Notes


 

33. Insurrection népalaise

Si les mouvements d'insurrection moderne sont difficiles à mesurer, c'est en partie parce que leur occupation du temps échappe à nos instruments de mesure, rythmés par l'organisation de l'information. Entre le quotidien de la presse et des journaux télévisés, et le livre d'analyse pseudo-historique, qui isole un événement dans des durées passées, nous ne savons pas concevoir des événements passés et présents dont la durée s'étale sur des à-coups et des oublis.

Beaucoup de mouvements insurrectionnels de notre époque, comme celui du Népal, retrouvent une sorte de schéma commun en trois temps : une première insurrection qui installe seulement la conscience du possible, ravit et effraie d'avoir détruit à tout jamais une vision de la vie en commun qu'on avait crue éternelle, et s'arrête au moment où les dernières défenses de l'ennemi ne sont plus que du carton-pâte ou un acharnement désespéré ; une deuxième insurrection, plus tard, lorsque les deux camps se sont reformés, et qui est la bataille décisive ; et une queue de comète de longueur et d'intensité variable, où la radicalité d'un mouvement épuisé renonce à s'avouer vaincue : montée, zénith, descente.

Au Népal, la montée se situe dans l'époque précédente. C'est en avril et en mai 1979 que cet Etat carte postale, tout de même aussi grand et aussi peuplé que la Tchécoslovaquie, fait connaissance avec toute la partie du monde moderne qui n'est pas beatnik, freak, baba. Le 6 avril 1979, l'ambassade du Pakistan à Katmandou est attaquée par des « étudiants » furieux. Opposés à l'exécution de Ali Bhutto, le père de Benazir, ils s'en prennent à ceux qui les empêchent de se rendre au Pakistan. La grève à l'université de Tribhuwan débouche rapidement sur un programme de vingt-deux demandes, apparemment très éloignées du prétexte Bhutto. A partir du 23 avril, la rue devient l'enceinte du débat. Pendant un mois, jusqu'au 23 mai, le Népal va connaître sa première avalanche, si caractéristique des débuts d'insurrection, qui ne jaillit pas du séjour des neiges, mais du feu des esprits. Le 29 avril, la police tire sur une manifestation et avoue les 2 premiers morts. Le 5 mai, il y en aura entre 3 et 25. Le 9, 2 personnes sont tuées à Bharatpur, révolte et répression s'étendent aux campagnes. Enfin, le 23 mai, on compte « plusieurs » morts « après une sanglante journée d'émeute à Katmandou », où « les manifestants ont incendié deux journaux pro-gouvernementaux, endommagé les bureaux de la compagnie aérienne nationale et incendié ses dépôts de carburant ». Le lendemain, 24 mai, le roi Birendra, représentant de Dieu, annonce un référendum où les électeurs auront à choisir entre le parlementarisme et le système de représentation indirecte traditionnel des panchayats. Le 28 mai, il annule la « campagne de retour au village » par laquelle on tentait de déporter les émeutiers loin de la ville. En décembre, néanmoins, le vote des campagnes confirme d'une courte tête les panchayats ; mais la brèche est ouverte, même si la vraie dispute n'a lieu qu'un peu plus de dix ans plus tard.

L'insurrection a aussi deux petits prologues plus proches dans le temps. Ainsi, au printemps 1989, un mouvement étudiant est asphyxié par un conflit commercial avec l'Inde voisine qui débouche sur un blocus de fait du Népal, ce qui en retour fournit un prétexte très vaseux pour fermer les universités. Au début de février 1990, c'est une vague d'arrestations (559 entre le 3 et le 18) contre les partisans du multipartisme dans cet Etat où les partis politiques sont interdits. A partir du 18 février, ce sont les premières manifestations violentes, notamment à Chitwan (11 morts) et dans la capitale. Le 19, c'est le début d'une grève des commerces et des transports. Manifestations, jours de grève et répression se succèdent ainsi jusqu'au 28 mars, avec un soutien à distance de l'information occidentale, ravie d'un mouvement prodémocratique contre une royauté sur laquelle on peut aisément plaquer l'image de l'absolutisme. Pendant ces quarante jours, l'opposition démocratique, dont les deux principaux partis sont le Congrès (réplique de celui au pouvoir en Inde) et le parti communiste (stalinien orthodoxe), tient assez bien quoique pas complètement les rênes du mouvement. L'importance de cette crue sociale se lit indirectement dans l'accord signé fin mars, avec une Inde soucieuse, pour la fin du blocus qui dure depuis l'année passée.

A partir du 29 mars, les centaines de manifestants deviennent « des milliers ». On attaque des bâtiments publics, et la police tire. Ce sont maintenant des villes (comme Patan) prises par leurs habitants, barricadés, et que la police tente de reprendre. Puis, alors que le roi limoge neuf ministres opposés à la répression, le nombre de chaque manifestation passe à « des dizaines de milliers », et à chaque fois, la police tire, tue. Bhaktapur, Kirtipur, dans l'agglomération de Katmandou, semblent les terrains de bataille principaux. Enfin, après une semaine d'insurrection, le 6 avril, le gouvernement tombe, ce qui n'empêche pas près de 100 000 personnes de marcher sur le palais royal sur fond de grève générale. Affrontements, barricades, tranchées, vitrines éclatées, l'information occidentale parle de 20 à 200 morts, c'est le « vendredi sanglant ». Maintenant les envoyés spéciaux arrivent. Et maintenant, le 8 avril, le roi admet les partis politiques. Et maintenant, la fronde va se diviser ouvertement. « A Patan, ville jumelle de la capitale, “libérée” pendant des jours par des militants qui s'étaient autoproclamés “les communards de Paris”, on défile au son des tambours et des cymbales sous l'encorbellement des pagodes du palais royal. » Le 9, le couvre-feu est levé, et ce sont 300 000 à 500 000 manifestants qui fêtent la victoire. Et le 16, le roi annonce l'abolition du système des panchayats. L'opposition forme un gouvernement.

