De l'histoire


 

B) De l'histoire au quotidien

1) La révolte des pauvres met l'aliénation dans l'histoire

I- La révolution dite française consiste en cet unique bouleversement : des pauvres sans conscience ni discours forcent des décisions pour l'humanité dans une société où existent conscience et discours, mais contre elle. De cet éclat insensé naît la première contre-révolution moderne, la contre-révolution jacobine, imitée lors de toutes les autres, alliage de répression féroce et de récupération démagogique. Mais cette révolution a ouvert un débat qui dure encore. La raison ne suffit plus à l'humanité. De la pensée sans ordre dénonce l'ordre comme sans pensée. Comme un nuage radioactif, l'aliénation de ce violent événement traverse le monde et le temps au vent du doute, au soleil des révoltes. Depuis que ce spectre hante la société, la religion moderne est née.

Hegel est le théoricien de ce phénomène. C'est en vérité un phénomène de l'esprit. La logique de l'esprit humain n'est pas raisonnable. La philosophie de l'histoire de Hegel est ainsi l'état des lieux après la grande déflagration souterraine. On y trouve comme fin la conférence de paix entre les deux partis vainqueurs. Cette conférence de paix est l'Etat. Les deux partis vainqueurs sont les derniers princes, déjà en livrée, et les valets jacobins, déjà sur le trône : l'Etat est leur bien commun, leur moyen de communication. L'Etat cheville le royaume de l'homme avec le royaume de Dieu. De la même manière que l'histoire est devenue le curieux compromis entre ceux qui la font et ceux qui l'écrivent, chez Hegel, la finalité de l'histoire est un compromis entre le royaume de Dieu et le royaume de l'homme : le paradis éternel est à la fois l'Etat et le royaume de l'au-delà. Dédoublés, présent et avenir sont confondus.

Soyons reconnaissants au dernier individu à l'intelligence universelle de ces troubles compromis : ils portent en eux l'inquiétude et le puissant mouvement de cette époque, une insatisfaction qui cherche son contraire, une dialectique sans repos du sujet à l'objet, de l'objet au sujet, qui constate chaque passage comme une aliénation, consacre et discute la religion de la conscience, entrevoit une fin pratique de l'histoire. L'homme semble produire son centre de gravité, et il le produit hors de lui. Car ce que Hegel sur son piédestal entre Etat et paradis ne peut pas voir, c'est ceux qui sont sous ses pieds, ceux qui produisent les piédestaux, les Etats et les paradis, les Hegel et les Cieszkowski. La conférence de paix n'est que le traité d'alliance entre les partis vainqueurs, l'Etat est évidemment un mensonge sur la paix puisque la guerre continue. La conciliation qu'est l'Etat n'est que l'alliance de deux partis, la substitution d'une partie au tout, un acte de guerre.
 

II- Hegel est mort et tout continue. La contre-offensive pétrifiée dans l'Etat se voit soudain réattaquée de front. Dans le feu d'artifice soutenu de 1848 à 1871, de l'étroitesse des vieilles fortifications aux lourdeurs des religions, tout vole en éclats. Les pauvres, qui il y a cent ans n'existaient pas dans l'histoire, et il y a cinquante ans n'étaient encore devenus qu'un épiphénomène singulier, s'y manifestent comme acteurs principaux. Qu'ai-je dit là ? Les pauvres sont les acteurs principaux de l'histoire, les producteurs de la richesse ? Mais qui alors est riche ? Les derniers riches sont morts et tout continue. L'objectivité de l'esprit est enfin libérée. Mais on peut aussi dire : cette puissance sans pareille s'autonomise, ramasse en elle toute la richesse dont elle dépouille tous les riches ; et se retourne contre ses anciens maîtres qui ainsi cessent de l'être.

Les premiers jacobins sont morts et tout continue. Ce parti, serré de près dans la tourmente, éclatant sous les coups de toutes parts, se réforme dans sa prolifique progéniture. Marx est le théoricien de ce moment. Tout d'abord, entre les pauvres qui attaquent et les pauvres qui défendent, entre ceux qui rasent gratis et ceux qui conservent, Marx prend parti. Il n'y a plus moyen de faire autrement. C'est que, dans l'attaque, le piédestal de Hegel a été détruit. Il n'y a plus de souverains juges, équitables et équidistants entre les deux camps. Pour voir tout ensemble, il faut désormais être dans l'arène. La totalité est à faire, la subjectivité en est la clé.

