Notes


 

17. Argentine

En Argentine, la grève générale du 9 septembre 1988, où un speech de la salope syndicale en chef est interrompu, place de Mai à Buenos Aires, par quelques-uns des 30 000 manifestants qui s'en prennent d'abord aux forces de l'ordre, puis aux vitrines et à leur contenu, signale déjà que le respect pour les vieilles structures de la soumission est perdu. Et le spectacle aussi se modernise rapidement avec la victoire électorale du néopéroniste Carlos Menem, le 14 mai 1989 ; mais ce démagogue (tendance tirez-la-chasse) n'est pas pressé de remplacer son prédécesseur Alfonsin, qui ne doit lui céder la gestion des affaires que le 10 décembre, six mois plus tard.

Alfonsin, justement, panique : il forme un « gouvernement de crise » et annonce une « économie de guerre », le 23 mai. Par conséquent, le 25, trente-trois supermarchés sont pillés à travers l'Argentine, principalement dans les banlieues de pauvres à Buenos Aires, à Cordoba et à Rosario. Le Caracazado d'il y a trois mois hante encore tout le monde en Argentine, en Amérique latine et dans l'information mondiale. C'est probablement pourquoi les deux présidents de concert décident une nouvelle tactique : laisser faire les pillages, ainsi les « humaniser », en faire non une critique de l'économie, mais une sorte d'autodéfense contre la faim – Menem qualifia de « subversifs tous ceux qui volent les ordinateurs et les caisses de supermarchés », et non pas la nourriture ou la lessive, les téléviseurs et l'alcool. Mais comme cette expérience est pour le moins délicate, et qu'elle heurte tout de même nos amis les économistes du monde entier, il n'est donc fait aucune publicité de cette complicité expérimentale de l'Etat avec les gueux en train de supprimer de l'échange marchand. Ainsi, du 25 au 29 mai, fort peu d'échos de la vague de pillage ne pénètrent dans l'information. On sait seulement que le laisser-faire n'a pas été total, et que notamment à Rosario, tout n'a pas été rosario.

En effet, le 29 mai, le gouvernement annonce soudain un couvre-feu de trente jours ; comme à Caracas, la loi martiale entre en vigueur. Apparemment, après les enfants et les ménagères, ce sont des bandes qui ont pillé, et non seulement pillé, mais détruit des marchandises, parce que la marchandise cesse d'être une richesse seulement convoitée : comme elle est nécessaire, elle est aussi haïe, et une des formes les plus immédiates de la richesse négative est donc de la détruire tout autant que de la voler. D'autre part, à Rosario particulièrement, il semble que d'autres bandes armées se soient substituées à l'irrésolution des forces de l'Etat : les petits commerçants pillés juste après les supermarchés se sont groupés en autodéfense. Il y a donc eu 3 morts, et l'intervention de la police n'est tout de même pas niable puisqu'elle-même annonce 500 arrestations. Les trois journées des 29, 30 et 31 mai sont donc les trois journées où la tactique du laisser-faire est répudiée et, par conséquent, l'information revient sur le terrain. On retrouve exactement les scènes vénézuéliennes, les armes lourdes en moins. A San Miguel, par exemple, c'est une véritable bataille qui fait 5 morts. Et, le 31, le mouvement peut revendiquer trois cents commerces pillés ou détruits dans toute l'Argentine – sans compter d'innombrables maisons de particuliers – et déplorer 15 morts et 2 000 arrestations. Enfin, redevenant aussi nébuleuse que sa naissance, cette vague de pillages et d'émeutes s'évanouit, l'information cessant soudain de rapporter après son septième jour. Il faut dire qu'elle déserte alors massivement pour la place Tian'anmen : un seul front à la fois lui suffit.

Si ce mouvement a cependant été moins fondamental que celui de Caracas, c'est parce que les pauvres n'ont pas quitté leurs quartiers (des psychoses de marches de gueux furieux circulaient d'ailleurs dans le centre de Buenos Aires, où trois bombes, que l'on doit imputer en priorité au gouvernement argentin, ont sauté, dans le quartier des affaires, le 30 mai) : ni les centres de décision ni les quartiers résidentiels n'ont subi ; et la répression reste proportionnelle à cette portée moindre de l'offensive.

Et ce n'est pas par leur clairvoyance que les dirigeants se sont cette fois-ci tirés d'affaire, mais plutôt par une sorte de miracle. En effet, agitant en vain un certain nombre de spectres éculés (arrestation des chefs trotskistes faits boucs émissaires, le 1er juin, renversement de l'impuissance manifeste de l'armée en machiavélique calcul de cette institution, qui a perdu le pouvoir depuis la guerre des Malouines), ces gestionnaires se sont réfugiés dans l'irrationnel, comme le soulignait déjà 'le Monde' le mois précédent : « (...) six des trente millions d'Argentins souffriraient de dépression nerveuse. Comme le déclarait récemment à la radio l'ancien ministre de l'intérieur, M. Antonio Troccoli, "il ne nous reste plus qu'à prier" ». Et 'Libération', le 31 mai : « Des ex-voto économiques ont fait récemment leur apparition, demandant au Ciel une meilleure situation économique, de meilleurs salaires, et la fin de la crise. »

Enfin, avec plus d'à-propos mais la même naïveté, un ministre argentin confirme la trinité des acteurs de ce miracle économique, puisque le salaire minimum sort doublé de la semaine d'émeutes (ce qui évidemment est ridicule au regard de l'inflation) : « (...) ceux qui ont faim, ceux qui, solidaires, les incitent et ceux qui profitent de cette situation difficile pour accélérer le chaos social ». Il est permis de penser que la plupart des émeutiers sont une synthèse des trois.
 

(Texte de 1998.)


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