Le monde a changé depuis les plus anciennes traces de l'écriture, où la corruption des mœurs et la critique de la morale dominante étaient punies par des effondrements d'empire ou des cataclysmes épurateurs de dieux en colère. Depuis la chute de Rome, la dispute sur la morale a souvent été substituée aux disputes sur le monde par ceux qui veulent que le monde ne change pas, et la morale a servi et sert toujours de rempart à la beaucoup plus inquiétante question sur la fin du monde. La dispute sur la morale a donc été au centre des révolutions modernes, la révolution en France, la révolution en Russie, et la révolution en Iran. Les révolutions sont les moments historiques où se pose la question du monde, par conséquent ceux où la morale rencontre sa critique, et les contre-révolutions sont les moments où la question du monde est effacée, par conséquent ceux de la restauration de la morale. La victoire dans le débat sur la morale est même souvent la première et principale victoire de la contre-révolution. Avec les Jacobins, les bolcheviques et les pasdarans, on a vu à chaque fois les liquidateurs de l'ancien régime faire une surenchère moraliste, au nom de laquelle ils ont initié la répression de la révolution. C'est en installant une nouvelle morale, c'est en rénovant l'ancienne morale qu'on sauve la morale en entier.
1793 et 1917 ont été accompagnés et surtout suivis par des sortes de remises en cause théoriques de la morale dominante, et l'ébullition culturelle et la permissivité qui sont le cortège de ces moments de liberté relative reflètent le soulagement des gestionnaires de la contre-révolution, installant leurs valeurs rénovatrices au milieu des gueux vaincus. La débauche thermidorienne, puis le romantisme ont été les fêtes de la victoire sur 1793 ; après 1917, les premières années de la promiscuité à Moscou et à Petrograd, les Années folles et le surréalisme représentent la même remise en question d'une société qui se réjouit dans l'autocritique d'avoir échappé à sa fin. Bourgeois et bureaucrates ont ainsi commencé à installer les règles de comportement de leur caste en règles de comportement de la société. Les gueux, parce qu'ils étaient vaincus, n'ont ni critiqué ni pris part à ces retouches des règles du personnel d'encadrement. Ils ont ensuite subi ces règles, en partie destinées à pérenniser leur défaite, avec l'apathie qu'ils manifestent dans les longs intervalles entre leurs brèves colères.
La révolution de 1978 a été précédée d'une dispute sur les mœurs dominantes. 1968 (en vérité 1967-1969) a été le 1905 de 1978. Cette vague de révolte annonciatrice d'un débat sur le monde a pu être réduite essentiellement à une dispute sur les mœurs et sur le mode de vie. La morale dominante y a été si violemment prise à partie que c'est depuis cette série d'insurrections que « morale » signifie ce qui est moralement mauvais : règles bornées, répressives, anachroniques, souvent hypocrites et iniques, soumises à l'arbitraire ; et que le mot grec « éthique » a été rappelé à la rescousse pour ne plus signifier que ce qui est moralement bon.
Cette dispute sur la morale a d'abord eu pour principal objet (il serait plus juste de dire : pour cible) les insuffisances des morales contre-révolutionnaires passées, qui avaient conservé de trop importants résidus judéo-chrétiens dans leurs rénovations bourgeoise et bureaucratique. La « sexualité » a été l'épicentre de ce réformisme radical. Comme les contre-révolutions de 1793 et 1921 avaient conservé le refoulement sexuel comme principe de leur morale, il y eut, dès la défaite de la révolution en Russie, d'importantes remontrances réformistes contre l'interdit sexuel.
En 1978 dans le monde et en Iran en particulier les gueux qui ont tout attaqué, au point qu'apparaisse la question du monde, ont donc non seulement attaqué le refoulement sexuel, mais aussi le défoulement sexuel, qui, depuis dix ans qu'il avait été permis, avait été la réponse réformiste à la question de la morale posée en 1968. C'est en 1978 qu'on vit ce qu'avait été 1968 : une vague d'assauts contre le monde, prologue à une révolution et accouchement d'une mutation dans la domination de la société : les bourgeois et les bureaucrates étaient en train de laisser la place à leurs gestionnaires salariés ; un parti de l'information naissant avait commencé à faire de 1968 un spectacle du défoulement ; et ce parti fit de la révolution en Iran une révolte locale, qu'il isola dans l'espace et dans le temps. Depuis, ce parti verrouille si bien le monde que 1968 est considéré comme beaucoup plus important que 1978, et que la question centrale de la middleclass, morale, mœurs, mode de vie, est considérée comme la question centrale du monde.
La vague d'assauts gueuse qui a constitué l'épilogue de 1978, celle de 1988-1993, a fortement accéléré cette réorganisation ennemie, contrainte de se défendre sur des lignes qui n'existaient pas encore vingt ans plus tôt. Bourgeois et bureaucrates ont été supprimés (comme leur mur de Berlin qui s'est effondré au passage de l'assaut des gueux) ou sont devenus visiblement des subalternes recyclés dans la masse de leurs cadres dirigeants (un peu à la manière de ce Louis-Philippe, dernier roi de France, qui était considéré comme un prince bourgeois, c'est-à-dire un représentant de l'Ancien Régime qui se soumet au nouveau) ; l'information dominante est devenue le parti militant de la communication infinie, reléguant la prépondérance de l'économie dans la métaphysique de l'époque, c'est-à-dire dans le fantasmagorique décor quotidien et dans le surmoi de la middleclass.
Cette réorganisation de ceux qui dominent la société n'est pas essentiellement un jeu politique, mais une modification sociale de la domination. C'est d'abord une augmentation quantitative du personnel dirigeant, fortement nécessaire face à l'explosion démographique, qui est une des formes visibles de l'explosion de l'aliénation. Comme lorsque les princes avaient cédé leurs affaires à la populeuse classe des bourgeois, ceux-ci ont vu leurs affaires prises par la multitude de leurs gestionnaires, leurs comptables, les cadres de leurs polices et armées, les chefs de leurs mafias, et les officines de leur information. Cette masse importante, trop importante pour que l'un de ses membres puisse connaître et même recenser tous les autres, est prélevée dans ce qu'on appelait la petite bourgeoisie, et qu'on appelle aujourd'hui classe moyenne, ou middleclass. Marx serait bien étonné : le parti de Ledru-Rollin a fini par prendre le pouvoir.
Quand la révolte des gueux contraint la société à réorganiser sa domination, les nouveaux dirigeants changent de morale. Ils sont d'abord contraints de tenir compte de la critique des gueux contre la morale de l'ancien régime, critique qu'ils partagent souvent en partie au moins. Par rapport à l'ancienne direction de la société, qu'ils ont admirée et enviée et qu'ils chassent, ils faut qu'ils affirment leurs propres mœurs, déterminées par leur place et leurs croyances dans le monde, mais en tenant compte d'une gestion à entretenir, d'un monde à conserver, de valeurs immuables. Ensuite, pour se maintenir, ils sont obligés d'imposer leur morale au monde, de prouver que la vérité, que le bien qui les a fait arriver au pouvoir est la vérité, le bien du monde. C'est ce que voulait Kant : n'agir que sur une maxime qui va rendre possible en même temps que ce soit une loi universelle.
La philosophie allemande avait donné à la bourgeoisie et à l'Etat leur légitimité morale. Aujourd'hui le porte-parole, l'idéologue et le théoricien de la légitimité morale de la middleclass est l'information dominante, qui applique, dans la censure de toute critique, les violentes modifications morales imposées aux pauvres, avec d'autant plus de vigueur et d'arbitraire depuis leur révolte et leur défaite en Iran.
La réorganisation du contenu du bien et du mal est donc d'abord le corollaire de la réorganisation des dirigeants de la société, une sorte de miroir réfléchissant ; mais elle est aussi le but idéal donné par ces dirigeants à leur société, en partie pour empêcher le débat sur d'autres buts, en partie pour cacher qu'ils n'ont eux-mêmes pas d'autres buts que de conserver ce qui est là. Terrain mou et glissant, toujours odieux, la morale est un carrefour des valeurs du passé et de leur rénovation, toujours intimement complice de la police et de la religion sur lesquelles elle s'appuie et qu'elle nourrit en retour.
Même dans les révolutions apparaissent des règles qui définissent un bien et un mal. Mais ces règles, improvisées dans l'urgence, sont sues éphémères : le bien et le mal sont alors bien et mal par rapport au but, par rapport à la finalité explicite de ceux qui les promulguent. Une morale, au contraire, prétend déterminer un bien et un mal en et pour soi, un bien et un mal absolu, de toute éternité. Une des principales manifestations de la défaite d'une révolution consiste justement dans cette aliénation spécifique où les règles des révolutionnaires s'affranchissent de leur but, de leur finalité, et deviennent en et pour soi, absolues, de toute éternité. Il est remarquable que la récupération de la révolution dont l'épicentre est en 1978 a commencé dès la vague d'assauts qui l'annonçait, dix ans plus tôt. Et, pendant que la middleclass qui s'installait transformait l'histoire en passé, confondait ses façons de vivre avec le but de l'humanité et vendait l'avenir à crédit, la révolte qui approfondissait enfin la dispute sur les mœurs trouvait déjà en place sa récupération, et la transformation de ses propres règles relatives en morale.
L'instauration d'une morale middleclass s'est faite selon les modalités et les mœurs mêmes de ce ventre mou de la société, rythmée par les étapes de leur glissement vers le pouvoir. Depuis 1945, la construction d'une middleclass était inscrite en impératif chez les économistes et même chez les législateurs (comme on peut le voir dans la Constitution allemande, née de la table rase de 1945). Il fallait ensuite imposer que 1968, où ce milieu de la société est devenu le milieu exemplaire de la société, était une victoire : de Dubcek à Debord, la middleclass venait enfin disputer la révolte moderne à la classe ouvrière, qui se décomposait en accéléré. La victoire de 1968 est la légitimité de la génération de 1945, des idées de 1945. C'est le moment où la middleclass manifeste sa négativité, sa critique morale, qui sonne le glas de l'art – l'esthétique entre en contradiction avec l'éthique – et du mouvement communiste – la délinquance entre en contradiction avec la morale prolétarienne. La critique morale commence par le bannissement du terme « morale » et, avec lui, du rigorisme. Comme la middleclass n'est elle-même qu'un tas mouvant, sans contours plus précis que la visibilité médiatique, c'est-à-dire le rapport entre son nombril et son miroir, son cadre moral est d'abord global et imprécis, essentiellement la simple stipulation qu'elle-même, middleclass, est le bien. L'exemplarité de la middleclass n'est plus seulement une hypocrisie de gouvernants face à la pauvreté, mais elle devient le véritable centre du monde pour ceux qui gèrent le monde, le lieu tranquille et protégé où les vices et les vertus s'équilibrent enfin, où sont supprimés aussi bien les excès de la pauvreté que ceux de la richesse, où se rejoignent la tradition et la critique dans la liberté la plus hégélienne. L'information dominante est à la fois ce miroir déformé et ce nombril qu'elle déforme, cette petite entreprise et son devenir monde, son discours et sa conscience, au sens moral. Et on commence alors à assister à un renversement de l'admirable : les stars, les scientifiques, les dirigeants eux-mêmes viennent faire allégeance à la middleclass en dégradant leurs propres valeurs de pseudo-riches et en affirmant que ce qu'ils ont de plus enviable sont leurs goûts et leurs habitudes middleclass. Le « bonheur » comme but n'est plus dans l'extrême, dans le dépassement des autres, dans l'exploration de l'inconnu, dans l'histoire, mais se replie dans le médian, dans le connu, dans la conformité, dans la vie quotidienne, intensément vécue s'entend. On applaudit les vertus de la médiation comme satisfaction partielle et suffisante : être un rouage, un intermédiaire, un lien, un passeur de témoin, un miroir, un rien utile. La middleclass se veut le mariage contre nature du plaisir et de la modération.
'The Family Man', de Brett Ratner, avec Nicolas Cage (2000) : un executive man, trentenaire, président d'une grande entreprise, qui possède sa tour à Manhattan, qui roule en Ferrari et qui se dit heureux, parce que le succès capitaliste lui a donné raison, subit un sortilège et se réveille un matin dans le lit de l'étudiante qu'il avait quittée treize ans plus tôt pour aller commencer sa carrière en Europe. Il se découvre avec horreur père de famille dans une banlieue pavillonnaire, dirigeant une petite entreprise de pneumatiques, entouré d'amis grossiers et cordiaux. Le film est cette parenthèse basée sur l'idée qu'il aurait fait l'autre choix treize ans plus tôt : non une brillante carrière, dont la réussite même est finalement vide, mais une vie middleclass. Il découvre petit à petit que la vraie vie est celle qu'il n'avait pas choisie, que le vrai bonheur est d'aimer sa femme, ses enfants, ses amis, dans un travail sans ambition et sans histoires.
On peut rapprocher cette thèse hollywoodienne du film 'It's a wonderful life', de Frank Capra, avec James Stewart, un demi-siècle plus tôt (1946), où le héros, petit banquier local, au bord de la faillite, souhaite n'avoir jamais existé. Transporté par un sortilège en visiteur dans le même monde, mais où il n'aurait jamais existé, il s'aperçoit de tous les malheurs et injustices qu'a causés son absence. Happy end oblige, il se réveille heureux au milieu de sa famille, comprenant son rôle de petit régulateur social qui finalement surmontera ses difficultés par la solidarité de toute cette petite ville qu'il a su traiter avec la générosité qui manque tant aux banquiers requins. Là aussi, le vrai bonheur, une famille et des amis, est le sien, celui de la middleclass américaine, qui commençait seulement à se donner en exemple à soi-même.
L'antirigorisme initial de cette morale vient principalement de la critique de 1968, où la part révoltée de la middleclass s'est trouvée elle-même dans une illégalité rebelle contre les lois de la morale dominante. Un cadre flou est une précondition pour unifier les mécontentements parfois contradictoires qui se sont exprimés, depuis « faites l'amour pas la guerre » dans l'Amérique contre la guerre du Vietnam jusqu'au « soyez cruels » d'inspiration situationniste dans le Paris de la grève générale, et aussi pour mettre ces valeurs aux contenus approximatifs à l'abri d'une critique trop littérale, une fois au pouvoir. Mais ce relâchement définitoire des règles, sous couvert de permissivité, est surtout l'intégration de la corruption de la middleclass dans la morale qu'elle échafaude en réformant l'ancienne morale. La vérité n'est plus regardée comme intangible, la parole n'engage plus, être malin, c'est-à-dire maquiller des tricheries en plaisanteries, devient une vertu. Avec une morale souple on peut aussi bien punir lourdement de petits délits qu'en tolérer de plus gros. C'est un signe de décadence d'un régime que de transférer l'arbitraire de ses lois vers l'arbitraire de ceux qui les appliquent.