Aussi le paradis dédoublé de Hegel trouve-t-il son unité chez Marx. Ce n'est plus l'au-delà de la vie, ce n'est plus le présent, qui sont la finalité de l'histoire, c'est leur mezzo termine, l'avenir. L'homme peut produire le paradis. Cette idée est capitale. Pour la première fois, non l'individu mais l'homme en tant qu'unité du genre humain a un but qui ne dépend que de lui, un projet. Les pauvres à l'attaque ont une perspective qui s'achève par un horizon. Tout a un sens. Dieu n'est plus nécessaire, il devient un mensonge. L'Etat n'est pas encore considéré comme un mensonge, mais n'est déjà plus qu'un instrument, une arme.

A l'attaque d'autant de conceptions vermoulues, les trompettes du jugement dernier retentissent. Dans la division rigoureuse de l'humanité en classes sociales, le parti des pauvres et ses ennemis tracent leur infranchissable frontière. La religion est dénoncée comme opium du peuple. Tout est produit par l'homme, l'apriorisme est aboli, et tout ce qui est produit est matière, la pensée est destituée de toute grandeur, de tout privilège, de toute immodestie. L'histoire devient l'histoire de la production. L'homme produit d'abord ses aliments, puis ce qui produit cette production, puis il se reproduit. L'humanité est une guerre autour du besoin alimentaire. L'homme total, une fois réalisé, mangera à sa faim, produira et se reproduira sans fin. Il faut aujourd'hui objecter que cet objectif n'est pas l'objectif des seuls humains, mais bien l'objectif de tous les animaux. C'est, cependant, négativement, grâce à Marx que nous pouvons aujourd'hui comprendre que les pauvres de son temps ne se battaient pas, malgré quelques apparences, pour un monde qui supprime le besoin alimentaire, mais contre un monde organisé autour du besoin alimentaire. C'est grâce à Marx et son compère Engels que nous pouvons aujourd'hui déduire que la révolution patriarcale est l'instauration d'une société bâtie sur le besoin alimentaire par le renversement d'une société bâtie sur le besoin de reproduction. Cette plus ancienne révolution, mieux devinée que connue, est la première explosion d'aliénation.

Aussi, chez Marx, l'aliénation apparaît dans sa jeune majesté régnante. Alors que le piédestal de Hegel, qui n'est que pensée, est minutieusement évaporé, se constitue, pour ainsi dire en raison inverse, ce sombre nuage au-dessus des têtes. Mais Marx, sans peur et sans reproche, le montre du doigt. Il n'est que dommage qu'en ayant soumis aux pauvres de son temps l'étendue de l'aliénation contenue dans le phénomène de la marchandise il soit demeuré invisible à ceux-là et à Marx combien ce phénomène était déjà partout. Marx a tenté de donner une théorie à un parti qui en cherchait une. Son échec est que cette théorie ait suffi à ce parti. Et c'est aussi pour beaucoup l'échec de ce parti. Mais c'est également la synthèse des foudroyants progrès de l'aliénation, alors. La victoire de l'empirisme sur la spéculation, du matérialisme sur la dialectique, de l'économie sur le déisme, consacre cette éclosion, d'autant mieux qu'elle se présente comme son antidote.
 

