièces d'un vêtement, celui-ci ne dissimule pas la misère, mais la désigne au contraire.
Récapitulons maintenant toutes les faiblesses de la dialectique de l'infini chez Hegel. C'est d'abord et constamment une présentation a priori, où le fini est censé rester borné et immédiat, et où avant même son mouvement l'infini est magnifié ; c'est ensuite une mise à égalité spectaculaire, où le fini n'est que le faire-valoir de l'infini ; mais cette mise à égalité est ensuite tronquée et soumise à une dialectique truquée, pour sortir de la contradiction, elle-même factice, entre fini et infini : des déterminations extérieures, en contradiction flagrante avec l'égalité prétendue des deux termes, sont introduites et deviennent opérantes ; et pour conclure, Hegel est obligé d'affirmer que le pseudo-dépassement ne se fait que par l'idéalité et au nom de l'idéalisme, c'est-à-dire dans ce cas précis exactement celui critiqué par Marx, mais qui ici est une façon de justifier l'arbitraire qui doit rester dissimulé. Ce n'était pas dans le cours du mouvement que le mauvais infini devient le bon, c'est parce que Hegel en a tranché ainsi a priori. D'ailleurs, c'est une des rares figures de la dialectique où le négatif, ici l'infini, et le dépassement sont la même chose, encore l'infini. Et leur seule différence véritable est le qualificatif qui leur est apposé, un qualificatif non issu de leur mouvement, mais d'un jugement de valeur a priori : mauvais et bon. C'est donc la dialectique autant que l'infini que Hegel cherche ici à sauver, et s'il montre la dualité fini-mauvais infini dont il s'acquitte si mal, c'est explicitement pour faire de l'infinitude dialectique le programme de l'idéalisme philosophique, dont le présupposé avoué est de ne pas reconnaître l'étant du fini. Hegel, l'antéchrist par religion, ne cherche pas à comprendre le monde, c'est-à-dire son contenu, il cherche à prouver la dialectique de chaque contenu, pour prouver la dialectique comme véritable contenu de tout. Et l'on voit, avec sa façon de traiter le fini et l'infini, combien ce but n'est pas immanent aux concepts, comme le soutiennent les hégéliens, mais combien les concepts sont pliés, taillés, escamotés pour être soumis à ce but.
Nos voyéristes de différentes tendances n'en sont pas là. Surtout depuis que leur idole Voyer a validé Hegel, ils ont transformé le regard de rejet initié par Marx, et devenu stupidement unilatéral, en son contraire, tout aussi stupidement unilatéral : Hegel n'est plus critiqué. Sa parole, son raisonnement, ne sont pas examinés, mais validés en bloc, parole d'évangile, sous le contrôle de Supervoyer s'entend. Cette obéissance a-critique est aussi bien la marque des suivistes que celle de la théorie même de Voyer, et c'est pourquoi cette théorie trouve un si fertile terreau parmi les vaincus des deux, voire des trois dernières grandes vagues de révolte (si on inclut celle de 1968-1975, en regard de fossiles comme Bueno).
Lorsque nous demandons à Hate Company pourquoi le process devrait être dialectique, c'est que nous ne sommes pas en effet persuadés que la pensée soit dialectique, contrairement à Hegel et à Voyer. Mais même dans la dialectique hégélienne, l'infini apparaît comme mauvais, et devient bon (et l'infini quantitatif suit un développement analogue pour devenir qualitatif). Pas plus que le mauvais infini en soi, l'infini quantitatif n'est une affirmation de la finitude des choses auxquelles il est appliqué : ils sont seulement, tous deux, du point de vue de la dialectique infinitiste, une impasse méthodologique, un énoncé mal présenté, ce que les téléologues pensent de tout infini, bon, mauvais, quantitatif, ou qualitatif retrouvé. Mais tout comme l'infini a besoin du fini pour exister dans cette logique (et la réciproque n'est pas vraie, malgré les apparences), le bon infini a besoin du mauvais et le qualitatif du quantitatif, puisque l'infini apparaît dans le fini, le bon infini apparaît dans le mauvais, et l'infini qualitatif retrouvé apparaît dans l'infini quantitatif. (...)
Guénon, qui nous est opposé par ailleurs, dit clairement qu'il n'y a qu'un seul infini (niant énergiquement la pluralité des infinis), le « Tout universel », indéterminé, et que tout ce qui est déterminé est fini, même quand il se présente sous la forme de l'indéfini, comme les entiers positifs, le temps et l'espace. Mais nous voudrions bien savoir comment ce « Tout universel » ne rencontre pas la détermination, puisqu'il est « ce qui inclut en soi toutes les possibilités », et nous voudrions bien savoir comment toutes les possibilités ne seraient pas, en tant que toutes les possibilités, une détermination, toutes pour le tout des déterminations, voire chacune en et pour soi déterminée en elle-même, ce qui, par rapport à la validité de l'indétermination du Tout universel revient au même.