La morale de la middleclass est donc d'abord une tentative de réforme de la morale déiste bourgeoise et bureaucrate, dont les diktats paraissent désormais absurdes à un monde travaillé par une aliénation en croissance exponentielle. Il s'agit maintenant de sauver la division du monde en bien et en mal, de toute éternité, en l'adaptant aux contradictions et dérèglements que le monde révèle dans le cours de son mouvement. Il ne s'agit pas de rompre radicalement avec la morale passée, mais seulement avec son intolérance visible, avec ce que ses règles ont d'intenable. Après 1968, la middleclass impose donc la tolérance. Cette tolérance révèle rapidement sa limite : l'intolérance de l'intolérance ; pas de liberté pour les ennemis de la liberté. C'est-à-dire que lorsque la middleclass rencontre des ennemis de ses principes, elle peut les combattre selon d'autres principes que ceux qu'elle affirme, si elle en décide ainsi, et même selon le principe d'intolérance affiché par ces ennemis. Car l'intolérance qu'il ne faut pas tolérer, et qui serait une ennemie de la liberté, ne dépend que du diagnostic sans appel de l'information dominante, c'est-à-dire ne dépend que de l'arbitraire de ses exécutants. La tolérance et la liberté ne sont que celles permises dans un cadre flou, contrôlé par des exécutants arbitraires, qui sont à la fois juge, partie, procureur, avocat et jurés.
A partir de la révolution en Iran a commencé une réaction contre la permissivité. La révolution en Iran elle-même contenait la critique de cette permissivité, d'une part par les gueux, comme critique de l'hypocrisie dominante des valets gestionnaires, d'autre part chez les gestionnaires, comme brèche redoutable pour la question du monde. Hors d'Iran, si la critique de la permissivité comme hypocrisie n'a pas trouvé de terrain d'expression chez les gueux, la critique des faiblesses du système de défense moral issu de 1968 a suscité des réactions chez les gestionnaires. Un réarmement moral, basé sur les valeurs honnies depuis 1968, s'est affiché comme un réajustement nécessaire de la middleclass face à la révolte : le PRI en Iran, les sandinistes en Amérique centrale, le catholicisme polonais, les militaires turcs, Thatcher et Reagan, se sont alors rapprochés des immobilismes de la morale des bureaucrates en Union soviétique et en Chine. Ce mouvement de balancier a surtout ouvert la possibilité de rajouter de nouvelles règles, précises et restrictives, au cadre tolérant jusqu'à l'intolérance que la middleclass avait commencé de se donner depuis dix ans. En effet, devant le danger de la révolution, l'instance réellement légiférante en la matière, l'information dominante, venait d'avaliser la réintégration de valeurs plus traditionnelles dans la morale middleclass. Dans ce réajustement, on vit pour la première fois que l'assemblée qui promulgue et débat les lois est l'information dominante ; les représentations du peuple souverain que sont censées être les assemblées et congrès de députés ne sont plus que des chambres d'enregistrement.
On a coutume de dire qu'il n'y a pas de morale dans l'histoire. La morale est en effet une limite de l'histoire, un arrêt dans la vérification pratique du possible. Si les moments historiques échappent aux lois, l'instauration d'une morale n'est historique qu'en tant qu'elle charpente une suspension de l'histoire. Puisque l'histoire se manifeste particulièrement dans le moment de la nouveauté, dans le moment où le monde change qu'on appelle une révolution, la morale est la distance mise entre la contre-révolution victorieuse et la résignation à l'insatisfaction des vaincus, une des formes particulières de l'aliénation de la communication.
La pose d'absolu et d'éternité que se donne la morale est doublement fausse. D'abord, la morale elle-même tente de suivre dans son corset rigide les souples déhanchements de la corruption, et s'adapte par touches successives qui dénoncent son impermanence. Ensuite, pendant les époques où elle est suspendue, l'histoire n'est souvent chassée que de l'apparence, mais au fond, elle continue de jouer. La morale est un médiateur entre les gestionnaires qui s'en servent comme paravent, bouclier, étendard et maquillage, et les pauvres, dont elle contribue à absorber les affectivités dangereuses pendant qu'ils courbent la tête. Elle dissimule les gestionnaires en les rassemblant autour de leurs propres comportements érigés en panacée et elle excuse les pauvres en les divisant face à leur misère transposée en mode de vie, en comportements individuels.
L'humanitaire est une notion fondatrice de la middleclass. Le mot lui-même, qui ne date que du XIXe siècle, est un aggloméré entre humanité et humanisme. L'humanitaire en tant que notion morale est une valeur collective de la société, que personne n'est encore légalement contraint d'adopter, malgré des efforts de plus en plus grands dans ce sens par les militants de l'humanitaire. C'est un principe de gouvernement, auquel l'adhésion est présupposée (aucune critique de l'humanitaire en tant que tel ne s'est faite entendre), mais pour lequel l'engagement est facultatif. Cette forme idéalisée de l'impossible don gratuit et de la solidarité dans l'émotion et non dans l'intérêt est une application de la charité judéo-chrétienne augmentée du désintéressement kantien. Ce principe moral a été le premier véritable cri de ralliement propre à la middleclass. La suite des actes qui l'a révélé comme fondement moral de notre société a été en même temps la guerre d'émancipation de la middleclass : émancipation par rapport à l'Etat, émancipation par rapport au profit, et commencement de réécriture de l'histoire de l'humanité comme histoire de l'humanitaire.
L'humanitaire n'est perçu que comme une aide contre la maladie et la mort. Il s'agit d'intervenir dans une région, dans un milieu, dans un conflit, pour y apporter nourriture et éventuellement médicaments. Il s'agit d'empêcher de mourir, quelles que soient les raisons de la menace de mort. C'est d'abord une affirmation que la survie d'un être humain prime toute autre considération, comme le contenu et l'intérêt de sa vie par exemple ; c'est ensuite une perception de la vie uniquement utilitariste : le besoin, la nécessité, sont les facteurs déterminants, et non les conséquences de facteurs déterminants. Enfin, l'humanitaire, puisqu'il prétend traiter l'essentiel et l'urgence absolue, revendique en permanence des droits et des pouvoirs d'exception : toute considération qui ne lui est pas subordonnée devient suspecte d'aller à l'encontre du bien qu'il représente, en premier lieu du bien de préserver la survie.
Pour donner de l'autorité à l'humanitaire, son passé est rallongé. Aujourd'hui, les historiens de la middleclass font remonter l'humanitaire jusqu'à Florence Nightingale et Henri Dunant, jusqu'à cette obscure guerre de Crimée, où des héros de la petite bourgeoisie pas encore middleclass réagirent contre l'horreur devenue visible de leur progéniture mutilée et massacrée dans les guerres d'Etat, en fondant la Croix-Rouge. Il est vrai que c'est bien dans la classe moyenne que le refus de la souffrance triomphe en tant que principe éthique.
Le véritable début de l'humanitaire est généralement daté de l'époque de 1968, cent ans après la guerre de Crimée, lors de la guerre du Biafra (1967-1970). Non que cette guerre fut pire que plusieurs autres qui ont eu lieu juste avant ou juste après, mais c'était la première qui a été télévisée. Cent cinquante ans après 'les Horreurs de la guerre' peintes par Goya, l'image de l'horreur devient l'horreur. Face à cette médiation, que les belligérants ont tout de suite essayé d'utiliser à des fins stratégiques, ce qui dans les situations similaires depuis est une constante, est née l'exploitation morale de ce type de médiation, l'humanitaire.
Depuis le Biafra, l'humanitaire sert à modifier le discours sur les conflits dans le monde et à fausser voire à interdire leur compréhension : la vedette n'est plus le champ de bataille, mais la souffrance exposée, et la souffrance exposée transcende par a priori tout autre enjeu. Il y aurait même de l'« indécence » à analyser un conflit, une guerre, une révolte dans laquelle on peut montrer la souffrance des victimes. Les conflits, d'ailleurs, sont en concurrence dans l'information avec les catastrophes naturelles parce que, comme c'est l'information de l'humanitaire et l'humanitaire de l'information qui commencent à désigner ce qui est important dans le monde, la souffrance des « catastrophes naturelles » lui est plus facile d'accès, parce qu'elle ne lui est pas fermée par des belligérants ou des Etats prévenus contre son parti pris, comme c'est le cas dans les guerres d'Etat et les révoltes.
Les ONG ont commencé à entrer dans l'époque lorsque « Médecins sans frontières » et Kouchner ont désigné le véritable terrain de bataille de la middleclass et de sa rénovation morale. Il s'agissait de dire l'horreur à la télévision. Il s'agissait de transformer la guerre de sécession du Biafra en un spectacle de l'émotion, quitte à en oublier les raisons, les étapes, les intérêts en jeu. Il s'agissait de déplacer la guerre du Biafra en un conflit ouvert entre l'Etat, indifférent, et l'information, vertueusement indignée par l'horreur qu'elle montrait. Le parti de l'information a commencé, à partir de ce moment-là, à décider de ce qui aurait de la publicité ou non, même contre l'avis de l'Etat.
C'est au moment de la révolution en Iran que l'humanitaire quitte véritablement l'isolement des petits groupuscules médiatico-secouristes nés pendant le spectacle du Biafra. L'information dominante commence à sélectionner et à hiérarchiser les conflits dans le monde selon le principe qu'un conflit est important lorsqu'elle y va ; et il est capital lorsque les organisations humanitaires y vont et l'y appellent. Ainsi, la guerre entre l'Iran et l'Irak (1980-1988), coupe-feu de la révolution en Iran, a été minimisée de manière exemplaire. A la même époque, en 1979, l'opération surexposée « Un bateau pour le Vietnam » a réalisé la conversion en bloc de la profession dite des « intellectuels » à l'humanitaire. Sartre, Aron, Kouchner, Glucksmann, Todd, Geismar, Bernard-Henri Lévy y ont communié solennellement leur sortie de la vieille idéologie de gauche, pour la plupart, et de la vieille idéologie de droite. Depuis, pour devenir « intellectuel » salarié, un boat-people de la pensée gestionnaire, il faut prouver son allégeance à l'humanitaire.
La famine en Ethiopie (1982-1985) a vu s'affermir l'autonomisation politique de l'humanitaire, lors de la dispute interne avec l'humanitarisme de gauche, qui était plus de gauche qu'humanitariste parce qu'il voulait encore subordonner l'aide aux affamés à l'accord du gouvernement marxiste éthiopien. Le refus de la majorité des humanitaires engagés en Ethiopie a confirmé la fin de la gauche comme tenant de la bonne pensée dans le monde. L'autre grand progrès de l'humanitaire en Ethiopie a été l'enrôlement, après les « intellectuels », des vedettes du spectacle, qui a culminé dans un concert médiatique simultané entre Londres et Philadelphie en juillet 1985 au profit des affamés de l'Ethiopie, retransmis dans le monde entier, et davantage dédié à promouvoir les valeurs de l'humanitaire qu'à combattre effectivement quelque famine où que ce soit. Depuis, l'humanitaire est l'une des obligations sociales des vedettes du spectacle. De nombreuses stars ont leur fondation et s'occupent de toutes sortes de malheurs, versant là un tribut quasi obligatoire en argent et en temps. Ces rapprochements grotesques et honteux des icônes et des catastrophes, généralement mis en scène comme désintéressements pudiques, servent d'exemples grossiers à la soumission enthousiaste et à la solidarité policée.
Depuis que le soutien à l'humanitaire est une obligation tacite pour toutes les célébrités de la planète, les ONG ont pullulé. Les ONG sont des organisations créées hors de l'organisation de classe que la fausse confrontation bourgeoisie-prolétariat avait imposée depuis 1917 : Etats, partis politiques, syndicats. Les ONG sont la réponse de la middleclass au désinvestissement accéléré de l'encadrement et de l'engagement politiques. L'idéalisme mou et l'activisme infini y flirtent au contact de la misère. Ce scoutisme postadolescent, ce loisir pour cadres culpabilisés, ce militantisme prosélyte et puritain est aussi la prise en main par la middleclass de la plupart des prérogatives morales ayant appartenu à l'Etat. Dans l'Islam, après la révolution en Iran, de multiples « fondations de déshérités » ont joué un rôle comparable aux ONG, mais sous la tutelle de la religion officielle.
Les ONG, si critiques de l'Etat, ne sont pas du tout critiques du monde marchand, dont elles ne regrettent que quelques excès, en soupirant. Elles-mêmes sont organisées comme des petites entreprises (comme on ne dit plus « petite bourgeoisie » mais middleclass, on ne dit plus « boutique » mais PME). Mais comme elles ne vendent rien et que leur finalité n'est pas le profit, l'argent y joue seulement le rôle de préalable indispensable, d'élément de barbotage et de quantification de la honte publique. Sans revenus venant de son activité, et ne pouvant se prévaloir des aides des Etats, l'humanitaire pratique une mendicité permanente et à grande échelle. Parce que les résultats de cette mendicité dépendent de l'émotion, irrationnelle par définition, le financement des ONG risque toujours de sombrer dans une véritable précarité. De ce fait, le choix des conflits qu'elle colonise dépend aussi souvent de leur rentabilité en terme d'émotion sonnante et trébuchante. Conflits et catastrophes, mise en spectacle de la souffrance, sont nécessaires à l'existence même de l'humanitaire.
Essentiellement basé sur la crédulité publique, sur la mauvaise conscience de la middleclass coupée des catastrophes et des massacres par leur spectacle même, le financement de l'humanitaire est une sorte d'impôt volontaire. L'humanitaire assume un rôle de renforcement moral, d'enseignement éthique, de gestion de l'émotion publique, que l'Etat ne peut plus assumer, et que la middleclass occidentale est appelée à payer. Une définition de la middleclass serait : l'ensemble des pauvres modernes, vedettes comprises, susceptibles de cotiser dans l'humanitaire.
Quoique basé sur un désintéressement kantien, l'humanitaire n'est pas gratuit. C'est une force qui intervient au nom de ses valeurs et qui ne tolère pas le désaccord avec ses valeurs. On a, à juste titre, montré combien l'humanitaire est un remake du missionnarisme : l'imposition de valeurs morales en échange de nourriture et de médicaments est une tentative presque ingénue de colonisation middleclass du monde, davantage destinée à servir d'exemple et d'édification pour les pauvres des pays d'origine des ONG que pour les pauvres des régions envahies.
C'est aussi le fait de devenir une force organisée, indépendante, entre l'Etat et les organisations marchandes que sont les entreprises à but lucratif, que la middleclass achète dans sa cotisation à l'humanitaire. De même, l'information dominante, en jouant la caisse de résonance de l'humanitaire, participe et affirme cette émancipation comme sa propre émancipation. Si l'information dominante a été le terrain indispensable de l'humanitaire, l'humanitaire a non seulement révélé sa véritable « éthique » à l'information dominante, mais a aussi été le meilleur outil de son autonomisation.
Pendant la vague de révoltes de 1988-1993, l'humanitaire a tenté d'investir plusieurs champs de bataille. Le sens de ces interventions a d'abord été de donner une priorité morale à des disputes historiques, c'est-à-dire à nier leur historicité. Il s'agissait ensuite de représenter le malheur de la contradiction, c'est-à-dire le contraire de ses perspectives, de montrer des victimes pour occulter les pauvres qui refusaient d'être des victimes, et de canaliser la solidarité entre middleclass passive et victimes pour devancer toute autre forme de solidarité non encadrée, qui aurait nécessairement pris la middleclass comme cible ; il s'agissait de communier par la pauvreté qui apparaît dans la résignation et non pas par la richesse qui apparaît dans la révolte. Pour les gueux révoltés, les ONG ont toujours agi comme des parasites, aussi bien dans le sens « commensal attaché à la table d'un riche, et qui devait le divertir » que dans celui d'« organisme animal ou végétal qui vit au dépens d'un autre, lui apportant préjudice, mais sans le détruire » ou encore de « perturbations dans la réception des signaux radio-électriques », c'est-à-dire bruit qui empêche la parole.