III- Entre 1917 et 1921, de Strasbourg à Iekaterinoslav, une offensive sans précédent change l'époque. Des pauvres nouveaux, inconnus au bataillon du passé, apostrophent maintenant le temps. Au-dessus des frontières d'Etat vacillantes, mais sans leur donner le coup de grâce, ils s'organisent partout tout seuls. Leurs conseils, qui n'ont d'autres modèles qu'eux-mêmes, jaillissent partout comme autant de questions impératives. Les voilà qui parlent tout seuls : leur nouvelle langue qui est une décomposition de l'ancienne, comme leur révolution est la décomposition d'une guerre, a perdu la conscience de l'histoire. La culture, le discours de la maîtrise sur le monde s'y suicide dans un ultime feu d'artifice. Proust, Joyce, Kafka, Dada, Schönberg et Berg, Musil, Brecht, Freud et Reich surnagent comme des retombées sur l'adulation naissante du sport de masse et du cinéma. Mais déjà, comme une ivresse dont la gueule de bois serait simultanée, l'attaque de ces pauvres si proches de nous se dérègle dans les ravages de l'esprit. Les voilà hagards et menaçants, arrivés comme la foudre sur les canons que l'ennemi n'a pas eu le temps de charger. Mais que font-ils ? Ils s'assoient, ils discutent, ils boivent, ils implorent le ciel. Ils se posent mille questions sans y répondre, font mille gestes désordonnés sans y donner suite, se disputent comme des enfants. Maintenant le canon est chargé ; maintenant le canon fait feu. Au pas cadencé des bolcheviques la contre-révolution arrive, tirant sa vigueur de celle de la rue. Elle est toute marxiste, c'est-à-dire ennemie de Marx. Ces idéologues s'imposent dans cette bataille de la pensée en imposant, à leurs ennemis révoltés contre la pensée qui conserve, leur idéologie qui déjà conserve, comme moyen de communication. Et voyez, cette condition nécessaire à leur soumission est suffisante : des fusils se retournent, des débats s'étouffent, se perdent, s'aliènent. Les puritains de la gestion, les prêtres de la matière, les policiers de l'esprit, confisquent la dispute sans la résoudre. La terreur qu'elle leur a causée ne disparaîtra que retournée contre ses auteurs dans la plus sanglante répression jamais menée, entre 1936 et 1945.

Lukács, qui a oscillé toute sa vie entre les deux camps, est le théoricien, et 'Histoire et conscience de classe', la seule tentative de conscience, en son temps, de cette offensive sans conscience. Ce qui distingue ce théoricien de l'histoire des historiens qui depuis Taine et Mommsen s'organisent en profession et prétendent à la science est sa conscience de l'enjeu de la dispute dont il est contemporain, la totalité. Mais déjà les bourrasques de la division de la pensée sont telles qu'il est obligé de se raccrocher à ce concept avec plus d'obstination que de persuasion. Car les progrès massifs de la pensée objectivée, épaisse fumée de la bataille, ne permettent alors plus de voir tout ensemble, lorsqu'on s'aventure sur le terrain. Et le constat que Lukács parvient encore à tirer de ces progrès et de leurs résultats sur la bataille est toujours vrai : les pauvres, divisés alors en classes économiques, y compris par Lukács, sont eux-mêmes dans l'aliénation. Le parti de la subjectivité est contraint de se combattre lui-même. L'aliénation devient la question centrale. L'ennemi n'est plus le débatteur adverse, mais celui qui protège l'aliénation ; car il protège alors l'impossibilité du débat.
 

2) L'aliénation triomphe dans le quotidianisme

I- Le mouvement de la pensée est fort mal connu. C'est que, depuis Hegel, qui s'en était tant inquiété, le mouvement de la pensée a continué à devenir étranger à soi-même. De la pensée se scinde sans cesse de la conscience. Ce que la conscience conçoit mal, c'est que la pensée continue de se scinder hors de la conscience. L'opération qui rend la pensée étrangère à elle-même (qui scinde la pensée de la conscience ou la pensée en elle-même hors de la conscience) est appelée l'aliénation. La pensée non consciente, qui agit hors de et sur la conscience, est la pensée objective, l'esprit.