D'autre part, déjà la dénomination elle-même, « Tout universel », désigne clairement un « Tout » déterminé par un « universel ».
De plus, quel est le rapport du « Tout universel » au fini, et même à l'indéfini ? On est bien obligé de considérer qu'il est nécessairement séparé du fini, et dans ce cas, puisque le fini est réel d'après Guénon, comment un « Tout » universel ou autre pourrait-il être séparé de la réalité ou d'une de ses parties, et ceci sans que cette séparation ne lui soit une détermination ?
Enfin, si « l'Infini, ainsi entendu, est métaphysiquement et logiquement nécessaire », il est donc pour le moins déterminé par la nécessité.
Ce sont là des objections rapides et simples parce qu'elles sont marquées d'une logique qui n'est pas davantage celle des téléologues que la dialectique hégélienne. C'est tout simplement la même que celle avec laquelle Guénon pourfend fort justement tous ceux qui soutiennent des infinis particuliers, et leur pluralité. Sauf que si Guénon procède ainsi pour ces infinis particuliers, c'est pour élever, hors de portée, un infini sans réalité ni même accès, un peu comme ce towhid islamique vers lequel on ne peut lever les yeux.
La principale différence entre l'infini chez Guénon et l'infini chez Hegel semble être que le premier ne tolère dans son infini aucune détermination, alors que, pour le second, l'infini qualitatif est décrit comme suit : « Cet infini, comme être-revenu-en-soi-même, rapport de soi sur soi-même, est être, mais pas être indéterminé, abstrait, car il est posé comme niant la négation ; il est ainsi aussi être-là, par conséquent déterminité. » Et en effet, comment l'infini dialectique ne procéderait-il pas de son mouvement, qui n'est que le mouvement de ses déterminations ?
Comme pour la matière et la pensée, en tant que principes de l'être, on ne peut pas faire cohabiter deux principes : soit l'infini est une qualité de la généralité, ou de l'absolu, ou de l'indéterminé, mais à ce moment-là il est aussi une qualité du particulier, de l'éphémère et du déterminé, car s'il est dans tout, il est bien dans chaque chose, ou alors il faudrait admettre qu'il s'arrête, qu'il ait une fin à l'entrée de la détermination, qu'il soit borné par la détermination, ce qui est déjà une détermination, et il ne serait donc plus infini (et, une fois de plus, dans ce dilemme, Hegel a bien sûr choisi que l'infini était dans chaque chose et contenait chaque chose, y compris son contraire rabioté pour la circonstance, le fini) ; soit, comme nous l'affirmons, il n'y a rien qui soit infini, ni le particulier, ni le général, ni la quantité, ni la qualité. Mais comment peut-on soutenir l'infini de Guénon, qui tolère la limite de sa séparation avec le fini ? Le Hanswurst qui a ramené hâtivement Guénon étale ici la même contradiction que Hate Company lorsqu'il soutient un principe matériel de l'univers cohabitant avec le principe spirituel de la communication infinie : il soutient la dualité d'un infini hors de toute détermination et d'un infini de la déterminité même.
On pourrait aussi remarquer que Guénon s'oppose formellement mais sans le dire, ou sans le savoir, à Hegel quand il dit que le signe 'infini' « est lui-même une figure fermée, donc visiblement finie, tout aussi bien que le cercle dont certains ont voulu faire un symbole de l'éternité, tandis qu'il ne peut être qu'une figuration d'un cycle temporel, indéfini dans son propre ordre, c'est-à-dire de ce qui s'appelle proprement la perpétuité ». Hegel, en effet, arrive à la figure du cercle pour expliquer ce en quoi le bon infini se distingue de celui contenu dans la droite, qui est le mauvais infini : « L'image de la progression dans l'infini est la ligne droite aux deux limites de laquelle [il n'y a] que l'infini et qui n'est toujours que là où elle - et elle est être-là - n'est pas, et qui sort vers ce non-être-là sien, c'est-à-dire, dans l'indéterminé ; en tant que véritable infini, retourné en soi, sa véritable image devient le cercle, la ligne qui s'est atteinte, qui est fermée et entièrement présente, sans point de départ et sans fin. » (...)
(Extrait d'une intervention de l'observatoire de téléologie sur l'Internet, texte de 2000.)
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