L'humanité est l'ensemble des individus humains. L'humanité est aussi ce qui distingue cet ensemble. Jean-Pierre Voyer prétend que cette distinction est la communication. Je ne vois pas comment on pourrait le réfuter.
Finir l'humanité est donc, concrètement, la mort de tous les petits êtres humains. Contrairement à Voyer, je pense que la communication a une fin, ainsi que tout. La fin de l'humanité est soit un accident, soit le complot d'un parti (auquel je n'appartiens pas, puisque le mien ne complote pas), soit la réalisation de l'humanité entière. Quelle fin pour l'humanité, voilà une question aujourd'hui taboue. Cette question est proprement la fin et le fin de la communication. Si ce n'est pas moi qui décide de la fin de l'humanité, elle sera décidée contre moi. Donc, le projet de la Bibliothèque des Emeutes est : finir l'humanité, et selon son concept, avec tout être humain.
Très peu d'individus partagent aujourd'hui cet intérêt téléologique pour leur propre genre ; à vrai dire, je n'en connais pas. Tous, chrétiens, bouddhistes zen, communistes, libéraux, jeunes, vieux, cadres, parias, pensent et agissent selon une vision comme quoi l'humanité, les humains seraient éternels. Et tout ce qu'ils entreprennent vise à conserver, qui cette société, qui les moyens de production, qui les uvres d'art, qui leur progéniture, leur planète, leur avenir. Pour ma part, je ne veux pas mourir non plus maintenant. Je veux finir ma vie, la réaliser ; et réaliser ma vie n'est pas concevable en dehors de réaliser toutes les autres. Jusqu'au dénouement de ce drame, mon insatisfaction est fondamentale. Cette insatisfaction n'est rien que ce que d'autres appellent l'instinct de survie, ou plus exactement l'inverse : ce prétendu instinct de survie n'est rien que mon insatisfaction fondamentale. La satisfaction n'est qu'une pause, souvent un obstacle à cette satisfaction qui contient toutes les autres si elle est mon uvre : la fin de l'humanité.
Comment y parvenir ? La société actuelle est dominée par des conservateurs qu'il convient de diviser selon leur mode de communication dominant. Ce qui différencie ceux-là de ceux qui sont dominés (encore que la frontière soit pointillée en beaucoup d'endroits) est l'engagement. Ceux qui gèrent l'ensemble des êtres humains, jusque dans les grades subalternes, sont entièrement engagés dans cette gestion. Les autres sont ceux qui sont uniquement engagés de force dans cette gestion, mais ne la cautionnent pas autrement qu'en conservant leur insatisfaction fondamentale. Les ouvriers, par exemple, sont ainsi divisés entre ceux qui croient, et ceux qui ne croient pas. Les économistes ne peuvent pas comprendre cet exemple, parce qu'eux-mêmes croient. Ils ne divisent le monde qu'entre ceux qui croient comme eux et ceux qui ne croient pas comme eux, les hérétiques. Le débat actuel, depuis deux siècles, ne porte que sur la conservation de l'espèce. Le débat sur la fin de l'espèce ne sera pas « faut-il ou ne faut-il pas finir l'humanité ? », mais « comment finir l'humanité ? ». Aussi ceux qui peuvent mener ce débat ne se trouvent-ils pas parmi ceux qui veulent conserver l'espèce, parmi les satisfaits, parmi les croyants. Ils sont ceux qui, dans notre monde, portent le doute, la division, le négatif. Il faut maintenant qu'ils fondent les conditions de leur débat. Elles ne sont possibles qu'en complète opposition à tout ce qui conserve, de Saupiquet au zen, en passant par R. de Bidet .