Ce n'est pas le lieu ici de faire la nouvelle phénoménologie de l'esprit moderne. Mais l'histoire aujourd'hui s'avère d'abord et surtout une inondation d'esprit, sans équivalent. Et ceci avec en son milieu une idéologie qui est tellement ancrée dans le contraire de cette évidence qu'elle ne songe même plus à nier ce qui pour la majorité des contemporains sonne comme une absurdité. En effet, l'idéologie dominante admet que la pensée est la seule chose qui s'anéantit aussitôt émise. Jusque dans la population profane en « sciences physiques », il est considéré comme irréfutable qu'aucune « énergie » ne disparaît sans se transformer en « matière » et inversement. Chaque chose étant énergie ou matière, il n'existe rien qui puisse s'anéantir, se transformer en rien. Seule la pensée bénéficie de cet extravagant privilège, paradoxalement conféré par les penseurs « matérialistes ». Ceux qui la nomment appellent une « pure pensée » une pensée qui s'anéantit. Une pure pensée n'est en effet plus aujourd'hui une pensée libérée de tout empirisme, puisqu'il est communément cru, contre Kant, et en observant l'activité des cellules cérébrales, qu'une telle pensée n'a jamais existé, mais une pensée qui disparaît sans traces. Il suffit que quelqu'un de raisonnable frappe dans ses mains, et là où il y avait à l'instant une pensée indubitable, il n'y a absolument plus rien ! Cet inexplicable phénomène se double généralement de son contraire, tout aussi inexplicable : il existerait en effet des pensées, émises, qui ne se transforment jamais, deviennent immuables, éternelles ! Enfin, une minuscule proportion de la pensée est reconnue se transformant. C'est l'héritage d'observateurs inquiets et soucieux d'une époque déjà passée. Hegel, Marx, Freud, Breton, ont su signaler l'aliénation dans la pensée même, dans les choses, dans les hommes. Aussi l'aliénation est-elle encore considérée comme lors de ces premières découvertes : comme une maladie de l'esprit individuel ou comme la vapeur de la locomotive de l'histoire. Car c'est toujours de ces deux façons qu'elle se manifeste d'abord, alors même qu'elle apparaît déjà comme la pollution même de la société et comme l'individualité même de l'esprit.

Posons maintenant qu'aucune pensée ne s'anéantit jamais et que toute pensée se transforme. Posons en outre qu'elle ne se transforme pas qu'une seule fois, qu'elle est capable de se transformer en dehors de tout émetteur de pensée, toute seule ; puis qu'elle est capable de se fondre dans une pensée non transformée ou en cours de transformation, et même de revenir dans son émetteur qui est simultanément récepteur. Quelle folie furieuse, quelle vapeur opaque, quel sac de nœuds ce serait ! Eh bien, quel sac de nœuds c'est ! Et pour mesurer l'accélération récente du phénomène entre l'époque de Lukács, où il n'existait pas même deux milliards d'émetteurs-récepteurs de pensée, et la nôtre, où il en existe à peu près cinq (sans compter tous les accélérateurs, relais, écrans et factices robotiques construits depuis), il suffit de tenter l'expérience analogique suivante : placez deux émetteurs-récepteurs de son avec des bandes sonores différentes en marche simultanément dans une pièce fermée. Puis placez-en cinq, également avec des programmes sonores différents dans la même pièce. Vous entendrez la différence de compréhension entre une époque qui prétend maîtriser l'aliénation et se demande si elle est nécessaire à la pensée et un monde où l'aliénation elle-même abolit les questions à son sujet.

Un lieu commun récent voudrait que la désaliénation ne suive pas d'autres chemins que ceux de l'aliénation. Il n'existe rien qui soit de la désaliénation. L'aliénation, si mal connue de ceux qui l'ont à la bouche, ne peut disparaître que dépassée. Pour l'instant, elle s'étend. Il paraît tout à fait conforme à sa perpétuité et à l'impossibilité de la dépasser d'édicter de petites recettes individuelles contre l'aliénation. Elle est d'ailleurs le marais que la logique aristotélicienne et les recueils de maximes et d'aphorismes n'ont jamais pu pénétrer. Aujourd'hui ce marais recouvre cette logique et ces recueils, si bien que leurs chemins bien balisés sont devenus aussi glissants qu'alentour. L'écrasante majorité des humains la tolère et la promeut, souvent avec admiration devant une telle grandeur, comme si c'était une fatalité. Une petite minorité l'attaque, d'ailleurs sans le savoir. Cette minorité est le parti de l'histoire. Ses constituants qui ne désaliènent rien font l'histoire aujourd'hui en dépit des autres et contre eux.