En Roumanie, pendant l'insurrection de décembre 1989, l'humanitaire a aussitôt tenté, par des collectes, de créer une distance insurmontable entre donneurs et receveurs supposés, entre pauvres du vieux monde et insurgés de Roumanie. Cette charité, présentée tapageusement comme le contraire de la passivité dont elle est la garantie, met dans l'inégalité les deux partis de la transaction, les spectateurs qui paient pour se mentir sur leur impuissance et les acteurs freinés par une compassion abjecte. Dans cette révolte, l'humanitaire a aussi participé d'une mystification à grande échelle des médias occidentaux, qui ont trompé leur public sur l'envergure et surtout sur le contenu de cette révolte. Là, la surenchère entre information dominante et humanitaire a montré qu'ils fonctionnent en tandem, chacun relançant l'émotion envoyée par l'autre.
Mais en Roumanie les militants de l'humanitaire entendaient pousser un avantage aussi brillamment acquis : c'est là qu'est apparu le concept politique d'« ingérence humanitaire ». L'ingérence humanitaire est le fait que les humanitarés, lorsqu'ils sont convaincus de la nécessité d'une intervention dans un endroit du monde, doivent être soutenus par la communauté des Etats. Cette « ingérence » esquisse là une inversion importante de l'autorité : les Etats sont désormais à la remorque, doivent accourir lorsque leur chien moraliste les aboie. Dans l'ingérence humanitaire, on appelle des Etats à violer le droit des Etats au nom de la morale. C'est la morale qui doit déterminer les rapports entre les Etats. Mais cette morale n'est pas exigée par les mandants de ces Etats, c'est-à-dire par les particuliers, qui ne sont pas consultés, mais par l'information dominante, c'est-à-dire occidentale, c'est-à-dire par la middleclass dont cette information est le territoire, le porte-parole et la conscience morale. L'ingérence humanitaire signifie qu'un principe moral, non discutable, doit transcender la politique des Etats, et il signifie que c'est l'information dominante, en tandem avec les militants humanitaires, qui doit maintenant déterminer le moment et le lieu de l'intervention ; l'Etat est alors réduit à une ratification, avec un droit de veto, très difficile à soutenir. En ce sens, l'ingérence humanitaire, qui n'est encore nulle part parvenue au « droit d'ingérence humanitaire » (compte tenu de la réticence des Etats face à une exception qui met en cause ses prérogatives), est une sorte de putsch légal de la nouvelle morale contre le vieil Etat.
La guerre en Irak, dite guerre du Golfe, a été en partie une conséquence et une réaction victorieuse des Etats contre le jeune parti de l'information dominante, en formation, et contre son aile humanitaire. Pendant cette guerre, en effet, l'humanitaire ne parut pas, et l'information était redevenue une officine de propagande des Etats. La vraie guerre en Irak, qui eut lieu aussitôt après la guerre d'opérette que les Etats du monde entier ont menée contre l'Etat irakien, qui fut aussi beaucoup plus meurtrière (entre vingt et sept cent cinquante fois plus de tués pendant le mois de mars 1991 en Irak que pendant le mois de décembre 1989 en Roumanie), fut l'insurrection qui suivit la déroute de l'armée irakienne. Là encore, l'humanitaire et l'information dominante furent interdits d'accès et ne le vécurent pas comme un drame. Information occidentale et humanitaire reprirent la une au moment de la défaite de l'insurrection, en envahissant le Kurdistan irakien avec le soutien intéressé des guérillas étatistes kurdes. L'exode kurde, qui n'avait d'autre raison que de satisfaire un besoin médiatique, permit d'occulter complètement l'insurrection : l'indignité des pauvres du Kurdistan, attirés dans les camps humanitaires où ils crevaient comme des mouches, valida la séparation entre les Kurdes et les autres pauvres d'Irak, fit croire que les révoltés n'étaient que des guérilleros comme les guérilleros kurdes, effaça le reste de l'Irak pour les « donateurs » du monde entier dans un monde qui n'était plus que divisé, dans ce spectacle de la misère, entre victimes et donateurs. Au Kurdistan, pour la première fois, l'humanitaire pouvait mériter d'être critiqué selon ses propres critères : l'exode massif imposé aux Kurdes coûta plus de vies que s'ils n'avaient pas bougé. C'est donc que les buts de l'humanitaire n'étaient plus essentiellement ceux qu'il préconise. Le but, en effet, était de reconquérir les donateurs de la middleclass du vieux monde ; pour y parvenir, il fallait un spectacle, de la misère et de la souffrance ; celui du Kurdistan fut monté de toutes pièces pour prouver que l'humanitaire était redevenu nécessaire et incontournable.
Les organisations humanitaires sont restées étonnamment stoïques et silencieuses devant les conséquences meurtrières de l'embargo des Etats occidentaux contre l'Irak. Alors que le devoir d'ingérence avait été solennellement trompeté pour le Kurdistan, où seuls les carriéristes humanitaires, ceux de l'information dominante et de l'encadrement kurde trouvèrent leur compte, aucune mesure énergique ne fut jamais à l'ordre du jour de la morale middleclass contre le massacre des derniers insurgés dans les Marais du sud de l'Irak et contre l'embargo infligé à la population civile irakienne ; et, depuis, la middleclass du monde entier feint d'ignorer ou ignore réellement que la plus grande révolte des vingt dernières années a eu lieu là où elle a évité d'aller donner ses leçons de morale.
En Somalie (1994), l'humanitaire a montré qu'il n'était plus seulement une infirmière dévouée et un peu exhibitionniste. Arrivé sur ce terrain sans Etat avant la famine et avant l'armée occidentale, il s'y comporta en puissance politique et financière. Ses offres d'aide furent clairement accompagnées de contreparties morales et politiques. Les ONG ont soutenu et alimenté les guerres de clan ; attaquées, pillées, et rackettées par des bandits qui voulaient aussi procéder à la distribution des biens qu'elles avaient collectés, mais plus vite et selon leurs préférences, elles leur disputèrent farouchement cette distribution, pour imposer leurs propres priorités. L'humanitaire devient un package : vivres et médicaments, plus morale plus démocratie à l'occidentale. « Leurs économistes de base préconisaient même d'échanger la nourriture contre du travail, à but purement éducatif, ou de fixer un prix qui casse celui du marché noir des pilleurs, qui avaient commis le crime capital contre l'économie : supprimer le premier échange » (Bibliothèque des Emeutes, bulletin n° 7).
Lorsqu'une armée américano-onusienne suivit enfin leur injonction d'ingérence humanitaire, elles ont rapidement déchanté : les militaires ne connaissaient pas la situation en Somalie et, incapables de désarmer les Somaliens, cette troupe de la bonne conscience mondiale fut battue et contrainte de rembarquer ses prétentions et ses espoirs. Les humanitaires ont donc également perdu la bataille, moins parce que l'armée occidentale ne remplit pas les objectifs que les humanitaires lui avaient fixés que parce que l'information occidentale ne put rester dans un pays où la police avait été chassée, et où sa propre sécurité était devenue trop précaire pour déformer davantage ce qui s'y passait. Et sans information, pas de cotisations, de collectes, de dons : les ONG furent donc à leur tour contraintes d'abandonner la Somalie.
Partout où le violent parti de l'humanitaire intervient, il crée la précarité et la dépendance : les pauvres vont vers sa gratuité et le phénomène mondial que constitue sa présence ; partout, les pauvres sont attirés par ses distributions de marchandises, qui suppriment le travail, par la présence de l'information dominante, qui est l'œil de la gloire. L'humanitaire crée des villes de camps, entières, où il est ensuite difficile de survivre, et d'où il est encore plus difficile de partir. Ce sont des leurres pour émouvoir le gogo occidental au moyen de la manipulation d'autres gogos, attirés, retenus et restant fortement dépendants de cette « aide », qui se paie souvent par la mort, et qui se marchande toujours en soumission à ces nouveaux maîtres, gras et impersonnels, dont les intérêts sont ailleurs.
L'ingérence humanitaire est devenue la règle de l'humanitaire. Comme l'intervention est toujours violente, parachutée sans nécessité d'accord avec ceux entre lesquels elle s'interpose, elle est toujours perçue avec hostilité, comme une agression. C'est pourquoi l'humanitaire a maintenant besoin de l'armée pour s'installer. Depuis la Yougoslavie, où il a exigé l'intervention militaire avant d'oser aller lui-même middleclasser les foules, il prend clairement parti dans les conflits, donnant raison à l'un des camps contre l'autre. Au Kosovo, on a vu l'intervention appelée par les organisations et les vedettes humanitaires précéder et causer la « catastrophe humanitaire » annoncée et prédite par ces pompiers incendiaires. L'humanitaire est devenu ainsi une force d'agression militaire, avec une morale comme justification et comme fin.
Dans la société de la liberté d'expression, de nombreuses lois interdisent d'exprimer des opinions. Il est interdit d'appeler au crime et d'appeler à l'émeute ; le secret médical et le secret défense sont protégés par la loi ; en France, un livre sur les moyens de se suicider a été censuré et il existait une loi qui interdisait de faire connaître la loi sur l'objection de conscience quoique nul ne soit censé ignorer la loi. Pourtant, avec les lois contre le négationnisme, dont de nombreux Etats se sont dotés depuis 1987, la censure va plus loin parce qu'elle interdit explicitement l'expression publique d'une opinion sur un événement qui s'est produit dans le passé, ou plus exactement de mettre en doute une opinion sur cet événement passé de l'histoire, le massacre de juifs entre 1941 et 1945, perpétré dans les camps de concentration nationaux-socialistes. Cet interdit extraordinaire est sans doute le meilleur révélateur de la façon dont la middleclass conserve la morale en la réformant.
On devient juif de deux façons : soit en se convertissant à la religion juive, soit par génération. Les juifs et les nationaux-socialistes d'ailleurs n'avaient pas les mêmes critères pour déterminer ce qu'est un juif par génération. Pour les juifs eux-mêmes, la judaïté ne se transmet que par la mère ; pour les nationaux-socialistes étaient juifs les enfants dont les deux parents étaient juifs, mais ils avaient inventé des demi-juifs (un parent juif) et des quarts de juif (un grand-parent juif). Pour les autres religions, l'identité religieuse est généralement doublée d'une identité par le sang ; pour les juifs, l'identité héréditaire porte le même nom que l'identité religieuse.
Juif est une identité fondamentalement méprisable parce qu'elle est fondée sur deux critères d'identification parmi les plus conservateurs possibles, la religion et le lien du sang (qui est plutôt d'ailleurs lien du sperme). Disons que « juif » est aussi méprisable que « catholique français », « musulman azéri » ou « bouddhiste tibétain ».
Essentiellement à travers leur religion, les juifs ont maintenu cette identité depuis qu'ils ont été contraints à l'exode. Dans le monde des monothéismes chrétien et musulman, le terme juif a longtemps été synonyme de mal. Les violences commises contre les juifs en tant que tels, entre l'affaire Dreyfus et la fin du régime national-socialiste en Allemagne où elles étaient parvenues à un paroxysme, ont initié un renversement de ce positionnement moral du terme juif dans la pensée occidentale. Aujourd'hui, il serait exagéré de dire que « juif » sonne comme le bien, mais d'être opposé à « juif » est perçu comme le mal. Ceci se vérifie dans l'usage de l'appellation elle-même : les juifs aujourd'hui se disent volontiers juifs, mais il est considéré comme une infamie d'appeler juif quelqu'un qui se dit juif, ou de parler du juif Untel. On ne peut, aujourd'hui, évoquer cette identité qu'en termes positifs ; même la neutralité peut paraître suspecte. Parler des juifs ou de la mutation de l'image des juifs dans le dernier demi-siècle, sans utiliser exclusivement les dogmes dominants à ce sujet, est équivalent à une course à travers un champ de mines. Le fait même d'en parler comme si c'était une problématique seulement secondaire s'est vu condamner par la loi. De la sorte, ceux qui n'approuvent pas directement l'opinion dominante se taisent en public.
Depuis qu'il est interdit de considérer que « juif » est mal, dans la pensée occidentale, cette identité s'est vu offrir un Etat, l'Etat d'Israël. L'Etat d'Israël est devenu le laboratoire du despotisme de la pensée occidentale, la caricature de l'Etat de Hegel. La monstrueuse alliance entre une religion antique et un Etat moderne se fait à travers la bureaucratie et la chicane, comme en Iran. Cet Etat jouit de deux privilèges qui le font ressembler à un fou du roi, mais sans aucun humour ni esprit particulier. Le premier est que chaque fois qu'il veut dire quelque chose, tout le monde doit se taire pour l'écouter. Voilà ainsi vingt ans que chaque chuchotement de paix qu'il y a entre Israël et les Etats voisins, ou simplement en Israël même, fait la une de l'information, alors que la dernière guerre reconnue avec Israël comme protagoniste a cessé en 1973 ! Les élections de cet Etat-gnome (y compris la population des « territoires occupés », c'est la moitié des habitants de Londres) sont, dans chaque autre Etat, les plus médiatisées juste après celles de cet Etat lui-même ! L'autre prérogative de l'Etat d'Israël est l'impunité parmi les Etats. Sans même remonter à sa naissance, tout à fait contraire à toutes les autres créations d'Etat, c'est-à-dire un Etat auquel la communauté des Etats a attribué un sol malgré le refus des populations qui vivaient sur ce sol, et qui ont été soit massacrées, soit chassées, soit soumises, l'Etat d'Israël a commis plus d'exactions selon la loi et la morale des Etats que n'importe quel autre Etat depuis 1982 : invasion du Liban, massacres de civils, tortures dans ses prisons autorisées par ses tribunaux (l'Etat d'Israël est le seul Etat au monde qui a légalisé la torture de ses forces de l'ordre), bannissements, assassinats de particuliers revendiqués par ses services spéciaux, en Palestine et dans le monde, destructions de maisons et de cultures en représailles contre des particuliers, empêchements de la libre circulation, etc. La loi du talion, que la majorité des Etats réprouve officiellement, est ici non seulement revendiquée, mais aggravée : ce n'est pas œil pour œil, c'est plusieurs dizaines d'yeux que l'Etat d'Israël arrache pour un œil, c'est plusieurs dizaines de Palestiniens tués pour chaque Israélien. L'Etat d'Israël méprise souverainement les innombrables résolutions des Nations unies prises contre lui, montrant par là que le souverain des Etats, les Etats-Unis, qui protège outrageusement l'Etat d'Israël depuis sa naissance, permet tous les excès à ce favori, dédaignant l'assemblée de tous les autres Etats, qui l'ont bien mérité. Depuis que les territoires palestiniens que l'Etat d'Israël occupe sans mandat depuis 1973 sont entrés en révolte en 1987, cet Etat systématise l'apartheid entre populations juive et arabe, ayant ainsi repris à l'Afrique du Sud la primauté en la matière, d'autant mieux qu'elle n'est jamais nommée ni reconnue. Ainsi l'Etat d'Israël est-il un abus déclaré, avoué, militant, chicaneur, violent, sans cesse réaffirmé et sans cesse excusé.
