Notes


 

13. Insurrection roumaine

Chronologie orientée.
 

  1989
16-12 Pour protester contre la déportation d'un pasteur protestant, une manifestation est violemment réprimée à Timisoara ; une autre a lieu à Arad.
17-12 Nouvelle manifestation plus nombreuse à Timisoara. Attaque du bâtiment du parti et de librairies pour brûler les œuvres de Ceausescu, le dictateur stalinien local.
18-12 Le soulèvement gagne d'autres villes de province à l'ouest du pays : Oradea, Cluj, Kurtos ; combats à Timisoara.
19-12 Nouveaux affrontements à Timisoara, Arad ; meetings dans les usines de la région.
20-12 Nouveaux affrontements, état d'urgence sur la région de Timisoara.
21-12 Ceausescu, rentré d'une visite officielle en Iran, organise un meeting à Bucarest : hué, il est obligé de s'enfuir. Violents affrontements dans la capitale. Grève générale à Timisoara.
22-12 Le soulèvement de la capitale culmine dans la prise de la télévision nationale, vers midi, principal objectif de tous les arrivistes. L'état d'urgence est étendu à toute la Roumanie. Soldats et insurgés fraternisent dans les rues de Bucarest. Affrontements contre les troupes paramilitaires de Ceausescu, dont la Securitate, police politique. Formation d'un Conseil du front de salut national (CFSN), de 37 membres, dont le porte-parole est Ion Iliescu. Découverte du célèbre charnier de Timisoara (4 630 morts), dont on apprendra le mois suivant qu'il était bourré de morts non liés à la répression, et qui mystifia l'information occidentale. Arrestation du couple Ceausescu alors qu'il tente de fuir la Roumanie.
23-12 Violents affrontements à Brasov, Timisoara, Bucarest. La télévision retransmet en direct dans le monde entier des fusillades incompréhensibles et les pseudo-débats du CFSN.
24-12 Alors que les affrontements continuent dans Bucarest, Iliescu proclame la révolution victorieuse, vieille technique de récupérateur pour arrêter un mouvement.
25-12 Les affrontements continuent à Bucarest, Arad, Cluj, Sibiu, Timisoara, où l'on essaie partout de débusquer et de se venger de membres de la Securitate. Procès et exécutions clandestins du couple Ceausescu, accusés de « génocide ». La radio hongroise annonce 70 000 morts, revus à la baisse à 60 000 par le tribunal qui a jugé les Ceausescu, chiffre que les informateurs du monde entier vont reprendre joyeusement. Ordre de rendre toutes les armes avant 17 heures.
26-12 Les combats s'atténuent. Iliescu est nommé président du CFSN, et Roman premier ministre du gouvernement provisoire. La télévision roumaine diffuse le procès Ceausescu. Exécutions sommaires d'agents de la Securitate.
27-12 Les affrontements cessent. Le ministre de la Santé ne parle plus que de 766 morts (qui passeront à 1 033, officiellement, en juin 1990). Nouveau décret pour rendre les armes avant le lendemain, 17 heures.

 

Quatre observations à propos de ces événements.

Le premier saut qualitatif de cette insurrection anonyme et sauvage est tout simplement le fait que l'émeute du 16 s'est poursuivie le 17 ; et que cette si difficile extension dans le temps se soit accompagnée d'une expansion dans l'espace, dans les deux jours qui ont suivi, où elle semble avoir enhardi toute la Transylvanie. Le deuxième bond qualitatif est le passage des émeutes de Transylvanie à l'insurrection de Bucarest : avec la capitale, c'est tout l'Etat qui est menacé. Et, submergés par une récupération sans précédent, les insurgés anonymes, et dont les perspectives n'ont pas de limites, n'ont plus progressé que dans l'acte immédiatement consécutif de la chute d'un régime par la rue : la vengeance, mais qui là aussi est restée fort limitée. Le reste de la radicalité initiale a été noyé dans la bouillie d'une information criarde, fanatisée, démesurée et stipulant sans contestation possible la plate tiédeur des thèmes du soulèvement.

Pendant le cours des affrontements, on a assisté à ce fait impensable que les Etats occidentaux demandaient à l'Union soviétique de Gorbatchev d'intervenir militairement. Cela indique seulement que, pour la première fois, ces Etats étaient plutôt informés par leurs médias que par leurs services secrets ; et qu'ils surévaluaient le danger de ce soulèvement pour leur monde. Les Soviétiques, visiblement mieux au fait de l'intensité et de la portée réelle de l'insurrection, ont donc refusé d'envoyer l'Armée rouge.

Le grand spectacle roumain a également donné lieu à un concept politique qui justifie toute néocolonisation : l'ingérence humanitaire. Pour vêtir, nourrir, guérir des millions de Roumains, les pauvres du monde entier se firent ponctionner pour des collectes qu'il faut bien considérer comme une nouvelle forme de police morale, tant elles amollissent les émotions. En effet, l'élan de solidarité pour la Roumanie, s'il mesura l'immensité de l'emprise des médias, permit aussi d'évacuer dans le sentimentalisme pacifiste une force de compassion qui en d'autres temps se refoule dans une frustration silencieuse et toujours menaçante, ou s'exprime par une explosion de colère à la mesure de celle qu'on soutient. Mais les pauvres du monde ont donc seulement, par « charité », communié dans la pauvreté avec ceux, révoltés, de Roumanie, au lieu de s'en approprier la richesse du courage offensif.

Enfin, l'immensité des miroirs de l'information a aussi réfléchi la démesure des erreurs de cette profession. Celle-ci, mauvaise joueuse, finit par calomnier les récupérateurs roumains : si elle s'était trompée (sur l'étendue de l'insurrection, sur le charnier de Timisoara en particulier), ce n'est pas parce qu'elle ne se contrôle plus, mais parce que d'autres l'ont trompée. De la sorte naquit la thèse du complot. Il n'y aurait pas eu de spontanéité, tout était mis en scène par un groupe de putschistes secrets autour d'Iliescu et d'autres pérestroïkistes roumains qui avaient préparé ce soulèvement de longue date, alliés avec des parties influentes de l'armée, et sous l'égide de Moscou. Ensuite, le seul but de ces comploteurs diaboliques aura été de mystifier la gentille information dominante, qui, naïve et simple comme elle est, n'aurait jamais pensé à se méfier. Jusqu'à ce qu'on apprenne que le nombre de morts qu'on n'a pas vérifié n'est pas le bon et qu'on comprenne enfin le machiavélisme de ces staliniens mal repentis qui venaient de prendre le pouvoir. D'ailleurs, il était fort louche qu'ils se soient tous connus avant de se retrouver, comme par hasard, au bon endroit lors de la prise de la télévision le 22 décembre, sans parler du nombre incroyable de décrets qu'ils ont passés, vous ne me direz pas que ce n'était pas concerté, planifié, répété depuis belle lurette ! Et si les Soviétiques ne sont pas intervenus, eux qui ont ça dans les neurones, vous comprenez maintenant pourquoi !
 

(Texte de 1998.)


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