Mais l'information occidentale est contente de ce qui est atteint, et le fait bien savoir en observant au microscope les nouveaux dirigeants, le dos tourné à la rue, dont on n'observe plus que les « risques de débordement », la « menace de l'anarchie », ou celle des « extrémistes ». La rue cependant est sur sa lancée. Et c'est la journée insurrectionnelle du 23 avril dans Katmandou qui montre l'étendue du clivage : « Hier matin à Katmandou, une foule en colère s'est emparée d'un groupe d'une vingtaine d'hommes habillés en policiers. Quatre d'entre eux ont été battus à mort par les manifestants, ont indiqué des témoins. Quelque 15 000 personnes ont ensuite manifesté contre les excès de la police depuis la formation du nouveau gouvernement népalais, et le ministre de l'Intérieur ainsi que le chef de la police ont été retenus en otages pendant six heures (…). Un bâtiment administratif a été incendié par les manifestants. Par la suite, la police a ouvert le feu contre un groupe de manifestants qui tentaient d'occuper le bureau d'un haut responsable de la police. » La journée aurait fait entre 8 et 18 morts. Le couvre-feu est rétabli pour mettre fin au sac de la ville par des éléments indésirables ». L'information occidentale, qui est en train d'apprendre et d'assimiler les méthodes staliniennes, s'empresse d'accuser les monarchistes de manipuler des jeunes pour nuire à la démocratie des journalistes. Et l'écho en province ne manquera pas, puisque le 30 avril la police ouvre le feu sur une foule furieuse qui attaque la maison d'un responsable local à Pokhara, dans le centre du pays. L'information, cette fois-ci, désigne comme l'auteur de ce nouveau faux pas contre le régime qu'elle appelle de ses vœux une extrême gauche qu'elle n'avait pas jusque-là mentionnée. Il faut supposer que cette extension du mouvement n'a pas été rapportée dans toute son ampleur et sa profondeur par une information pressée de quitter des lieux devenus si incertains après y avoir apposée son image d'Epinal de bonne démocratie retrouvée. C'est donc dans la sous-information que la suite de ce débat est enterrée : la vengeance contre l'ancien régime, mais aussi la critique contre le nouveau, si manifestes dans ces journées de fin avril, sont donc escamotées.

La queue de la comète commence par les élections finalement organisées le 12 mai 1991, et qui voient de multiples affrontements entre militants des deux grands partis, Congrès et PC, mais aussi avec la police lorsque la foule veut surveiller elle-même le dépouillement. Surprise pour l'information : le PC l'emporte dans les villes, et le premier ministre, chef du Congrès, est battu dans sa propre circonscription de Katmandou, mais son parti gagne de justesse grâce aux campagnes. Le 31 juillet de la même année, le couvre-feu est instauré à Diktel, après qu'une manifestation salariale a conduit à 1 200 arrestations et que la police a tiré sur la foule (1 mort). Mais c'est surtout le 6 avril 1992, deuxième anniversaire du « vendredi sanglant », qu'une manifestation devient émeute lors d'une grève générale contre les hausses de prix imposées à la suite de recommandations du FMI. Et la police, sur l'ordre du Congrès au pouvoir, tire sur la foule, faisant entre 4 et 10 morts à Patan et à Katmandou. Le couvre-feu aussitôt instauré ne parvient pas à empêcher l'émeute de reprendre le lendemain. Mais l'information se mord déjà les doigts d'en avoir trop dit, et black-out et couvre-feu retrouvent leur vieille fraternité de défenseur du conservatisme assiégé.

C'est donc l'année suivante, 1993, qu'il faut attendre pour une nouvelle reprise du débat avorté au printemps de 1990, par couvre-feu et black-out, mais peut-être aussi par manque d'idée ou de hardiesse dans les idées. Une grève générale démarre le 25 juin 1993, et les manifestations consécutives, les 26 et 27, rappellent la fin d'avril 1990 : « Selon divers témoins, les trois jours d'affrontements à Katmandou ont provoqué plus de dommages que les manifestations massives qui avaient entraîné, en avril 1990, la chute du roi Birendra (…) » En effet, « Des jeunes gens ont attaqué des édifices publics, des boutiques et des véhicules privés, dans la capitale », ce qui n'a plus grand-chose à voir avec une démocratie de journalistes ; et bien entendu, ceci a considérablement effrayé les forces de l'ordre, si bien qu'elles ont tiré dans le tas, non sans faire, selon des estimations qu'il faut qualifier de douteuses, entre 10 et 25 morts ; et bien évidemment, c'est un jeu suffisamment excitant pour se propager, en particulier à Patan, dans l'agglomération de la capitale. D'où un couvre-feu parfaitement en phase avec un black-out. La journée d'action que lancent les syndicats le 4 juillet reste donc dans les ténèbres, mais celle du 19 juillet le sera un peu moins : il y a, en effet, 3 000 arrestations et 4 morts, à Katmandou, mais aussi à Damak et à Hetaunda. Et lors de cette dernière série d'événements consécutifs à avril 1990, on notera la grande similitude de répression du gouvernement démocratique avec celle de la monarchie absolue, dont on se demande alors en quoi elle mérite d'être davantage haïe. Là encore le mouvement se termine en queue de poisson, littéralement noyé par le débordement opportun du fleuve Bagmati, qui fait 3 000 morts, et permet au gouvernement et à l'opposition de se crêper le chignon sur un sujet où ils risquent beaucoup moins d'être submergés.


 

(Texte de 1998.)


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