C'est pourquoi la révolution dont est issu Lukács, conséquemment toutes celles qui y ont abouti, est d'abord le fait de poser une question, la question de l'aliénation. Et la contre-révolution n'est pas la réponse, mais l'impossibilité de la réponse : l'oubli de la question. Cependant, dans cette défaite, cette révolution a produit des réponses partielles que l'humanité possède désormais : poser la question de l'aliénation, c'est nécessairement faire une révolution ; faire une révolution, c'est au moins poser la question de l'aliénation. Et même dans l'oubli de la question se cache une réponse : la révolution est comme la pensée dans l'oubli, dans la défaite : elle se transforme, elle s'aliène.
 

II- La révolution de l'époque de Lukács a produit la plus puissante émission de pensée observée dans le monde jusque-là ; sanglantes jusqu'en 1945 compris, ses traces durent au-delà de la violence et de la durée de sa répression. Les ennemis de cette révolution, les ennemis de la question de l'aliénation se sont organisés peu à peu en prêtres de l'aliénation, sans conscience ni de leur religion ni de leur maître. L'histoire était l'activité qui posait la question de l'aliénation, l'histoire avait pour principe une telle révolution, l'histoire elle-même devait être aliénée.

1945 est devenu le big bang de l'histoire, la dernière date universellement reconnue, la fin provisoirement provisoire de l'histoire. L'opposition de façade des deux partis vainqueurs de la révolution, celui qui était opposé à toute révolution (Hitler, Churchill, Roosevelt) et celui qui était chargé de sa récupération (Lénine, Trotski, Staline), celui qui ne veut plus de révolution au-delà de 92 (la Plaine des démocrates occidentaux) et celui qui n'en veut plus au-delà de 93 (la Montagne des bureaucrates marxistes), celui qui étouffe la question de 1917 (CIA, FBI) et celui qui prétend y avoir répondu (KGB), est leur conférence de paix, leur complicité dans l'aliénation de l'histoire. En 1945 commence l'aménagement d'un temps sans histoire, privé d'histoire, un temps d'« histoires privées ». La « guerre froide » n'est que la période transitoire dont la durée est déterminée par la durée de vie de ceux qui ont connu, ou pu connaître, une conscience de l'histoire avant big bang. Mais la conscience de l'histoire, qui depuis 1917 est d'abord la conscience de l'aliénation, s'engloutit dans l'aliénation de la conscience. Tant que la dispute sur le monde tend à passer pour la dispute entre ses jacobins, l'histoire tend à passer pour passée.

Trois conceptions de l'histoire coexistent pacifiquement dans la conférence de paix qui est censée abolir l'histoire. Cette tolérance réciproque n'est possible que par l'absence de débat entre les tenants de ces conceptions. En coexistant pacifiquement, ces trois conceptions inconciliables de l'histoire contribuent à dissoudre l'histoire, de même que les conférenciers de la guerre froide, si convaincus du millénarisme de leurs résultats. Mais ramenées à la question de l'aliénation formulée dans sa totalité (quelle est la fin de l'aliénation ?), à la téléologie, les différences de ces trois conceptions s'épanouissent dans les réponses à une même question, appartenant singulièrement à la théologie : où se situe le paradis ? 

La première est la conception conservative de l'histoire. Comme dans l'ancienne Chine, où la croyance le situait à l'époque antérieure à la plus ancienne dynastie, la dynastie Hsia, le paradis est ici dans le passé. Ce passé est le modèle du présent. Mais plus il s'éloigne dans le mythe, plus il est difficile à égaler. Impossible à dépasser, il peut être au mieux atteint dans l'imitation. Cette conception est très minoritaire dans le monde aujourd'hui. Seules quelques sectes religieuses la prônent. Mais s'y apparentent d'assez près les ultraconservateurs de toutes tendances, et d'à peine plus loin tout conservatisme. Elle est une couleur très vive, qui serait très rare pure dans ce tableau, mais très répandue mélangée.