Le statut d'exception dont ont bénéficié l'identité juive et l'Etat d'Israël doivent se lire à l'envers : l'identité juive et l'Etat d'Israël sont des prétextes à exception. Depuis 1945, l'exception aux règles et aux lois, l'exception permanente, a trouvé là un droit de cité. Une fois de plus, serait-on tenté de dire, ceux qui se réclament de l'identité juive sont mis à part dans le monde, aussi bien sous leur forme d'individus que sous la forme d'un Etat, et utilisés par ce monde à des fins de conservation d'un ordre existant. Une fois de plus, cette identité est manipulée par les gestionnaires de ce monde contre le mouvement du monde. Aujourd'hui, c'est sur cette identité que se fondent les lois et les situations d'exception des gestionnaires de notre monde. Identité juive et Etat d'Israël sont d'abord ce qui est au-dessus des lois, ou plus exactement une extension des lois, la preuve qu'un au-dessus des lois existe, qu'un principe transcende la loi, qu'il faut donc faire des lois conformément à ce principe, qui est fondamentalement moral, et que les gestionnaires de ce monde appellent éthique. Il y a dans l'entretien captif du statut juif, mais avec l'inversion de son sens moral dans le monde occidental, et sa mise au-dessus des lois une forme de religiosité, fort différente de la religion juive, avec laquelle elle n'a qu'un lien accidentel : peuple élu oui, mais par l'ensemble des gestionnaires middleclass, et comme outil pour réformer une morale.
L'origine sacrée de la morale middleclass est le « génocide » commis par les nationaux-socialistes entre 1941 et 1945. D'abord, il est tout à fait impropre de parler de génocide pour le massacre de juifs pendant cette période. Un génocide est l'« extermination systématique d'un groupe humain, national, ethnique, racial ou religieux » : tous les mots construits avec -cide présupposent l'action accomplie au-delà de l'intention. On peut sans doute parler d'intention ou de tentative de génocide contre les juifs, mais aussi peu qu'on puisse confondre une intention ou une tentative d'homicide avec un homicide, on ne peut confondre l'intention ou la tentative de génocide contre les juifs avec un véritable génocide. En effet, les juifs n'ont pas été exterminés. Le glissement de sens du mot « génocide », du fait à son intention ou à sa tentative, correspond à la volonté d'accorder à ce massacre de juifs une place et un rang d'exception.
L'exceptionnalité de ce massacre, pourtant, ne se justifie ni dans le fait d'étendre le sens du mot génocide jusqu'à l'intention et la tentative de génocide, ni pour la dimension que ce massacre a prise dans le cours des événements où il s'est produit, c'est-à-dire la guerre de 1939-1945. Si un génocide est l'extermination systématique d'un groupe ethnique, alors il y a dans le passé de nombreux exemples d'ethnies qui n'ont pas survécu à une tentative d'extermination systématique. Les Grecs et les Romains en particulier ont systématiquement exterminé de nombreuses ethnies, parmi eux et parmi ceux qu'ils appelaient les barbares, ce qui est encore aujourd'hui considéré comme hauts faits d'armes. L'extermination des Cathares, qui peuvent être considérés comme une « ethnie » tant ce terme louche est souple, était systématique et préméditée. On pourrait aussi prendre l'exemple de l'extermination des Indiens d'Amérique du Nord ou d'Amérique centrale, en suivant Las Casas, puisqu'il semble que ces génocides-là ni prémédités ni planifiés centralement n'en étaient pas moins systématiques. Mais c'est seulement parce que, pour le « génocide » des juifs, on transfère le fait à l'intention et à la tentative qu'on suppose aujourd'hui qu'un génocide doit s'accompagner d'une préméditation et d'un plan global. Si on compare ce massacre de juifs au nombre de morts pendant la même guerre, même dans l'hypothèse la plus élevée avancée (sept millions de juifs tués), c'est une petite fraction des tués de cette guerre, beaucoup moins que le nombre de soldats soviétiques ou de civils chinois. Le massacre de juifs n'est donc pas un génocide, il n'est exceptionnel ni par la volonté d'exterminer ni par l'ampleur de la tentative, et il n'est même pas exceptionnel en quantité de tués. Il n'est exceptionnel que si l'identité juive est elle-même exceptionnelle par rapport à toutes les autres identités existantes. Les gestionnaires de la middleclass ont approuvé et repris un point sur lequel les nationaux-socialistes et ceux qui se réclamaient de l'identité juive étaient d'accord : l'identité juive est exceptionnelle. C'est précisément cette évaluation qui est devenue une sorte de base morale de notre monde, un monde où le national-socialisme annonçait bien les socialismes nationaux de la middleclass, un monde où l'identité juive sert de bouclier, de paratonnerre, de faux problème, de catalyseur de fausse conscience.
L'abus sur le mot génocide a, depuis, commencé à se retourner en partie contre ceux qui, en prétendant qu'il y a eu un génocide contre les juifs, ont voulu étendre le sens de « génocide » à un superlatif indépassable. D'autres génocides, en effet, ont donc depuis été reconnus, celui d'Arménie d'abord et celui du Rwanda ensuite. Là aussi, la tentative d'extermination systématique supplée à la réalité de cette extermination systématique. Là aussi, le terme de génocide est une forme de superlatif pour hisser l'événement à une exceptionnalité hors de toute mesure, pour transposer le fait dans un monde moral idéalisé, où ces massacres prendraient une place sacrée. Mais justement : si les autorités morales de ce monde sont si hésitantes et lentes à reconnaître la qualité de « génocide » à ces deux autres cas de figure, ce n'est pas parce que le gouvernement turc s'oppose avec vigueur et efficacité à l'équité du monde, ou parce que les Hutus méritent qu'on les ménage sans quoi il faudrait accuser le gouvernement français de complicité dans le génocide rwandais, mais c'est parce que ces génocides banalisent et dévaluent le génocide contre les juifs. Sans compter que d'autres « génocides », tous commis après celui contre les juifs, sont prêts à se faire enregistrer : le Cambodge, Timor, sans parler des dernières tribus indiennes et bien sûr de la Roumanie, dont le dictateur Ceausescu a été jugé et condamné pour génocide.
L'idée de l'extermination elle-même n'est pas une abomination inventée par les nationaux-socialistes à l'encontre des seuls juifs. Dans toutes les conceptions de l'histoire qui n'excluent pas le recours à la violence, détruire systématiquement l'ennemi est exprimé plus ou moins précisément. La guerre est par excellence une volonté d'extermination systématique d'un groupe humain désigné. La révolte contient également cette exigence : le groupe responsable de l'injustice, de la domination, de la conservation de ce qui est là doit être supprimé, que ce soit un peuple envahisseur, une aristocratie, un tyran et ses proches, une dictature, la bourgeoisie. En criminalisant l'intention même de suppression des juifs par les nationaux-socialistes, les gestionnaires de la middleclass tentent d'interdire toute pensée de suppression pratique d'un groupe de la population, et même d'une identité particulière. C'est plus qu'un interdit moral : c'est la tentative si fondamentalement conservatrice d'interdire tout conflit létal. En effet, un conflit létal dans la société gérée par la middleclass risque d'avoir pour but la suppression de la middleclass.
La contestation de l'existence des chambres à gaz, et en tout cas du nombre des victimes des camps de concentration nationaux-socialistes, est ce qu'on appelle le négationnisme, dont révisionnisme semble être le synonyme préféré par les contestataires eux-mêmes. Signalons d'abord que les deux mots eux-mêmes viennent par homonymie se superposer à des significations très différentes, et que cette qualité d'écho trompeur vient renforcer leur fonction de mots-clés, si indispensable dans le prosélytisme moral.
« Négationnisme » indique le négatif, le parti de la négation. Le parti de la négation est bien autre chose que la négation de l'usage d'un outil d'extermination, comme les chambres à gaz. Le négatif est la qualité de toute position, la détermination du dépassement. « Négationnisme », outre le isme qui dans notre époque a pris le sens d'idéologie, insulte positivement la catégorie de la négation en tant que préalable, stimulant et qualité dans le débat sur le monde. A travers cette appellation, le positivisme dominant continue de diaboliser le négatif.
« Révisionnisme » couvre, depuis la première partie du XXe siècle, deux autres appellations extrêmement différentes. C'était d'abord le nom donné à la fraction du mouvement ouvrier qui pensait pouvoir faire l'économie de la révolution, et qui soutenait que le parti ouvrier pouvait arriver au pouvoir par les voies légales : c'est l'origine intime et honteuse, profondément collabo, de la social-démocratie actuelle. « Révisionniste » est aussi l'abrégé coutumier donné à l'Union mondiale des sionistes révisionnistes, fondée en 1925, opposition juive fascisante à l'Organisation sioniste, violemment antiarabe et terroriste blanchie. Par les charges émotionnelles et les contenus complètement différents, voire contraires, que véhiculent ces sens de « révisionnisme » apparaît une première fonction synonyme de révisionnisme : confusionnisme.
Le contenu de la controverse sur les chambres à gaz est assez peu intéressant du point de vue de l'histoire. Si l'histoire est le débat sur l'humanité, l'épisode meurtrier appelé Seconde Guerre mondiale n'est que la fin et le paroxysme de la répression du débat qui s'était tenu entre 1917 et 1923. Le grand massacre de pauvres que ce débat avait rendu nécessaire n'a commencé que quinze après que le silence avait été rétabli. Cette répression n'a pas été menée selon les divisions du débat, mais selon les fixations idéologiques des contre-révolutionnaires arrivés au pouvoir entre-temps : nationaux-socialistes, staliniens, libéraux démocrates. Les nationaux-socialistes, notamment, divisaient le monde en races, et la répression raciale n'est qu'une des formes de répression des gueux du débat historique de 1917-1923, qui touche aussi des ennemis des gueux. Cette répression n'a pas été concertée et, même, n'a pas été consciente en tant que telle.
Le fait que les nationaux-socialistes aient voulu exterminer les juifs paraît peu douteux en regard de leurs écrits programmatiques, de leurs discours publics, de leurs actes. Que le parti national-socialiste arrivé à la dictature dans l'Etat allemand, puis engagé dans une guerre sur tous les continents, n'ait pas tenté de réaliser cette extermination annoncée et voulue paraîtrait au moins une inconséquence sur un terrain où l'inconséquence était le moins nécessaire à cette dictature et à cette guerre.
La contestation des faits allégués par le tribunal de Nuremberg, à la fin du régime national-socialiste, en 1945, paraît également la moindre des choses. Le tribunal de Nuremberg était un tribunal militaire des vainqueurs d'une guerre jugeant les vaincus immédiatement après. S'il y a bien un tribunal dont l'impartialité et la justesse, pour ne pas dire la justice, méritent d'être mises en doute, c'est bien un tribunal militaire de vainqueurs d'une guerre dont les juges sont parties contre les accusés. C'est la contestation des faits établis par ce tribunal qui est aujourd'hui interdite, et c'est cette contestation qui porte le nom de « négationnisme » ou « révisionnisme ».
La contestation des chambres à gaz comme outil d'extermination, établi par le tribunal, a commencé peu de temps après les jugements et n'a jamais cessé depuis. Mais comme le contenu de cette contestation paraissait peu crédible, et que les contestataires étaient très peu nombreux, isolés, et disposant de peu d'autorité, leur discours n'était pas véritablement audible. Il faut attendre la fin des années 80 pour voir cette contestation portée dans l'information dominante par ceux qui n'en veulent pas. En 1987 en Allemagne et en 1988 en Israël apparaissent les premières lois qui interdisent de mettre en doute ce qui s'est passé entre 1941 et 1945 selon le tribunal de Nuremberg. C'est le début de la vague d'assauts contre la société de 1988-1993, au cours de laquelle le mur de Berlin, symbole de la fausse dispute des gestionnaires du monde depuis 1945, est tombé, vermoulu et mité, comme la génération qui l'avait construit, presque trente ans plus tôt. Les autres Etats occidentaux ont, chacun à leur tour, instauré des lois antinégationnistes, à commencer par la France en 1990.
Que les gestionnaires de la pseudo-démocratie occidentale interdisent l'expression publique d'une opinion ne peut avoir que deux raisons : soit cette opinion contraire à la leur a raison de la leur, et ils ne peuvent ni lui opposer des arguments ni s'y rallier ; soit ils veulent faire un exemple de cet interdit, et ils peuvent le faire justement parce qu'il est inoffensif en soi.
L'impossibilité de réfuter les arguments négationnistes est évidemment exclue. Sans même entrer dans le détail des pièces et plaidoiries des contestataires, un régime au pouvoir, qui a soutenu un fait depuis cinquante ans, quelle que soit la véracité de ce fait, a les arguments et les témoignages pour le soutenir de la manière la plus convaincante si la police de ses idées l'estime nécessaire, parce qu'il en a les moyens policiers, médiatiques et marchands. Ce régime-là d'ailleurs a montré à de nombreuses reprises, et notamment après 1968 où le négationnisme existait déjà, que la meilleure façon de se débarrasser d'un argument contraire à un point réellement sensible de son armature idéologique est de l'intégrer dans ses dogmes, de le récupérer. Si ce moyen-là n'était pas praticable (mais on ne voit pas dans le cas du négationnisme pourquoi il n'aurait pas été possible de faire un spectacle de l'arbitraire du tribunal de Nuremberg, même pour soutenir les valeurs qui en sont issues), le plus simple aurait été de discréditer les négationnistes, en montrant leurs faiblesses, et en riant de leurs motivations et de leurs buts anachroniques.
Il y a donc eu la volonté d'ériger cette question qui présente une si faible importance en exemple, justement parce que cette question présente une faible importance. La mise en scène de la loi antinégationniste a pour but de faire une loi d'exception, mais sur un prétexte où l'émotion est gonflée artificiellement, sur laquelle aucune contestation gueuse n'est véritablement à craindre, et où la middleclass peut s'applaudir à la fois de sa vertu et de sa fermeté dans la vertu. Il ne s'agit pas là d'un plan concerté, d'un complot ourdi dans quelque lieu secret par un petit groupe masqué ou par quelque cyberpolice dûment programmée. Lorsque la société de l'information dominante poursuit des buts moraux, fait des coups, elle le fait dans une forme d'ébullition où cette ébullition s'autoalimente par étapes. Des émotions sont manipulées ou suscitées, et les buts de ces manipulations sont autres que les buts avoués de ces émotions (il s'agit par exemple de créer un consensus d'indignation publique sur un sujet quelconque, non parce que cette indignation est nécessaire, mais parce qu'elle va faire du taux d'écoute). La morale middleclass n'est pas une théorie finement élaborée et mise en pratique, n'est pas la philosophie allemande dont elle intègre les préceptes au sens large. La morale middleclass est une pratique d'intérêts à court terme qui produisent ensuite une théorie qui explique la justesse et la cohérence d'ensemble de ces intérêts à court terme. La constitution de cette morale reste fortuite, dans le cadre souple de quelques grandes valeurs vagues et redéfinies à l'imprévu des occasions qui donnent lieu aux grands raouts de l'information.
Dieu, le roi ou le prolétariat ne peuvent plus passer pour sacrés à la fin des trois vagues de révolte (1967-1969, 1978-1982, 1988-1993) dont la révolution en Iran a été l'épicentre. Les gestionnaires qui ont sauvé cette société si violemment attaquée ont besoin d'un mythe fondateur, d'un éblouissement sacré qui fonde leur présence aux affaires dans la morale qu'ils pratiquent. Le massacre de juifs en 1941-1945 sera la Table de loi, la crucifixion ou 'les Luttes de classes en France' : l'alibi mythifié, le mal absolu définitivement vaincu, le début du sacré.
Il s'agit d'ancrer une légitimité dans un passé antérieur à la génération qui arrive au pouvoir, en payant tribut à la génération qu'elle envoie à la retraite. Il s'agit ainsi de pourvoir cette légitimité d'un peu de profondeur de champ. Il s'agit de concilier un conservatisme récent à un réformisme qui a toutes les apparences d'une légitimité éternelle. La dispute autour des chambres à gaz a, de plus, l'avantage d'être inoffensive en soi, de ne répondre à aucun enjeu concret dans le monde actuel : personne n'utilise des chambres à gaz et le nazisme n'est qu'un épouvantail tourné vers le passé, qu'il n'est pas dangereux d'exorciser et de faire vivre.
