De la méthode (que diantre !)


 

Nous ne l'avons pas encore assez dit : notre objectif est de finir le monde. 

Cet objectif nécessite une stratégie. 

Finir le monde, c'est le réaliser. Réaliser le monde, c'est le réaliser pratiquement. Réaliser pratiquement le monde appartient au genre humain en entier. Nous voulons que s'ouvre le débat, non pas sur le fait de savoir s'il faut finir, réaliser le monde, mais sur quand, comment. Ce débat est notre objectif stratégique. 

De cet objectif stratégique provient notre analyse de la situation : d'un côté, tous ceux qui ne veulent pas de ce débat, soit parce qu'ils veulent éterniser le monde soit parce qu'ils font simplement obstruction par ignorance ou maladresse ; de l'autre, ceux dont le discours peut être considéré comme embryon de ce débat. 

De ceux-là, nous n'avons pas entendu les paroles, mais leurs actes font parole. Seul dans l'acte irrécupérable, sans encadrement, sans discours construit, qu'est l'émeute moderne trouvons-nous la vie, la négativité et l'horizon suffisamment dégagé pour espérer que soit prise pour objet la grande question dont la réponse nous fait tant défaut. Mais l'émeute elle-même ne pose pas la question de la fin du monde. Elle est seulement la seule réunion qui peut l'esquisser. C'est peu et c'est déjà beaucoup. 

C'est pourquoi nous avons entrepris et continué de connaître et de faire connaître ces instants trop éphémères et trop séparés. Nous ne pouvons pas enseigner aux émeutiers du monde comment poser le débat, c'est l'inverse. Dans notre stratégie, ce sont ceux qui l'exécutent qui sont les maîtres de la tactique, et non ceux qui l'observent. Aussi, non seulement les émeutiers modernes suppriment nos présupposés, mais ils font et disent ce qui est nouveau dans notre temps ; et tout ce qui nous y paraît nouveau, nous en cherchons l'origine émeutière, c'est-à-dire le négatif qui l'a forgé. 

Comme la volonté théorique de révéler l'émeute comme charnière de notre époque (c'est d'une bibliothèque dont les émeutiers modernes manquent le plus, c'est d'une émeute dont les bibliothèques modernes manquent le plus), c'est sur la connaissance des émeutes et des insurrections que, en retour, nos analyses se sont construites. Ce n'est pas une théorie de la finalité qui nous a conduits à examiner l'émeute, c'est le frisson particulier de l'émeute, l'empire et la liberté de son exigence qui sont à l'origine d'une théorie de la finalité. Les événements construisent notre théorie, et la modifient. Chez les conservateurs de ce monde, les événements ne servent qu'à confirmer leur théorie, et l'éternisent. 

La constitution de dossiers d'émeutes est donc la base, plus solide qu'il n'y paraît, de notre parti pris. Ces dossiers sont des dossiers de presse, presque exclusivement quotidienne. Dans tous les cas, la maniabilité d'un dossier, c'est-à-dire la lisibilité de l'événement, est préférée à son exhaustivité. En permanence nous opérons ainsi des choix (gargl à qui se trompe !) qui favorisent la subjectivité de notre documentation, et qui rejettent et critiquent son objectivité. La Bibliothèque des Emeutes en tant qu'institution est une critique de l'institution, en tant que connaissance une critique de la science, ici et maintenant une négation vivante de ce que les « historiens » (qu'ils y restent !) appellent l'histoire. Plutôt qu'une couverture, la somme de nos dossiers est une arme, plutôt légère que lourde.

Si la presse quotidienne ennemie en constitue la presque totalité des munitions, c'est pour les raisons suivantes : la télévision n'est que le digest épuré et criard de la presse quotidienne ; la presse périodique est pauvre en faits : elle les présuppose connus à travers l'information quotidienne, elle en fait la synthèse dans l'idéologie dominante, dont elle est la caisse de résonance ; les rapports de particuliers venant d'un terrain de bataille sont rarement fiables, entachés de partialité et d'idéologie : cette source sacrée du mouvement « révolutionnaire » est devenue presque aussi tarie que polluée, et occasionne bien plus d'erreurs d'appréciation qu'elle n'en corrige ; enfin, l'information ennemie, quotidienne, est devenue en tant que parti de la communication un moment de toute émeute. Son rapport, qui peut aller de l'occultation au spectacle, et du mensonge intentionnel et continuel aux contradictions et révélations les plus ingénues, est un élément de compréhension, que son effet de feed-back a rendu incontournable, de tout événement. En revanche, il suffit de très peu de journaux quotidiens. Tous disent la même chose, parfois au mot près. Mais les sortir de leur contexte quotidien pour les associer à la suite dans un dossier permet d'aligner toutes les distorsions qui, dans leur unité et leur séparation journalières, s'effacent. 

Les dossiers de la Bibliothèque des Emeutes sont un détournement du discours dominant. L'incompréhensible, les a priori et les négligences, la couche morale de cette objectivité hypocrite, mis bout à bout, révèlent des événements et permettent des hypothèses, au moins dangereux pour l'interprétation dominante. D'une part, donc, nous voulons montrer aux émeutiers modernes que ce discours ennemi se renverse complètement avec assez peu d'efforts ; d'autre part, que ce renversement est à la portée de tous, notamment de tous ceux qui ont besoin de savoir qu'ils ne sont pas seuls à s'émouvoir, et qu'ailleurs dans le monde l'humour et la détermination produisent d'inattendus cocktails, fort goûteux, et sans copyright. Il suffit de nous commander des dossiers, ou d'un peu de méthode pour les faire soi-même. 

Ceux qui s'intéressent à nos analyses, mais pas à cette subversion élémentaire et nécessaire aujourd'hui pour nettoyer le filtre du discours dominant, qui les permet, risquent fort de ne pas comprendre ces analyses. Que leur honnêteté le signale à leur précipitation, que diantre !

(Extrait du bulletin n° 7 de la Bibliothèque des Emeutes, 1994.)


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