J'appellerai déiste la deuxième conception de l'histoire. Elle prévoit un au-delà après la vie. Personne ne se risque plus à la théoriser dans ce monde matérialiste qui n'a pas pris non plus la peine de l'expurger. Comme une couleur qui n'existerait que mélangée, elle serait cependant mélangée à toutes les autres. Elle correspond aujourd'hui à la peur et à la soumission, à l'irrationalité secrète et au sentiment de l'histoire. Aussi est-elle fort partagée mais peu défendue, honteuse et intérieure. Elle est la moitié du compromis de Hegel, amputée de son lien acrobatique avec l'Etat, dans un monde qui l'a amputée, elle, pour conserver l'Etat. Les progrès de cette conception s'affirment en proportion du progrès de l'indifférence à l'histoire, si bien que, dans le moment où sera renversée la domination odieuse de la raison, il y a fort à craindre que ce ne soit cette conception-là qui retienne encore ceux qui viendront d'accomplir ce renversement. Jamais exilée formellement malgré la perfidie reconnue de ses cabales, cette reine douairière qui végète dans une existence semi-officielle rallie les croyances au détriment de ce qui les dépasse dans la même mesure que les religions rajeunies en douce dont elle provient.

La troisième conception de l'histoire est celle de Marx et du matérialisme économiste. C'est l'humain qui fait son paradis dans un avenir prévisible quoique non encore défini. Cette conception est la seule universellement approuvée ; elle est nettement la dominante de couleur du tableau. Même ceux dont le décor est conservateur ou déiste, ou les deux, s'y rendent s'ils sont sommés d'argumenter. Cette troisième conception se divise en deux tendances : pour la première, celle de Marx même, devenue fortement minoritaire, il est nécessaire de faire la révolution pour atteindre le paradis ; la seconde est d'accord avec cette idée du paradis, mais diverge sur la manière d'y parvenir. La haine de la révolution est à tel point la seule certitude affichée par cette tendance qu'elle va insensiblement déplacer « son » paradis vers le présent, devenant pratiquement de la sorte une quatrième conception de l'histoire. Mais comme de ces tendances, il s'agit aujourd'hui de dénoncer l'unité plutôt que les origines de l'antique scission, je continuerai de les appeler des tendances. Reste, avant leur examen plus approfondi, à signaler que les héritiers de Marx, la tendance révolutionnaire, sont ceux qui ont seuls combattu entre 1945 et 1978 la conférence de paix permanente dont les deux partis constituent ensemble la deuxième tendance ; et que, malgré la disproportion grandissante en faveur de la deuxième tendance, la première s'est maintenue au-delà de toute cette période, ce qui n'a eu pour principale conséquence que de prolonger la guerre froide.
 

III- L'effacement progressif de 1917 fait grandir le mythe de Marx et le diktat orwellien de la guerre froide ressuscite dans l'indignation les derniers feux de la tendance révolutionnaire. « Il faudrait bientôt la quitter, cette ville qui pour nous fut si libre, mais qui va tomber entièrement aux mains de nos ennemis (...). Il faudra la quitter, mais non sans avoir tenté une fois de s'en emparer à force ouverte... » Ainsi, l'arrière-garde de 1917 est partie une dernière fois à l'assaut, mêlée à l'avant-garde de 1978. Après une génération d'hébétude et de stupeur, une jeunesse déjà si pauvre qu'elle a oublié l'histoire prépare l'offensive de sa vie. Le paysage alentour a changé : la fascination pour l'esprit au-delà de l'idéologie, la barbarisation des pauvres, l'irrespect massif des lois commencent à s'exprimer de manière désordonnée. Déjà en décomposition, la classe ouvrière reproche aux marxistes en Chine et en Europe de l'Est, puis de l'Ouest, de trahir Marx. C'est vêtu de marchandises et la télévision allumée que le débat sur l'aliénation resurgit dans des borborygmes sans syntaxe apparente. Et quoique en liquidation officielle, l'histoire comme pratique de l'humanité est ranimée en des foules anonymes et qui l'ignorent.