Depuis, ce massacre a été grossi hors de toute proportion, dans une série de spectacles, c'est-à-dire dans la technique de la mise en scène d'un détail particulier. Sans les cris horrifiés, sans les superlatifs en continu de l'information dominante, le « néonazisme » n'aurait pas connu la fortune publique de sa version skinhead en Allemagne et de sa version populiste en France, puis dans les autres Etats d'Europe. Le néonazi est le pendant négatif du juif, il participe de la même identité et il est instrumentalisé aux mêmes fins. Pour acquérir aujourd'hui de la célébrité, il suffit de parler publiquement des juifs, dans un sens ou dans l'autre, en néonazi ou en projuif, selon l'effet qu'on veut produire, comme le collabo Daeninckx, qui a assuré sa carrière d'écrivain en jouant le gauchiste repenti qui dénonce à tour de bras l'antisémitisme, souvent affabulé, de ses anciens camarades gauchistes. Et en France toujours, la loi antinégationniste a pu passer malgré les réticences de nombreux intellectuels, tout de même alarmés par une disposition légale qui limite la liberté d'opinion, vingt jours après la profanation anodine d'un cimetière juif à Carpentras, où l'information s'est ruée avec un temps de réaction suspect pour en faire un spectacle hors normes.
Le bien est de parler des juifs et du massacre des juifs par les nationaux-socialistes d'une certaine façon, le mal est d'en parler d'une autre façon. Ce choix s'appuie sur l'importance donnée à l'identité juive par les nationaux-socialistes, et la conserve. En soutenant l'identité juive, la middleclass fait le même travail que son parti précurseur, le parti national-socialiste, elle accrédite la division du monde selon ce type d'identité, essentiellement. L'antiracisme de la middleclass est d'abord une confirmation de la division du monde middleclass en ethnies, c'est-à-dire en races ayant subi une légère modification de sens. Ethnie est à race ce qu'éthique est à morale : race est rejeté, interdit, mal ; ethnie sauve le sens de race, en lui donnant un nom qui signifie bonne identité, culture, bien. Ethnie n'est que la même idée, reliftée, que race chez les nationaux-socialistes. Dans l'antiracisme, il s'agit seulement d'instaurer l'égalité des races et non pas d'abolir la division du monde en races.
Le vrai sens moral de l'interdit de discuter le tribunal de Nuremberg est de donner une légitimité à l'arbitraire absolu. Le contenu de l'interdit est parfaitement anecdotique. Tout ce qui est relatif au respect de la vie, au comportement à avoir avec les juifs ou avec Israël, à l'horreur, au peuple martyr, etc. est parfaitement anecdotique et inoffensif et ne sert que de faux problème, de point de fixation du pseudo-débat de la société. Mais c'est la capacité à imposer un tel interdit, un tel arbitraire, selon ses moyens propres, qui légitime le pouvoir de la middleclass, et qui est le fait moral de cet interdit, de cet arbitraire : comme le seigneur qui frappe monnaie, en imposant un interdit arbitraire, la middleclass prouve qu'elle règne. Imposer une morale est un certificat d'arrivisme arrivé. Imposer une morale est un sacre pour qui conquiert le pouvoir.
Le sacré est ce qui se soustrait à l'histoire en prétendant se soumettre l'histoire. On a vu, depuis que toute l'intelligentsia occidentale revenue du stalinisme et cherchant à élargir son entrée récente dans l'humanitaire s'est ralliée au sacré du massacre de juifs, la délirante parade des valets de plume, moitié course de reptation, moitié transe, soutenir que ce massacre était au-dessus et hors de l'histoire, qu'il ne pouvait pas être mesuré dans l'histoire : « (…) le grand rabbin Sitruk a déclaré à la télévision à propos de la Shoah : "ce n'était pas un événement puisque la Shoah est hors de l'histoire, elle abolit l'histoire." » C'est ainsi que la servitude lettrée avalise le big bang des gestionnaires au pouvoir : le « génocide » contre les juifs.
Les historiens eux-mêmes – sans doute l'une des corporations les plus conservatrices et les plus soumises de l'ensemble de la middleclass – ont donc été priés de venir en première ligne expliquer d'une part comment l'ahistoricité de cet événement peut être comprise par des historiens, et d'autre part comment l'interdit de mettre en cause la parole sacrée du tribunal de Nuremberg peut se justifier. Voici comment l'historien Bernard Comte s'acquitte brillamment de cette double irrationalité militante, qui permet de rappeler que le stalinisme, dans sa forme de soutien inconditionnel au discours dominant, est désormais intégré dans toute cette vertueuse middleclass antistalinienne : « L'histoire se fonde sur la libre recherche, le doute méthodique et la révision permanente des acquits précédents – ne serait-ce que parce qu'on pose de nouvelles questions aux mêmes documents. Il n'y a pas "d'historiens officiels" et l'histoire d'Etat, comme toutes les hagiographies, est une déviation à combattre. Mais l'histoire a ses règles de méthode, sa déontologie, et toute découverte ou interprétation nouvelle est soumise à l'appréciation de la communauté scientifique internationale. S'en exclure et prétendre avoir raison seul contre tous en forgeant ses propres instruments d'enquête sans contrôle n'est pas de bonne méthode. Les négations obtenues par ces procédés peuvent être qualifées de falsifications. » Pour dire la vérité sur l'histoire, il faut donc être coopté par les historiens salariés en place. La cooptation, qui est le mode d'accord et d'avancement de la « communauté scientifique internationale », est aussi devenue celle de la middleclass au pouvoir. C'est par ce mode de fonctionnement que le massacre de juifs entre 1941 et 1945 est devenu le sacré de notre temps, et reste maintenu comme tel.
La surenchère ahistorique autour de cet événement ne s'est pas arrêtée là. On impose maintenant un « devoir de mémoire ». Le devoir de mémoire est d'abord celui d'accorder à ce massacre la première place dans la mémoire des événements du passé ; et ensuite de rester le regard tourné vers ce point fixe du passé, pour en faire le filtre du présent et de l'avenir : on ne peut pas rêver d'une posture plus conservatrice. Il ne s'agit pas de s'interroger sur les amnésies collectives ou notre ignorance du passé, il s'agit seulement, en profitant de manière éhontée de l'infirmité des pauvres à hiérarchiser les événements du passé, d'en mettre un au-dessus de tous les autres, et de prétendre ainsi qu'il est au-dessus de l'histoire.
En conséquence, l'histoire est une catégorie de la pensée qui peut être mise en doute aujourd'hui. La résignation, en effet, s'accommode mal d'un monde qui change, c'est-à-dire d'un monde qui découvre de la nouveauté, d'événements, de faits qui ouvrent de nouvelles perspectives en se révélant une critique des anciennes. Le monde de la communication infinie, le monde de la middleclass et de l'information dominante prétend, dans le même mouvement, à la réduction de l'histoire à une contemplation du sacré, aussi bien qu'à une préhistoire sans fin et qu'à la fin de l'histoire.
C'est parce qu'elle se veut hors du temps, éternelle, transcendant la maîtrise des hommes, que la morale est nécessaire aux conservateurs au pouvoir. Elle est la preuve que leurs lois les transcendent eux-mêmes. Leurs lois sont donc objectives, et ne peuvent être critiquées. Et les valets de la middleclass ont bien mérité du pouvoir puisque, dans la sacralisation du génocide juif, ils se sont affirmés les meilleurs défenseurs de ces lois objectives, transcendantales.
Nous ignorons si la société a toujours été organisée autour du besoin. La noblesse (plutôt celle issue des guerres que celle qui s'effiloche sous le joug de l'étiquette) semblait s'organiser autour du jeu, même si on peut supposer que ce jeu allait peu au-delà de l'érection d'un bien et du maintien de certaines valeurs immuables. Mais depuis que la bourgeoisie a renversé la noblesse, elle a réécrit le passé (y compris pour la noblesse) en présupposant une organisation autour du besoin.
La société construite sur le besoin semble avoir été d'abord construite sur le besoin sexuel, ou plus exactement sur le besoin de reproduction. Le passage du matriarcat, dont on ignore le commencement, au patriarcat, semble avoir été la grande révolution du passé « préhistorique » que tentaient de retrouver Marx et Engels, dans leur reconstruction économiste de l'histoire. C'est aussi le passage du besoin de reproduction, comme besoin dominant de l'espèce humaine autour duquel la société est organisée, au besoin alimentaire. On remarquera d'ailleurs que dans la terminologie elle-même, patriarcat se définit encore par rapport au besoin de reproduction, et qu'il n'existe pas de terme pour dire « matriarcat » en langage économiste. Après cette « révolution » qui se serait étagée sur plusieurs siècles, la reproduction n'était plus spécifiquement soutenue, et l'acte sexuel, qui permet la reproduction, est considéré comme un concurrent dangereux de l'ensemble des actes qui permettent de satisfaire le besoin alimentaire.
La morale a longtemps paru avoir pour principale fonction l'encadrement et la répression de la sexualité dans le monde du besoin alimentaire. Les religions monothéistes, en particulier, ont constamment prétendu gouverner le besoin et son usage. Mais alors que les interdits alimentaires étaient faciles à faire respecter, ceux assignés à l'acte de reproduction ont constamment été débordés par le désir, cette pensée de l'accomplissement. Les règles pour régir l'acte de reproduction étaient souvent construites sur des abstractions sociales, comme la fidélité conjugale, dans une réglementation encore largement à l'origine de celle d'aujourd'hui, et elles étaient assorties d'interdits violents, passibles de mort. Une caricature de ce déplacement de perspective, avec la parole du Tout-Puissant pour sujet – ce qui, en langage d'aujourd'hui peut se traduire par communication infinie –, est le mythe chrétien de l'Annonciation, où cette parole (la communication infinie) prétend se substituer à l'acte de reproduction. Comme la communication infinie d'aujourd'hui, cette morale monothéiste avait le pouvoir de créer des mythes, et de les soutenir policièrement ; mais la faiblesse de ce pouvoir d'illusion est justement dans l'illusion. Aussi, l'économie, cette religion moderne, a-t-elle géré de manière plus plausible l'organisation du monde autour du besoin. L'économie est précisément la théorie du monde du point de vue du besoin alimentaire, c'est-à-dire l'unité enfin trouvée de la religion de la gestion et de la gestion de la religion.
Quand l'onde de choc des révolutions gueuses est descendue jusqu'à la nécessité d'une mise en théorie prophylactique de la société bourgeoise, la psychanalyse est née de la critique du dysfonctionnement de la sexualité dans une société fétichiste du besoin alimentaire. Si la psychanalyse peut être considérée comme une vaste fumisterie avec de fortes arrière-pensées normatives et policières, elle peut être aussi regardée comme l'interrogation angoissée (et gainée d'un code jargonnant autour d'une pratique rituelle pseudo-scientifique) de la petite bourgeoisie sur son malheur spécifique, qui est l'incapacité de faire coïncider le besoin alimentaire assouvi et l'assouvissement en général. Si le besoin alimentaire est assouvi, ce qui est la finalité de la société dans l'imaginaire petit-bourgeois, comment se peut-il que chaque chose, en particulier le désir, ne soit pas assouvi, alors que l'économie prétend que chaque chose est économique ? Il y a quelque chose de pourri dans l'Etat de Danemark. La psychanalyse, qui justifie cette contradiction, est la forme théorique de la critique du refoulement.
La psychanalyse semble née du besoin de la société bourgeoise de théoriser la séparation entre reproduction et acte de reproduction. Dans les différents monothéismes judéo-chrétiens, la discrimination du besoin de reproduction au profit du besoin alimentaire s'était déjà manifestée par la séparation de la reproduction elle-même, vue uniquement comme un résultat, mais un résultat dont l'opération est occultée. Dans la Bible on est riche parce qu'on procrée beaucoup, mais on ne procrée pas beaucoup si les enfants meurent en bas âge ou avant la naissance : le résultat compte, pas l'opération. Dans le christianisme et l'islam, l'acte qui conduit à la procréation est progressivement tu, nié, soumis à de puissants interdits, alors que dans la fête de la Nativité, la reproduction comme résultat garde encore les vestiges de son antique éclat « matriarcal ». La psychanalyse n'a pas critiqué cette séparation, mais l'a au contraire renforcée en prenant pour objet l'acte séparé – dans son environnement d'interdits et d'aliénations massives – et a contribué à cette catégorie, du reste fort hybride (mais comment pourrait-il en être autrement ?), qui est appelée la sexualité. Alors que même les pauvres savent au plus tard depuis la vérification tentée par les Khmers rouges que le luxe est une nécessité paradoxale de l'assouvissement du besoin alimentaire, jamais les pratiques sexuelles non directement reproductrices, comme l'homosexualité par exemple, n'ont été considérées comme indirectement nécessaires à la reproduction. Au contraire, le siècle de la psychanalyse a été celui d'une opposition entre l'acte et le résultat, tout au moins en ce qui concerne le vénérable couple acte sexuel-reproduction, où le résultat devenait subordonné à l'opération. L'un des malaises de la middleclass est d'aboutir à la conclusion, qui est devenue une croyance profonde, que l'acte sexuel est l'événement capital et que la reproduction n'en est qu'un des résultats possibles. Les limites de la perspective de l'individu, dont la middleclass est le plasma, apparaissent dans cette inversion des valeurs : perte – pour ne pas dire refus – de la vision du genre, perte de la perspective historique, positionnement dans un monde infini, où le résultat est d'abord considéré comme une trivialité utilitariste, ensuite comme une catastrophe, parce que le résultat contient l'irréversible et rapproche ainsi de la fin, et enfin comme une chimère, lorsqu'on se détourne de tout but dans des constructions où la construction est le but et où ses conséquences ne sont plus que ses nuisances.
Dans le monde occidental, l'intervalle entre l'époque de la révolution en Russie (1923) et l'époque de la révolution en Iran (1968) a été la mise en cause du refoulement sexuel. Cette mise en cause ne s'est pas accompagnée d'une mise en cause de l'organisation autour du besoin alimentaire. Sans doute le manque dans le besoin alimentaire tue, alors que le manque autour du besoin reproduction/sexualité ne tue pas, tout au moins pas directement, et il faut une capacité d'abstraction plus grande pour concevoir le danger du manque de reproduction, qui est un danger pour le genre, alors que le manque alimentaire est un danger pour l'individu, surtout dans une société qui a élevé la pensée de l'individu au-dessus de la pensée de la collectivité et où la mort est un tabou. Mais après l'explosion démographique, ce violent contre-coup de la révolution en France et de la révolution en Russie, la contraception a permis l'autorégulation de la procréation. Cette autorégulation est une des préconditions de l'arrivée au pouvoir de la middleclass, parce qu'elle transfère la gestion de la procréation en une gestion du plaisir sexuel. Gérer le besoin sexuel est devenu, bien plus qu'une nécessité, une obsession pour la middleclass naissante. La middleclass, en effet, est un milieu de la société construit sur le besoin alimentaire qui ne connaît pas lui-même le manque alimentaire. Ce manque est seulement admis comme base immuable, comme menace première, prépondérante et perpétuelle. Mais cette classe est loin d'être à l'abri du manque de reproduction/sexualité (il n'existe pas en effet de mot qui décrive le couple de ce besoin, la séparation a bien travaillé). C'est donc la gestion du besoin reprosex qui devient la grande affaire de cette classe si laborieuse au jour le jour et si désœuvrée dans l'histoire. Dans cette démarche, la reproduction reste encore abandonnée au hasard, ce qui est assez paradoxal compte tenu de l'explosion de reproduction qui a cours dans le monde occidental, pendant cette période ; et la gestion de la sexualité, sans encore s'intégrer ni se substituer à la gestion marchande, devient l'interrogation véritable de cette façon de voir le monde.
