Notes


 

27. Kirghizistan

Après l'émeute d'Alma-Ata, capitale du Kazakhstan, en 1986, toutes les Républiques soviétiques d'Asie centrale ont connu la révolte en 1989-1990 : émeutes à Achkhabad et à Nebit-Dag, au Turkménistan, en mai 1989 ; insurrection de la vallée de Fergana, en Ouzbékistan, en juin 1989 ; huit jours d'émeute à Novy-Uzen, dans l'ouest du Kazakhstan, également en juin 1989 ; quatre jours d'émeute au Tadjikistan, en février 1990 ; puis à nouveau en Ouzbékistan, à Parkent, deux jours d'affrontements contre les forces de l'ordre, en mars 1990. Le Kirghizistan est la dernière République à connaître des troubles, et ce sera la dernier grand mouvement insurrectionnel en Asie centrale avant la dissolution de l'URSS.

Mise en avant sur chacun de ces théâtres de révolte, la thèse interethnique y semble au moins exagérément favorisée par tous ceux qui y ont la parole. D'un conflit à l'autre, cette thèse est peaufinée, notamment par un emboîtement de mieux en mieux huilé entre les deux canaux de l'information : le gouvernement soviétique pérestroïkiste et ses organes d'information ont compris l'intérêt de minimiser toute révolte en criant à l'interethnique, ne serait-ce que parce que cela contribue à l'ethniciser réellement ; et l'information occidentale qui commence à vouloir diviser le monde non occidental en ethnies, parce qu'il y a là la perspective d'un débat infini – avec des leçons de morale toujours payées et une connaissance ethnique dont elle sera le dépositaire global –, ce qui est le contraire du débat sur la richesse que les pauvres modernes commencent à chaque émeute. La propagande pérestroïko-médiatique, ressassée avec ardeur, finit par influer sur le terrain, où les insurgés commencent à croire à la réalité ethnique de leur révolte, surtout quand ils sont rejoints par tous les racistes qui, ayant gobé qu'on se battait contre quelque sale étranger ou immigré, descendent participer à ce qu'ils pensaient être un lynchage et que leur présence transforme parfois réellement en lynchage.

Dans la ville d'Os au Kirghizistan, presque à la frontière de l'Ouzbékistan, un affrontement éclate le 4 juin 1990, pour une sombre histoire d'attribution de terres entre Kirghizes et Ouzbeks. Ce prétexte, particulièrement conservateur (comme la propriété privée, la terre, et les paysans qui la disputent), est sans doute vrai car au contraire des autres insurrections d'Asie centrale l'information n'a jamais renié ce prétexte, qu'elle a même détaillé et répété à l'envi. Dans le cas de la présentation d'un fait, surtout initial, dans cette information, la répétition n'est que rarement de la méthode Coué, mais sonne souvent comme le triomphe de la certitude, alors que dans le cas du martèlement d'une opinion, la répétition doit au contraire masquer l'incertitude, on affirme pour que cela devienne vrai, ce qui, miracle, arrive souvent ; cela dit, entre rapporter un fait et avancer une opinion, il n'y a souvent pas de différence, nos habiles journaputes le savent, ce qui est surtout apparent lorsqu'elles le nient avec véhémence.

Du peu qu'on sait des jours suivants, ce sont à la fois des attaques de postes de police pour prendre les armes, négation immédiate de l'Etat, et destruction de maisons, de magasins, voitures, attaques en règle contre la marchandise, c'est-à-dire tout ce qui distingue l'émeute moderne. Il semble cependant y avoir eu deux mouvements illégaux parallèles, mais distincts, qu'informations soviétique et occidentale ont amalgamés autant qu'elles l'ont pu. Entre Os et la frontière ouzbek, des deux côtés, les paysans prennent les armes, et affluent même d'assez loin pour combattre l'ethnie d'en face. Le gouvernement soviétique, en interdisant dès le 5 juin un match de football entre une équipe kirghize et une équipe ouzbek, en mettant en avant la revendication de région autonome ouzbek au Kirghizistan et en s'indignant de ces combats « dignes de l'époque des cavernes », selon Bakatine, ministre de l'Intérieur de l'URSS, avait largement tenté de dramatiser ce différend selon des lignes de forces ethniques, soutenu en cela par l'information occidentale qui ramène toutes les manifestations urbaines à des convois de volontaires voulant descendre, pour ainsi dire, sur le front où se battent les paysans. Mais dans les villes, Och, Ouzghen, Frounze la capitale, on attaque les Ouzbeks commerçants, la milice et l'armée, on pille les magasins, on dévalise les armureries des commissariats, on s'organise, on incendie des voitures. Enfin, alors que l'information devient de plus en plus laconique, et la progression du mouvement de moins en moins compréhensible, le silence retombe sur le Kirghizistan, après cinq jours d'affrontements et d'émeutes, après l'instauration de l'état d'urgence et du couvre-feu, y compris dans l'Ouzbékistan voisin, et après un bilan officiel de 193 morts et trois cent cinquante-six bâtiments détruits. Il est d'ailleurs caractéristique pour la collusion de l'information soviétique et de l'information occidentale que dans cette insurrection tous les chiffres ont toujours été les seuls chiffres officiels. Pas un seul bilan fourni par une source indépendante, même farfelue ou invérifiable, comme dans la plupart des affrontements, et particulièrement ceux où l'information a pris le parti d'une opposition à l'Etat en place, comme en Chine en 1989 par exemple.

L'épilogue survient au quarantième jour de la première émeute, ressuscitant ainsi le cycle du deuil musulman qui avait été si prépondérant dans la progression de la révolution en Iran. Il y a à nouveau cinq jours d'émeutes, plus embarrassants cette fois-ci parce que la cible avouée est le ministre de l'Intérieur du Kirghizistan, nommé « gouverneur du territoire » le 5 juin, au deuxième jour de la première série d'émeute. Nettement moins médiatisée, cette nouvelle série semble aussi avoir été nettement moins meurtrière. Le dernier bilan de cet embrasement dont on ignore comment il s'est éteint atteignit donc 212 morts. Et on n'en entendit plus parler.
 

(Texte de 1998.)


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