Il faut également tenir compte de ce que mon projet est de finir l'humanité en même temps que ma propre vie. Ce n'est pas pour la génération d'après, que je refuserai donc toujours de contribuer à constituer, c'est pour moi. Il y a donc urgence. Et qu'on ne vienne pas me dire que j'ai fort peu de chances d'y parvenir ou que je passe beaucoup de temps affalé dans l'indolence : mon indolence a toujours été l'accélérateur de mon activité, et quant au peu de chances, le trop d'angoisses me permet de mesurer ses variations avec une précision remarquable. Si l'humanité dure au-delà de ma propre existence individuelle, j'aurais échoué à la réaliser, j'aurais échoué dans mon projet, voilà tout. Et le fait que les milliards d'individus passés ou présents de notre espèce auront à ce moment-là également échoué ne me console ni ne m'illusionne en rien.
L'urgence, et le mépris de toute conservation, à défaut d'un objectif conscient qui les unit, ne se rencontrent dans notre société que dans certaines passions particulières, malheureuses évidemment (malheureuses en définitive, pas dans le cours du mouvement, où elles ne sont que tragiques), et dans une seule activité collective, l'émeute. Toutes les autres formes d'activité ou d'expression ne sont que des compromis ou des collaborations plus ou moins poussées vers la conservation infinie, vers l'insatisfaction infinie, vers l'aliénation sans bornes. Mais l'émeute est loin d'être suffisante. Elle est l'étincelle, pas le feu, un petit crachin, nullement le déluge. Elle n'est que le possible début de la fin. Mais enfin, dans chacun de ces petits spermatozoïdes-là, il y a de quoi féconder un ovule. Et il est vrai que lorsqu'on dissèque un spermatozoïde, qu'est-ce que c'est laid ! Que de malformations, de petitesse, de sottise déjà en germe ! On serait pris de vertige, s'il n'y avait pas là de quoi rire ! Tant il y a d'émeutes, et tant dans l'émeute toutes ces petites imperfections peuvent se transformer en leur contraire, par une volonté venue du but, par le furieux mouvement qui tend à la révélation de son origine.
Ainsi, si l'émeute est toujours minuscule, souvent dérisoire et parfois abjecte, elle est, pour l'instant, le seul véritable point de fuite d'un projet de fin de l'humanité. Toute nouveauté dans le monde pousse son premier hurlement dans ces couveuses d'immédiateté et de spontanéité. Ce qui est fait de cette nouveauté, une rencontre, un geste, une idée, c'est à ceux qui y sont de lui donner vie, essence. Ce dépassement de l'émeute n'est pas connu. C'est bien heureux : sinon l'émeute n'aurait aucun intérêt. C'est bien dommage : sinon nous serions bien plus loin.
La Bibliothèque des Emeutes a pour objet de donner confiance en leur absurde réaction aux émeutiers. Elle consiste à dire : « Ce que vous faites a un sens pour nous qui voulons finir l'humanité. Elle est la bataille contre ceux qui veulent empêcher le débat sur cette fin, et elle contient ce débat en germe. En puissance vous êtes notre parti, voilà pour le long terme. Pour le court terme, il s'agit de dépasser l'émeute. Premièrement ne vous croyez plus seuls, il y a cent émeutes par an. Servez-vous en, elles sont à vous. Deuxièmement, voici ce que nous pensons de ces émeutes, que nous vous présentons dans le langage dans lequel l'ennemi les présente. Cette recherche et ces conclusions servent à trouver le détonateur qui ne peut être que là. Tirez les vôtres, nous ne l'avons pas encore trouvé. »
La plus grande qualité de l'urgence est la patience. Mais la patience est plus dangereuse que la témérité : c'est une toile d'araignée. Dans l'islam, l'intelligence est une qualité du cur. Je pense que le courage a aujourd'hui davantage son site dans l'intelligence que dans les couilles, comme on le pense d'Occident en Orient, de Sarajevo à Mogadiscio. Notre patience, dans la Bibliothèque des Emeutes consiste à scruter des intelligences hardies, pas des couilles en béton. C'est de théorie que manque cruellement ce monde d'émeutes.
(Extrait du bulletin n° 5 de la Bibliothèque des Emeutes, 1992.)
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