Wilhelm Reich a été le pionnier le plus radical de cette lutte contre le refoulement, sans mise en cause d'une société construite autour du travail, c'est-à-dire où le besoin alimentaire domine toute l'organisation sociale. Son diagnostic du refoulement ne permet pas de douter de l'ubiquité et des conséquences considérables du refoulement (même s'il semble en exempter de nombreux individus dont lui-même). Mais jamais il ne comprend ce refoulement comme un négatif fécond, comme une forme spécifique et nécessaire de l'aliénation, jamais il ne comprend ce refoulement comme une des expressions de l'organisation du genre devenue trop étroite pour les résultats que le genre humain est capable de réaliser. Aussi, au-delà du diagnostic du bon docteur, son projet est une normativité et un bonheur consternants, mélange de travail et d'amour chrétien épuré de tous les dysfonctionnements de la sexualité, en d'autres termes : le monde idyllique de la middleclass, luttant avec acharnement contre la faim repoussée à l'infini, mais dans une sexualité devenue normale, un communisme où la gestion la plus rationnelle de la sexualité libérerait pour chaque individu une capacité de travail aussi phénoménale que celle dont pouvait, à juste titre, s'enorgueillir Wilhelm Reich lui-même.
Avec 1968 on passe de l'organisation du refoulement, codifié par la morale monothéiste, à l'organisation du défoulement, symbole de l'explosion de reproduction – qui ralentit dans le monde occidental, où a principalement lieu la vague de révolte de 1968, mais s'accélère ailleurs, et notamment là où auront principalement lieu les vagues de révolte de 1978 et de 1988 – et expression de l'aliénation dont elle est une des prises en compte les plus policées. Mais l'organisation du défoulement sexuel n'est pas consciemment maîtrisée et présentée comme telle. C'est sous la forme d'une réforme progressive de l'organisation du refoulement que le défoulement est peu à peu valorisé. Si bien que le défoulement sexuel organisé, alors même qu'il domine l'organisation du besoin reprosex, se présente toujours en négatif du monde qui est là. C'est le syndrome du sandinisme : soutenu par le monde entier, il se comporte comme une poignée de résistants isolés, encerclés par le monde entier. La « libération sexuelle », au moment où elle devient doctrine officielle, se comporte comme si elle était toujours aussi persécutée que Wilhelm Reich dans la période précédente.
La psychanalyse et notamment Wilhelm Reich avaient réussi à apaiser les craintes de la middleclass dans l'idée de « libérer » la sexualité. Ces théories, ces pratiques cliniques, avaient montré que la société middleclass n'était pas en cause, que l'explosion du négatif qui était redoutée si la sexualité suivait les cours impétueux du désir pouvait au contraire s'y trouver résorbée. La psychanalyse, en fait, n'a servi qu'à montrer que la peur du plaisir n'est pas la frontière de la société, et peut y être intégrée ; et même que cette intégration, en mettant le plaisir dans le quotidien, dans le trivial, dans le positif, désamorce mieux sa terrible bombe à retardement que si elle était jetée dans les terrains vagues hors de la cité.
La séparation de la reproduction et de la sexualité s'accentue alors à travers la généralisation de la contraception, qui endigue l'explosion de reproduction jusque dans les campagnes chinoises. La reproduction et la sexualité entrent en contradiction ouverte, pas encore dans la théorie, mais dans la pratique des pauvres atomisés. La reproduction n'est plus une richesse, mais une contrainte, et la sexualité n'est plus une opération interdite et réprimée, mais l'archétype même de la valeur morale qui s'installe et qui domine entièrement la middleclass : le plaisir. Le plaisir est le symbole du profit de la middleclass : l'au-delà du besoin alimentaire, le bénéfice véritable, l'accumulation et l'investissement, le refoulement qui trouve sa justification dans ce monde sous forme de défoulement, la récompense. Le plaisir middleclass est très éloigné de celui prôné par Sade. Chez Sade tout est subordonné au plaisir, dans la middleclass et chez Reich, le plaisir est la récompense méritée après le travail, où le travail lui-même peut devenir plaisir. Le travail reste l'opération essentielle et le plaisir devient le résultat, inessentiel. Le plaisir de la middleclass, ainsi, est un plaisir inessentiel, un positif, un essoufflement. Pour vérifier cette déchéance du plaisir, il suffit de constater, à travers la publicité marchande, mais aussi dans l'usage courant, combien ce mot il y a si peu de temps encore dangereux est devenu un inoffensif superlatif, puis même un simple synonyme de positif, de bien.
La sexualité à son tour devient maintenant un territoire en et pour soi, le territoire par excellence du plaisir, imparfaitement balisé par des pseudo-sciences : sexologie, psychanalyse, psychologie en général, etc. ; des « communautés », sur le modèle des communautés raciales américaines, apparaissent avec la sexualité comme principe identitaire : les gays, les SM, les échangistes, les onanistes, les zoophiles, etc. La création d'un tel territoire a d'abord pour objet son exploitation marchande. Même si la sexualité elle-même reste étonnamment réfractaire à la marchandisation (la prostitution au sens propre ne semble pas progresser de manière significative dans un monde où elle a progressé considérablement au sens figuré ; la multiplication impensable il y a encore cent ans du couple à durée déterminée, dans un but où sexualité et affectivité sont brouillées, se fait dans une étonnante indifférence à l'argent – ni pour ni contre – alors même que les moindres faits et actes des contractants sont dominés par l'argent), l'exploitation marchande du désir sexuel connaît depuis cette époque une poussée vertigineuse, bien au-delà de la prostitution : de la contraception et de toutes les prophylaxies payantes au gadget de sex-shop qui devient peu après 1968 un petit commerce toléré, en passant par l'industrie de l'image sexuellement stimulante et le tourisme sexuel, où la part principale du budget va au marchand de déplacement, pas à la prostitution. En retour, la sexualité est captée au profit d'activités liées au besoin alimentaire : publicité marchande, mode, musique (les « artistes » lancés depuis l'invention du vidéo-clip le sont davantage sur leur désirabilité sexuelle que sur leurs qualités « artistiques »), et même la nourriture est « érotisée ».
Le littérateur Houellebecq, par ailleurs brave petit soldat du défoulement organisé, a raison sur un point : il signale que la société oppose le désir et la satisfaction. Le désir n'est pas seulement promu sous les formes de la publicité marchande – l'alpha et l'oméga de la promotion – mais forcé, outré, omniprésent, intégré dans la compétition quotidienne des pauvres. Une des critiques les plus fréquentes contre la société dite du spectacle est la critique de l'élimination de l'imaginaire au profit de l'image, du possible au profit du réalisé, des grands champs ouverts de la pensée individuelle au profit des enclos de la suggestion collective ; le désir n'est plus seulement guidé, il est perpétuellement exigé. La satisfaction, en revanche, reste cachée, interdite, réprimée, il y a des lieux pour ça. Les raisons de cette dichotomie sont multiples, mais on peut dire que, en effet, la libéralisation du désir s'est faite en occultant la non-libération de la satisfaction. La « libération sexuelle » est essentiellement la libération du virtuel (le désir) alors que la réalité (la satisfaction) est toujours dans l'interdit puritain. La position de la critique héritière de Reich est de se raccrocher à cette importante partie non libéralisée pour continuer à crier à bas le refoulement. C'est aussi la position de la tendance libérale de la middleclass qui est nostalgique de son costume négatif des années où la permissivité triomphait en réussissant à se faire passer pour une opposition.
Il est vrai qu'il y a une « dictature » du désir, et que cette outrance bride le désir : la gestion du désir a d'abord pour effet d'empêcher la transcendance du désir. Il y a bien sûr, dans le stakhanovisme du désir, une guerre contre la satisfaction et en même temps une guerre préventive contre le désir (on suggère, on exige, on impose le désir avant qu'il ne naisse, on le transforme en obligation, en contrainte), mais cette fuite en avant trahit aussi la dangerosité du désir. Et, orienter ainsi le désir, essentiellement pour que les marchandises en deviennent l'objet privilégié, ne garantit pas contre la dangerosité du désir : même en désirant des marchandises on peut devenir ennemi du monde de la marchandise ; et à l'inverse, mais avec le même résultat, on observe que les marchandises censées être les plus désirables deviennent de contraignantes ou de triviales obligations. La satisfaction reste le hic Rhodus du désir, et le principe même de ce monde conduit à projeter des satisfactions hors de portée des désirs, en d'autres termes : éterniser des désirs en les privant de leur fin. Depuis les situationnistes on sait que le mythe de la marchandise est le désir infini qu'elle suscite, et que l'intérêt même de chaque marchandise cesse avec la satisfaction. Dans ce curieux couple où le désir est le projet, indispensable, et la satisfaction l'accomplissement, indispensable, le désir devient la promesse mensongère et outrée d'une réalisation toujours décevante, voire absente, mais dont le vécu de son accomplissement, finalement menaçant, est repoussé hors de sa représentation.
A travers la dialectique du désir et de la satisfaction, telle que la société middleclass la pratique, on a un parallèle exact avec la dialectique de l'existence et de la réalité : le désir tend à devenir tout ce qui existe, le désir tend à l'infini ; la satisfaction est la dure réalité du désir, sa négation. Si fondamentalement hostile à la dure réalité, à la négation, la middleclass est fondamentalement hostile à la satisfaction qui met fin au désir infini, donc hostile au fini, qu'elle redoute comme le jugement dernier, où elle aurait bien du mal à rendre compte de ses désirs inassouvis.
De la société du refoulement imposé à la société du défoulement toléré, les lois n'ont pas changé. Les réglementations entourant la contraception et l'avortement, en effet, concernent seulement la reproduction en elle-même, et non l'acte sexuel, même si elles sont l'expression de la subordination de la reproduction à l'acte sexuel. L'essentiel des lois morales est resté inchangé (l'absurdité appelée mariage continue, inceste et pédophilie continuent d'être interdits, le viol continue d'être un crime, etc.), elles sont seulement tombées en désuétude. La middleclass n'a pas osé fondamentalement modifier le dispositif des règles du jeu qui ghettoïsaient le plaisir, elle a seulement cessé de les appliquer. Dans la période entre le prélude de la révolution en Iran (1968) et son épicentre (1979), la permissivité se pare de négativité. Cette période est le moment de la prise de pouvoir effectif de la middleclass, appuyé sur les apparences négatives de la vague d'assauts de 1968. C'est la période où le plaisir est installé comme fondement sur le principe du plus grand dénominateur commun – c'est-à-dire où toute profondeur est sacrifiée à la superficialité la plus grande. C'est la période où la souffrance commence à être proscrite. Insensiblement, et d'une manière aussi unilatérale et contraire à leur propre signification, le plaisir et la souffrance ont interverti leur place dans le système de valeurs dominant : le proscrit, le plaisir, devient un falot représentant du peuple manipulé par tous les démagogues, et le falot représentant du peuple manipulé par tous les démagogues, la souffrance, devient un proscrit.
Mais dès que la révolution en Iran est arrivée en Iran même, la middleclass qui s'installe au pouvoir dans le monde entreprend de réguler la permissivité et le défoulement. La révolution en Iran est immédiatement une révolte contre l'indignité du défoulement (et dans cette critique, le parallèle avec l'indignité mercantile est constant) et, en même temps, par contrecoup, d'une extension sans limite de la permissivité, cette plate hypocrisie. Relayée par la contre-révolution en Iran même, qui n'a d'autre projet que de la faire cesser, cette menaçante critique de l'étroitesse et des contradictions de l'enthousiasme middleclass au pouvoir (la permissivité au pouvoir n'est pas sans rappeler, dans son idéalisme positiviste, l'arrivée au pouvoir de la bourgeoisie romantique, en 1848) amène aux affaires la fraction conservatrice de cette middleclass. Avec Reagan, Thatcher, la junte turque et le PRI en Iran, puis Mitterrand, Kohl et Gorbatchev, on va maintenant réactiver les dispositifs traditionnels et réduire la permissivité aux représentants de la middleclass – il naît alors une sorte de haute et une sorte de basse middleclass – et à la substance petite-bourgeoise de l'universalité, la marchandise. La liberté de la marchandise devient le fondement du plaisir ; et l'Etat a pour rôle de protéger le plaisir : on tire des barbelés autour du ghetto, et on en contrôle l'accès. Face à la révolution, on réactive et on réhabilite la police, qui, associée au refoulement, était jusque-là honnie par la middleclass permissive.
C'est à ce moment qu'apparaît le sida. Le sida est venu accompagner la restauration des vieilles valeurs religieuses au sein de la middleclass. Le sida a été immédiatement utilisé comme un frein au défoulement, comme un retour triomphant de la culpabilité. Très rapidement la thèse d'une action policière par les services secrets américains a été l'une des idées avancées pour expliquer l'origine de cette épidémie mystérieuse. Même si cette hypothèse est fort peu probable (les rétrovirus sont découverts par la communauté scientifique en 1977 – et il paraît fort peu plausible qu'une telle découverte ait été faite plus tôt et soit restée cachée par les services secrets américains – et comme le temps d'incubation du sida dure environ vingt ans, la véritable épidémie n'aurait pu commencer qu'à la fin du siècle, si l'action policière avait été une conséquence immédiate de la découverte scientifique), elle montre assez nettement que la culpabilité publique envisageait des répressions de la part du parti au pouvoir.
Découvert et identifié autour de 1980, on fait remonter, en 1982, le virus du sida à un cas de 1974 (il y a alors officiellement 259 cas et 99 morts aux Etats-Unis). En 1990, la VIe Conférence internationale sur le sida à San Francisco, au milieu de la troisième vague d'assauts de la révolution en Iran, estime qu'il y a un million de cas dans le monde. En 1997, alors que la trithérapie commence à enrayer la maladie dans les Etats occidentaux, le nombre de morts est estimé à six millions en vingt ans.
L'efficacité de la maladie est d'abord une efficacité policière et régulatrice. « Quelle est la différence entre un séropositif qui s'ignore et une personne qui ne l'est pas ? Aucune. C'est peut-être une lapalissade, mais il n'empêche qu'à contrario toute personne s'est dit un jour "et si j'avais le sida ?". Et c'est peut-être là que commence le phénomène du sida. Il interpelle inconsciemment. » (HIV-Sida.com). Le sida est un phénomène, au sens hégélien du terme, un moment de l'esprit dont le sens n'est pas en lui-même. Le sida, mieux que n'osaient le rêver les contre-révolutionnaires iraniens, a réinstallé la peur auprès de la sexualité, c'est-à-dire auprès du plaisir, car la sexualité reste le plaisir incarné du matérialisme middleclass, c'est-à-dire le véritable plaisir, l'absolu du plaisir. Le sida a été utilisé comme le barbelé le plus efficace autour du ghetto du plaisir comme valeur-clé de l'époque. Le sida est un interdit violent déguisé en fatalité naturelle. Le rééquilibrage banal des valeurs autour de la sexualité, depuis le sida, est le suivant : tout est permis, mais il est recommandé de rester prudent, sur ses gardes, en défense, modéré, moyen en tout. Le plaisir doit rester sous contrôle. C'est parce que le sida promeut à ce point l'intérêt de la gestion du plaisir que les soupçons d'une inoculation volontaire ont pu être si forts.