Avec l'Internationale situationniste puis dans 'la Société du spectacle', Debord est le théoricien de cette ébauche d'offensive. Peu avant 1968, les situationnistes avaient commencé un déménagement du point d'observation critique. En reconnaissant la fête dans la révolte (qui n'est plus un devoir) ou l'ambiance dans la ville (qui devient terrain de jeu), ils indiquent au passage le puissant déferlement de la pensée inconsciente sous sa forme la plus irrationnelle, la plus passionnante. Non sans une détermination enthousiaste, ils ouvrent finalement le quotidien à la publicité. La pénurie de débat sur le monde, depuis 1921, avait généralisé ce temps esclave.

Debord, dernier théoricien de l'histoire de la tendance de Marx, expose l'histoire de la conscience historique et l'histoire de l'histoire elle-même. C'est l'étendue du décalage entre la conscience historique et la conscience de ceux dont Debord pense qu'ils font l'histoire, c'est-à-dire qu'ils feront la révolution, qui rend cette démarche déjà si nécessaire. Cette même époque l'oblige également à opposer temps cyclique et temps irréversible, puis à nommer le temps quotidien comme étant le temps pseudo-cyclique qui s'oppose au temps historique. Il est difficile de comprendre que la critique sans ambiguïté du temps quotidien que Debord est le premier à faire a pu être comprise à l'inverse, comme une apologie du quotidien, par autant de ses lecteurs déclarés. En revanche, la finalité de l'histoire y est toujours celle de Marx, le paradis réalisable dans un avenir proche : « Le monde possède déjà le rêve d'un temps dont il doit maintenant posséder la conscience pour le vivre réellement. » Apparemment, il était encore bien difficile en 1967 de dire que le monde possède encore le rêve d'un temps dont il doit maintenant posséder la conscience pour le dépasser réellement. Cette tendance du parti économiste qui soutient la révolution la mythifie toujours parce qu'elle mythifie ses conséquences : « Le projet révolutionnaire d'une société sans classes, d'une vie historique généralisée, est le projet d'un dépérissement de la mesure sociale du temps au profit d'un modèle ludique de temps irréversible des individus et des groupes, modèle dans lequel sont simultanément présents des temps indépendants fédérés. C'est le programme d'une réalisation totale, dans le milieu du temps, du communisme qui supprime “tout ce qui existe indépendamment des individus”. » Devant nous, la guérite irréversible, au-delà, l'éternité. C'est ce qu'il y a de communiste dans le millénarisme qui fait distinguer à Debord les millénaristes des autres religieux, et c'est ce qu'il y a de millénariste dans le communisme qui me fait dire que le communisme est un succédané millénariste du paradis. La religion est la contradiction de l'histoire en temps que croyance en un temps infini pour l'humanité. C'est Norman Cohn qui aurait donc raison contre Debord, et les « espérances révolutionnaires modernes qui sont des suites irrationnelles de la passion religieuse du millénarisme ». La différence entre Debord et les millénaristes est que lui ne croit pas en Dieu. Il n'en exprime pas moins, fondamentalement, le même rêve religieux que les millénaristes. Car le but de l'histoire serait de réaliser l'homme total, mais sans le supprimer ; de retrouver (plutôt d'ailleurs que de seulement trouver), comme si elle avait été perdue dans quelque nuit des temps bien regrettée (sorte de période pré-Hsia), la maîtrise de la totalité, mais dans l'infini : tout le monde jouera avec le temps, mais sans cesse. Cette fin du temps est sans fin. L'instauration des temps indépendants et fédérés, la révolution, sera en fait le dernier acte historique de l'humanité. Car même si la suite est prévue théoriquement comme l'essentiel, l'essentiel est bien l'instauration de cette suite, à côté de quoi cette suite est indifférente : des temps indépendants fédérés simultanément présents. Les ennemis de toute révolution à venir ont partiellement réussi à discréditer toute révolution à venir en caricaturant en « grand soir » ce moment mythique de la production par les humains de leur fin infinie. Nonobstant ces quolibets, des ultra-« révolutionnaires » autoproclamés proclament encore que nous vivons dans quelque préhistoire et que l'histoire ne commencera qu'avec ce big bang. Déchantez, camarades. L'histoire est là, tout le temps. L'histoire est l'activité des hommes, même aliénant leur conscience, même englués dans le temps pseudo-cyclique, même si cette activité nous contredit. Chaque activité humaine n'est pas historique, mais toute l'activité humaine est historique. Et au-delà d'une révolution, il y a une autre révolution, et ce mouvement a une fin, qui est la fin de l'humanité, sa réalisation. Et cette réalisation est en même temps la suppression du temps. L'histoire est la preuve de la fin du temps.
 