Le sida a permis à la sexualité d'accéder à l'information dominante sur le mode de l'humanitaire ; mais surtout il a permis à l'information middleclass d'étendre son discours moral à la sexualité, qui était le point névralgique de la middleclass, et qui était une activité hors contrôle, quoique moins menaçante pour le pouvoir de la middleclass que celle-ci ne le craignait. Mais si, avec l'humanitaire, l'information doit toujours faire appel à des émotions artificielles, auxquelles le public adhère finalement, avec la sexualité, le scandale permanent naît de la révélation. Le sida a été le premier scandale sexuel mondial. Les homosexuels, qui constituent la première des « communautés » sexuelles, ont été à la fois violemment réprimés par le sida lui-même, avant que celui-ci singulièrement ne se généralise aux hétérosexuels, puis victimisés officiellement. Les homosexuels sont les juifs de la sexualité.
Le sida est un excellent support pour inculquer profondément les valeurs dominantes : séparation des pauvres en identités selon le besoin, ici sexuel ; retour du sacré, intégré dans la rationalité, avec laquelle il est pourtant en parfaite contradiction ; la mort comme interdit, comme tabou (toute la propagande pour le préservatif ressemble exactement à celle pour la ceinture de sécurité en voiture : on exclut autoritairement le désir de pousser sa vie jusque dans la mort ; l'ennui et la résignation sont préférables à la mort ; même l'amour, qui dans le sida peut facilement conduire au dédain du préservatif – tu as le sida, je t'aime, je veux mourir de ce qui te tue, mourir avec toi –, n'est pas admis comme volonté de braver l'idéologie de la survie). Enfin, le caractère marchand du sida a été nettement affirmé depuis la découverte de l'onéreuse trithérapie : les rejetons de la middleclass d'abord, les autres peuvent crever.
Depuis 1996, pédophilie est devenu un mot-clé pour dire mal, comme négationnisme. La permissivité avait seulement banni le terme « moral », et par conséquent vidé le pôle du mal de ses contenus. Lors de la troisième vague de révolte de la révolution en Iran (1988-1993, après 1968 et 1979), la middleclass a perçu ce manque comme une faiblesse défensive contre les gueux à l'assaut. Elle manquait d'interdits universels, de scandales moraux et émotionnels qui paralysent toute réflexion et toute action, et qui puissent, par là, diviser les gueux. Le meilleur moyen de lire la peur profonde de la middleclass face à cet assaut contre sa société, qu'on peut tout à fait entendre dans son sens sexuel, est sa promotion de la pédophilie comme un nouvel absolu du mal.
C'est en 1996 en Belgique, avec l'affaire Dutroux (qui enlevait des fillettes et des jeunes filles pour les vendre), que commence l'hystérie antipédophile. Tout de suite la pédophilie est amalgamée à la violence sexuelle, alors que le viol est l'exception dans la pratique pédophile, tout comme dans la pratique non pédophile (Dutroux n'est pas un pédophile mais un commerçant). C'est que la middleclass, elle-même infantile, s'est sentie brutalement prise à partie et même violée dans sa misère tranquille. Après avoir été le cœur de la défense du vieux monde face à la vague d'insurrections de 1988-1993, la middleclass a accéléré sa scission entre une haute middleclass et une basse middleclass, qui est essentiellement le petit emploi. En effet, non seulement la basse middleclass n'a pas été remerciée de son dévouement et de ses sacrifices par la haute middleclass triomphante, mais elle menace à tout instant d'être versée dans l'innommable gueuserie. Une première protestation spectaculaire de ces successeurs méprisés et grugés de la petite bourgeoisie avait déjà eu lieu, sur le mode de l'indignation sociale, lors de la grève générale en France à la fin de 1995. L'antipédophilie, sur le terrain non encore utilisé à des fins de débat public, la sexualité, est l'allégorie de la protestation vertueuse de cette basse middleclass, qui veut que son infantilisme soit reconnu, à l'abri de ces agressions si dangereuses pour sa virginité, pour son intégrité même, aussi bien contre les fulgurants assauts gueux, qui veulent en finir avec son existence, qu'avec les réorganisations autoritaires des gestionnaires vainqueurs, qui ont hâte de profiter de leur victoire, peut-être fragile. C'est blanche comme la colombe, innocente comme l'agneau, passive comme le légume que la basse middleclass voudrait paraître, pourvu qu'on ne change jamais rien à l'équilibre instable qu'elle croit le meilleur des mondes. Et par conséquent, elle voudrait que les autres divisions informelles de la société soient comme les rêves de sa piétaille, à l'abri du danger et du temps, aussi bien la haute middleclass que les gueux, aussi bien l'humanité que le monde.
Dans ce compte de fées de ses propres peurs – si bien que la morale ne paraît rien d'autre aujourd'hui qu'un univers fantasmagorique pour vieux enfants atrophiés –, la middleclass se retaille un personnage délirant de l'enfant.
L'enfant est d'abord défini par son âge légal. Les Etats ont inventé des âges de « majorité sexuelle » qui selon la permissivité au pouvoir varient de 12 ans à 18 ans. La seule réalité qui structure l'âge des enfants est la scolarité, parce qu'elle est divisée en classes superposées d'un an à l'autre. Mais pour ce qui est « sexuel », l'âge de la puberté varie grandement, et celle de la maturité, c'est-à-dire de la capacité à l'emploi de sa sexualité, encore plus ; dans ce domaine, l'école est encore un vestige de l'organisation du refoulement : les enfants qui s'évadent de l'école sont plus mûrs que ceux qui y restent parqués.
L'enfant est ensuite idéalisé. La contraception a diminué le nombre des enfants. La baisse de la mortalité infantile, qui contribuait aussi bien à banaliser l'enfant qu'à familiariser avec la mort a conduit à une sorte d'adoration de l'enfant. La répugnante kermesse marchande appelée Noël n'est nulle part plus fanatique que là où le Christkind s'est superposé au Père Noël. C'est l'enfant qui doit être l'épicentre fêté de cet abrutissement collectif qui est aussi le lieu des règlements de compte familiaux. Plus il devient unique, plus l'enfant est la justification unique, l'avenir et le ciment de la famille, l'objet adulé et désiré, parce qu'il porte en lui la résignation la plus profonde, mais la plus profondément dissimulée. Ce n'est plus autour du couple parental – devenu fluctuant – mais autour de son produit, éternel et socialement vide, l'enfant, que s'organise la famille.
Cet enfant idyllique, pour lequel aucune sentimentalité n'est de trop, est le rêve refoulé de l'adulte, un âge d'or auquel une époque moins respectueuse de l'individualité et du décor quotidien n'avait pas encore permis l'accès pour les générations adultes de 1996 quand elles étaient elles-mêmes dans l'enfance. L'enfant, qui est souvent le trompe-l'œil de la résignation, est la reconstruction du passé, la machine à remonter dans le temps, pâte à modeler sacrée, éternel recommencement, retour heureux ou conservation enfin réussie, miroir déformé qui, en regardant vers l'avenir, corrige le passé. L'enfant est la reconstitution de l'androgyne originel, l'unique qui réconcilie les sexes divisés dans l'idéologie de la division des sexes. Il n'y a pas si longtemps, les enfants étaient la richesse des parents, aujourd'hui, dans un monde où l'avenir n'est perçu, à juste titre, que comme la destruction de cet écrin, les enfants sont devenus leur gouffre, leur danseuse chaste, leur luxe, leur ruine. Comme une anticipation du clonage, l'enfant est perçu comme le clone rédempteur des géniteurs, la solution des malheurs que leur miroite la psychiatrie depuis Freud et Reich, le paradis qui a dépassé le couple refoulement-défoulement. Et c'est le terreau rêvé de la construction de l'individu idéal, du moi sublimé qui n'a pas besoin de transformer la société pour s'accomplir car il résorbe idéalement l'aliénation.
Un tel monstre, bien entendu, doit être parfaitement asexué. Dans la vie des géniteurs, l'enfant est censé refouler le refoulement par sa simple conception, et accomplir le défoulement, par sa sacralisation : l'enfant d'aujourd'hui a concentré tous les poncifs éculés de l'ange chrétien. Son rôle social d'épicentre des désirs est censé annuler tous les désirs sexuels. Mais l'enfant lui-même, non seulement ne doit pas être objet de la satisfaction, mais même pas sujet du désir. L'enfant est censé ne pas connaître le désir, ne pas l'exprimer, et ne même pas songer à l'assouvir. Et lorsque l'enfant « s'éveille à la sexualité », c'est dans l'étroit encadrement parental, c'est-à-dire auprès des gardiens les plus autoritaires et les plus incapables de lui parler de désir, de lui montrer du désir, de susciter du désir conscient, permis ou ravageur. Comme l'école, la famille ou le « foyer » sont restés les places fortes au dos rond du refoulement très tôt inculqué à l'enfant, qui doit d'abord travailler pour s'en émanciper, et s'en émanciper pour accéder à son tour au défoulement comme récompense. Car pour la middleclass, c'est toujours le travail qui légitime la satisfaction ; et c'est pourquoi l'enfant, qui n'a pas encore travaillé, auquel on apprend laborieusement la satisfaction, est censé ne pas concevoir de désir. En attendant, et dans le meilleur des cas, il lui sera toléré une sexualité passagère, et encadrée par un environnement déjà colonisé et organisé par les marchands, avec les gens de son âge.
Mais derrière l'ange, la dialectique inconsciente de la middleclass découvre avec une horreur agrandie par le contraste le démon. L'enfant adulte, l'enfant révolté, l'enfant indocile, imprévisible, insensible, dur au mal, indifférent à la mort et joyeux dans la destruction des carcans rembourrés de la middleclass se faufile au fond de la galerie des horreurs de la morale. Depuis qu'à Matagalpa, en 1978, la middleclass qui soutenait ses guérilleros sandinistes a vu surgir et a cru devoir faire massacrer des enfants, plus radicaux que tout ce qu'auparavant, l'irréductible silhouette de l'enfant maléfique est venue hanter l'incompréhension de la middleclass, lui crache au visage en riant, lui arrache les parties, et lui éclate la tête. L'enfant parricide, l'enfant-menace traverse la littérature du XXe siècle, de la 'Therese' de Schnitzler à la compagne du personnage principal des 'Particules élémentaires' de Houellebecq. Cet horizon noir, dont il vaut mieux se détourner, l'enfant délinquant, maudit, est d'autant renforcé qu'il contredit radicalement l'idylle infantilisée de la progéniture idéale de la middleclass. Et cet enfant inavouable, chez qui la vérité est diffamée en haine, ne peut évidemment paraître dans l'hagiographie d'une middleclass appliquée à gérer l'immobilité jusque dans son économie des désirs et des satisfactions : il bande.
C'est parce que l'enfant est devenu, dans l'idéologie dominante, cette sublimation incarnée de la satisfaction, donc de la sexualité passive enfin réussie, que sa sexualité active qui réalise des désirs est interdite. Le pédophile, en principe, est quelqu'un qui recherche une sexualité avec un enfant prépubère, avec son consentement. Ceci est déjà perçu comme un viol, et doit être interdit au même titre que la manipulation d'un bibelot en or massif, entreposé sous verre dans un musée. Il n'est même plus nécessaire de rappeler que ce qu'on appelle aujourd'hui pédophilie a fait partie de la plupart des sociétés connues, comme chez les Grecs où c'était un rite de passage à l'âge adulte. On passerait aujourd'hui pour pédophile en rappelant que la meilleure façon d'apprendre la « sexualité » adulte est de la pratiquer avec ceux qui en ont l'expérience et que cet enseignement devrait commencer dès que cette « sexualité » se manifeste, avant que le refoulement ne s'installe, c'est-à-dire avant la philosophie dans le boudoir, si l'on veut des élèves formés à ce qu'ils doivent pratiquer. Pour cet apprentissage, les pédophiles semblent de meilleurs pédagogues que les parents incestueux, et les parents incestueux que les parents chastes et refoulés qui prétendent aimer leurs enfants sans les désirer, comme si l'amour n'était pas justement un paroxysme du désir.
C'est l'information dominante qui a construit le scandale de la pédophilie. En effet, avec la pédophilie, l'information commence à s'introduire à l'intérieur des foyers. Comme la Légion étrangère, la famille suspendait les lois extérieures de la société. Dans le foyer, ce sont les lois édictées là qui ont cours, dans le silence et avec la complicité tacite de la société. Ce qui est privé n'est même rien d'autre que cette législation particulière et spéciale qui échappe à la législation générale et publique. Ce qui était privé jusque-là devient maintenant public. La violence et la sexualité entre adultes et enfants commencent maintenant à être exposées. Face à cette intrusion policière et normalisatrice dans le foyer, la réaction antipédophile de la middleclass est celle du collaborateur fasciste dans 'le Conformiste' de Bertolucci qui, en 1943, à l'arrivée des Américains, dénonce aussitôt un de ses camarades pour n'être pas dénoncé lui-même. L'indignation antipédophile est la profonde et inconciliable terreur de ceux qui craignent d'être pris à leur tour, pour un crime que pour la plupart ils ne pensaient et ne savaient même pas être un crime.
La famille au sens large, cette union lâche du lien du sang, est doublée aujourd'hui d'une cuirasse d'affectivité. C'est devenu la fonction principale de la famille : un réseau flexible où l'affectivité s'épuise en rond. Même des individus qui se disent ennemis de la famille, parce que la structure autour de l'enfant-ange fantasmé, archétype radical du jeunisme, et le principe identitaire représentent des conservatismes mutilants, ne rompent pas avec leur famille parce qu'ils « s'entendent bien » et même « aiment » l'un ou l'autre de ses membres. Ce cercle de l'affectivité construit sur le lien du sang et maintenu par les lois qui protègent la famille est le premier cercle de l'affectivité, celui qui ne change jamais. Au-delà, des excursions, des vacances sont permises, des affectivités intermittentes ou subordonnées, comme l'amitié, sont tolérées. Mais le cercle affectif familial, cette brume tiède et souvent pénible, que croient indispensable ceux qui y pataugent de délices prétendues en nausées refoulées, ce bourbier pour l'intelligence pratique, reste le fondement, la base indiscutable, à laquelle la middleclass reste aussi attachée qu'elle prétend en être affranchie. L'affectivité est la bonne conscience là où le plaisir est la mauvaise. C'est par cette masse inamovible et molle que l'information dominante pénètre dans le foyer. Ce sont ces valeurs, ce noyau d'affectivité, ce cloaque de bonnes intentions qu'elle vient pêcher. Mais pour cela, il faut nettoyer ce cocon de toute sexualité effective. Celle entre parents et celle des autres adultes entre eux y est seulement figurée, fantôme travesti en évidence naïve. Mais toute autre forme de sexualité, notamment celle entre adultes et enfants, y est désormais interdite par la publicité, quand Big Brother s'installe dans l'alcôve où devra désormais régner un ordre édicté ailleurs.
Après la grande grève de 1995 en France, les manifestations antipédophiles de 1996 ont surtout continué la protestation gémissante de la basse middleclass contre la haute middleclass. Une fois battue la grande vague de révoltes gueuses, une basse middleclass se cristallise à partir du danger d'être non seulement privée des fruits de la victoire conservatrice, mais d'être épurée, de subir dans la société la rationalisation brutale qui a lieu dans les entreprises, et d'être expulsée par le bas d'une middleclass rétrécie et élitaire. Elle proteste donc. Cette protestation est bien différente de la sauvage attaque des gueux, qui était attaque contre le respect même et, par conséquent, contre toute règle établie. La middleclass se plaint au contraire que les règles du jeu ne sont pas appliquées. Elle ne casse rien, elle ne pille rien, elle n'attrape personne par la cravate. Elle paie son passage par l'information dominante en lui ouvrant son intimité. Elle veut que les lois en place soient activées, appliquées, étendues. Elle radicalise son conservatisme pour montrer combien elle est soumise. Elle gémit humblement pour que la morale soit respectée. Elle supplie qu'on renforce les interdits que la permissivité avait ridiculisés, puis oubliés. La Marche blanche, le 20 octobre 1996 (250 000 manifestants à Bruxelles), a été la démonstration de la petite middleclass qui voulait prouver qu'elle existe et qu'elle compte ; qu'elle, en entier, est morale, et que les crimes ne sont jamais commis que par les autres ; que l'Etat, sa justice et sa police, étaient vautrés dans l'incurie à laquelle conduit une permissivité trop grande. Sur ce dernier point, au moins, l'Etat a entendu le message comme s'il s'agissait d'un chèque en blanc pour resserrer les lois. La haute middleclass reste cependant plus dure d'oreille en ce qui concerne l'autre aspect de son incurie, la corruption. En effet, le produit de la corruption contient tous les buts de la middleclass, de la richesse présumée à l'intelligence présumée, en passant par le plaisir sexuel inépuisable. La basse middleclass, elle, fière d'avoir montré sa force, qu'elle rêve proportionnelle à sa masse, est rentrée en rampant. Depuis, hypocrite ou inconscient, dans sa peur et sa rancune, ce troupeau amorphe continue à gémir pour que les boulons continuent d'être chaque jour plus serrés.
Mais l'hystérie antipédophile a permis une autre opération de police. L'Internet, né de l'armée américaine et dont l'enfance s'est déroulée dans l'université, arrivait à l'âge adulte. Ridiculisant les frontières d'Etat, mettant hors de service la plupart des lois morales, dans la plus pure tradition permissive de la middleclass de 1968, la liberté d'expression et d'accès de ce nouveau média était portée aux nues par ceux qui y avaient accès et pouvaient s'y exprimer. En vérité, la liberté d'expression de l'Internet est essentiellement la liberté d'exprimer ce que n'exprime plus l'information dominante, verrouillée dans son monolithisme, et campée sur ses modes de fonctionnement éprouvés. L'information dominante, c'est-à-dire essentiellement presse et télévision, qui venait de prendre le contrôle sur l'idéologie de la planète à la faveur de la défaite des gueux en 1993, a immédiatement tenté de s'emparer du nouveau média et de l'assimiler. Mais l'entreprise n'est pas simple, les deux réseaux ne sont pas exactement compatibles, la vitesse, l'émiettement, et l'accessibilité du discours sur l'Internet échappent à la tendance unificatrice du discours middleclass à travers son parti de la communication, c'est-à-dire l'information professionnelle.
La première tentative de réguler l'Internet dans le monde, la lutte de ce parti de la communication contre le négationnisme, avait échoué parce que le négationnisme est toléré avec une certaine bienveillance par de nombreux Etats ; de même, les autres maux absolus de l'Occident, comme le terrorisme ou le fascisme, le mépris des droits de l'homme, ne font pas l'unanimité du conclave des polices. Pour réguler l'Internet il faut en effet l'accord de tous les Etats. Or, aucun Etat ne protège ni ne tolère la pédophilie. En bombardant les pédophiles, l'aviation de l'information dominante prépare le terrain pour l'intervention des porte-menottes de l'Etat. Le scandale soudain de la pédophilie est donc aussi l'opération qui va permettre de poser les premières limites à la permissivité de l'Internet.
Les nouvelles formes de manipulation de la reproduction et de l'acte de reproduction, du bébé éprouvette au clonage en passant par les « organismes génétiquement modifiés », inaugurent une seconde étape dans le développement de la morale identitaire de la middleclass. Elles mettent cette pensée molle et bornée devant une responsabilité générique à laquelle, de toute évidence, elle n'est ni préparée ni même adaptée, on serait tenté de dire génétiquement. La « bioéthique », c'est-à-dire la régulation morale face aux nouvelles possibilités de modifier les corps, met en scène les deux partis du « débat » officiel : d'un côté, le parti moral qui se plaint à juste titre des risques énormes de ces manipulations et qui s'y oppose par conséquent, en arguant de notre responsabilité sur l'avenir ; de l'autre, les marchands, qui ont pour but, plus ou moins avoué, le profit que vont leur permettre ces manipulations, but dérisoire par sa myopie, mais but. Car ces deux parties se différencient finalement selon leur téléologie : le parti non marchand de la middleclass n'a ni but ni projet et préconise de plus en plus d'interdire tout ce qui pourrait faire obstacle à quelque but ou projet hypothétique des générations futures – sans même s'interroger sur sa propre absence de but qui engendre un conservatisme si absolu, et sur ce qui pourrait permettre à ces générations futures d'avoir un but, avec un tel héritage ; et le but des marchands, si visiblement néfaste par sa perspective si rétrécie et par les dangers inconsidérés qu'il fait peser sur l'espèce humaine même sur le moyen terme (l'industrie pharmaceutique est devenue en peu de temps l'une des industries les plus hostiles à l'homme), semble pourtant être le but qui va déterminer la régulation de la « bioéthique ». En effet, ce monde est marchand, et interdire les manipulations génétiques à des fins marchandes ne pourrait se faire qu'en interdisant les fins marchandes. Au moment où les Etats se dotent de règles contre ces manipulations, le parti marchand annonce déjà qu'il passera outre.
Depuis plus loin, mais avec une ampleur exponentielle, la démocratie est maintenant entrée dans le vocabulaire assez ouvert des mots-clés de la morale middleclass. Les deux partis qui avaient eu raison de la révolution en Russie, la bourgeoisie et la bureaucratie, se réclamaient encore tous deux d'une démocratie, qu'ils avaient pourtant éradiquée avec l'élimination des assemblées souveraines pratiquant la révocabilité, les conseils. Pour dissimuler le coma de ce pouvoir populaire disparu, ces deux partis s'étaient vêtus de son nom, et feignaient de disputer, par-dessus le mur de Berlin, de ce qu'était véritablement la démocratie. Mais depuis que la middleclass a supprimé en les conservant les bourgeois et les bureaucrates, on en est même à regretter cette parodie de fausse dispute sur la souveraineté de tous. Le terme démocratie n'est plus discuté, il est devenu un synonyme de bien, d'autant plus inattaquable qu'il est devenu creux comme une évidence depuis que son sens s'est déplacé d'un mode de fonctionnement à une prescription de comportements et d'attitudes. Cette dérive permet à l'information dominante de crier, sans contradiction, à la victoire ou à la défaite de la démocratie, lorsque le parti qu'elle soutient dans un Etat qui n'a pas encore une longue « expérience » de la démocratie est vainqueur ou vaincu dans une élection. Un tel abus du concept a pour conséquence d'inverser les priorités entre politique et morale : la morale n'est plus une division de la politique, c'est la politique qui tend à devenir une division de la morale, comme dans toute théocratie où gouvernent les dogmes irrationnels. Mais le principal résultat de cette moralisation de la démocratie est de transformer en ennemi explicite de l'idée même de démocratie la plupart des ennemis implicites de la middleclass. De nombreux gueux aujourd'hui veulent combattre la démocratie parce qu'ils emploient le mot dans les termes de la société qu'ils combattent où elle signifie hypocrisie pour gouverner, liberté pour les gestionnaires et servitude pour les gérés. Il faut donc signaler une fois encore que les véritables ennemis de la démocratie sont les porte-parole de cette middleclass, qui ont réussi à transformer la souveraineté de tous en principe moral, donc policier, en bien indiscutable, en et pour soi, absolu et éternel.
Dévitalisée depuis qu'elle fait partie du dentier moral de la middleclass, la démocratie parlementaire continue de perdre le peu de prérogatives qui lui donnaient un semblant de représentativité. De multiples organismes supranationaux (policiers, militaires, économistes, moraux), qui se sont affranchis de la mascarade de rendre compte devant des électeurs, pourtant le seul et ultime alibi d'une démocratie middleclass, imposent désormais leurs décisions aux Etats, censés être les représentants des peuples. Et la justice prétend maintenant devenir un interprète de la morale dominante, dans le monde. Ainsi on juge comme criminels d'anciens dictateurs (à La Haye, Milosevic est carrément accusé de « génocide »), jadis alliés de leurs accusateurs, pour des caricatures de crimes. La constitution de cette juridiction mondiale commence par ces commodes têtes de turc pour que même les pauvres cautionnent une telle mise en place d'outils répressifs qui ne sont pas même leur émanation dans l'apparence. La justice dominante, une fois de plus, veut faire croire qu'elle est au service des pauvres. On imagine sans peine comment de tels tribunaux fonctionneront s'ils survivent à la prochaine révolte, et contre qui.
Il ne faut voir dans cette exemplaire réalisation d'une morale middleclass que le début d'un arbitraire violent et hypocrite. Lorsque les gestionnaires de la société, quels qu'ils soient, se sont suffisamment affranchis de la démocratie pour installer leur bien, leur intérêt, leur vision réduite du monde en bien universel, en intérêt universel, en vision universelle du monde, alors on entre en dictature. Le coup de gestion du 11 septembre 2001, où deux fractions de gestionnaires s'affrontent au moins dans l'apparence, a été, ainsi, le premier acte aux conséquences immédiatement policières pour faire coïncider cette morale avec cette dictature.
La participation des pauvres à la morale dominante a toujours été essentielle pour les gestionnaires au pouvoir. C'est l'un des rares outils de gouvernement où le gouvernement, quel que soit le régime, est contraint à un soutien par les démunis. Alors que les préceptes politiques, philosophiques, esthétiques, théologiques des dirigeants de la société sont largement désapprouvés par ceux qu'ils dirigent, le consensus sur la morale est indispensable. Si les pauvres attendent quelque chose de la part de leurs gestionnaires, c'est un mode d'emploi de leurs propres comportements, c'est de leur donner ces règles du jeu. C'est pourquoi, comme le fait observer Nietzsche, la morale est toujours une morale de pauvres.
Les pauvres d'aujourd'hui sont infestés par la morale dominante, mais de manière inégale entre eux. On le voit dans les prisons, où tous ces punis d'infractions contre les règles du jeu dominant (morale et lois) sont ennemis entre eux, chacun se voyant reprocher par d'autres détenus les infractions qu'il a commises.
Les pauvres obéissent donc la plupart du temps à la plupart des préceptes moraux, mais pas tous aux mêmes ; et ils peuvent même s'entre-tuer pour défendre des principes moraux opposés et édictés par leurs ennemis. De plus, ils ont souvent leurs propres lois, qui renforcent sur de nombreux points les règles des gestionnaires de ce monde. Les gangs de jeunes des hoods américains, des townships sud-africains ou des banlieues européennes ont, comme dans les associations dites de grande criminalité, instauré entre eux des lois plus sévères que dans la société ambiante, ce qui semble une nécessité de survie, un peu comme pour un sportif dont l'entraînement serait plus dur que la compétition, ce qui fait que la compétition – ici la confrontation avec l'Etat – lui paraît une récréation.
Les pauvres modernes non gueux, c'est-à-dire ceux qui ne sont pas à l'offensive, sont fondamentalement obéissants aux règles morales dominantes, plutôt par lâcheté et résignation que par goût et accord. Les mœurs des gestionnaires se délitent ? les pauvres y voient la permission de se soustraire à la rigueur des règles. Ainsi, la corruption des mœurs est en train de se développer en gagnant tous les pauvres. Le respect de la parole, ou de la vérité formelle, y ont perdu leur sens et leur intérêt. L'ignorance des pauvres, qui paraissait au XIXe siècle encore liée à l'éducation, tient essentiellement en ceci : les pauvres n'ont plus les outils pour savoir ce qu'est la vérité, et même à quoi sert la vérité. Et il est tout à fait équivalent de dire que les pauvres n'ont pas les moyens de savoir ce qu'est la vie, et à quoi elle sert ; ce qu'est le monde, et à quoi il sert ; ce qu'est l'histoire, et à quoi elle sert.
Une cause principale de révolte des pauvres, et particulièrement d'émeute, est l'injustice, qui est l'immoralité de ceux qu'ils croient riches. Les pauvres se révoltent contre la permissivité morale, la corruption, et en règle générale aussi souvent qu'ils peuvent contre les manquements de leurs gouvernants à leurs propres règles et lois. Bien plus de combats de rue ont pour prétexte une illégalité de gouvernants que le refus d'une nouvelle loi indigne, qui pourtant sont si nombreuses. Par là aussi se mesure la néfaste allégeance des pauvres aux lois.
Pourtant, si toute morale est pauvre, et si les pauvres manifestent fondamentalement leur pauvreté en étant conformes à la morale, la morale ne peut pas véritablement appartenir aux pauvres. La morale est un outil de domination et les pauvres n'adhèrent à ce discours contre eux qu'en partie, chacun étant divisé sur les lois, et à durée déterminée, tant même les lois les plus « fondamentales » sont susceptibles de changer. Le véritable attachement des pauvres à la loi est sans doute là, comme la métaphore de leur soumission : la morale est un discours qui affirme l'éternité des règles du jeu relatives et changeantes, et la soumission est essentiellement de croire et de participer à ce mensonge.
Il n'y a pas à tracer de règles de comportement, de bien et de mal, de Sittlichkeit, pour un renversement hypothétique des gérants de la société, de son éthique, c'est-à-dire de sa morale. Les règles qui peuvent être proposées sont celles qui correspondent à des buts concrets, en cours, définis par les joueurs eux-mêmes. Elle appartiennent à ceux qui réalisent ces buts ; et leurs ennemis, qui sont les nôtres, sont ceux qui tentent d'idéaliser ces buts, c'est-à-dire de les mettre hors de portée, éternellement.
Pour en finir avec la morale il faut encore signaler qu'elle suscite peu la colère, mais plutôt le dégoût. On est plus tenté de la mépriser que de la haïr, de l'éviter que de l'affronter. Ce texte même a longtemps été différé et, de tous ceux qui tentent de situer la téléologie moderne dans l'époque où elle est née, il est celui qui contient le moins de plaisir, qui ressemble le plus à un travail. Il ne décrit aucune offensive, seulement des réajustements gluants, mous et sournois et tente, pour une fois, d'explorer le point de vue de l'ennemi. Même si elle nous coûte, il nous semble que cette démarche est nécessaire, parce que toute l'activité morale de la middleclass sert à ralentir, à alourdir, à faire vomir, à endormir. Il ne nous suffit pas de dire que nous combattons le monde de l'ennui, encore faut-il montrer en quoi il est tapissé de bonnes intentions, de sentimentalités croupies, de raisons, de traditions et de justifications, plus efficaces pour conserver ce qui est là que la plupart des charges d'une police antiémeute bien entraînée. Cette chape de boue nous semble avoir sa place dans la compréhension de l'époque sous son point de vue le plus offensif, parce qu'elle a la matière et la manière de ce qui y est attaqué.
(Texte de 2002)
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