IV- Malgré qu'elle n'ait jamais produit en guise de théoriciens que des carpettes à idéologie, non citables hors de l'injure, la tendance ennemie de toute révolution dans la conception économiste de l'histoire commande aujourd'hui à l'écrasante majorité des humains. Elle est marxiste, c'est-à-dire en opposition à celle de Marx ; elle reprend les catégories de l'économie politique, simplement dans un détail infini, qui exclut toute critique et même toute conception de la totalité. Le matérialisme y est monde. Le paradis y est réalisable par les hommes, sur terre. Mais aucune révolution ne sera nécessaire à cette réalisation. Le big bang, qui pour Marx, Lukács et Debord est la révolution à venir, a déjà eu lieu. En 1945, les disciples du stalinien Lénine qui disent que la révolution a déjà eu lieu et les évolutionnistes positivistes qui prétendent que la révolution a échoué, donc qu'elle échouera toujours, entrent en conférence de paix éternelle. Ainsi, la date de cet accord, 1945, se substitue à la date de cette révolution, 1917.

Le paradis est certainement dans l'avenir, puisqu'il est impossible de convaincre les vaincus qu'ils sont dans le paradis, mais l'insensible évolution qui y mène laisse indéterminé à partir de où et quand commence le paradis. De sorte que le paradis peut très bien avoir déjà commencé. Depuis big bang, nous vivons dans le meilleur des mondes. Si un sourcil se fronce à l'énoncé de cette énormité, il est toujours possible d'ajouter : sauf que l'autre signataire de la conférence de paix de 1945 existe toujours. Ainsi le spectacle diffus et le spectacle concentré, pour parler comme Debord, s'appuient l'un sur l'autre. Leur nécessité réciproque dure tant que des sourcils se froncent à l'énoncé de leurs énormités concernant la finalité de l'histoire, tant qu'existe le parti de Debord.

1968, qui commence quelques semaines après la publication de 'La Société du spectacle', est ce froncement de sourcils, l'irruption soudaine, pratique et visible de l'histoire, la fin du débat de 1917. Ce dernier soubresaut du parti vaincu alors repose aussitôt la question de l'aliénation et montre dans le monde entier et dans le temps irréversible l'effrayante étendue acquise par l'esprit objectif indépendant. C'est ce qui a fait penser à beaucoup de contemporains que cette dernière manifestation était le début d'une époque.

Mais l'étouffement de cette lueur caractérise la victoire de ces autres millénaristes, les millénaristes contre-révolutionnaires. Maintenant il devient possible d'insinuer qu'avenir et présent sont la même chose, que le paradis n'est que cette unité, que le monde ne changera jamais. La révolution a déjà eu lieu, la révolution échouera toujours. L'histoire n'a plus de sens. A l'insulte des situationnistes vaincus, le quotidien devient la mesure dominante du temps. Les historiens deviennent les salariés réduits à vérifier au public que le quotidien est une fédération de temps indépendants, dans le passé, puisque l'histoire est désormais le passé, antérieur à 1945. Ainsi naît un quotidien à Confucius et à Montezuma, aux esclaves d'Athènes et au peuple de Rome, aux paysans allemands de la guerre de Trente Ans et aux jacobins de la révolution de 1789. Cette apologie du quotidien est l'apologie de la misère à laquelle sont d'ailleurs également soumis ces apologistes et leurs employeurs. Par conviction ils inculquent avec enthousiasme aux pauvres que leur défaite de 1917-1921 est en fait une victoire. Depuis 1945 règne ce grossier sophisme populiste : la victoire de la pauvreté, c'est la victoire des pauvres. Par conséquent, dans le passé (dans l'histoire), les vainqueurs du monde, les gardiens du paradis, ont toujours été des pauvres, ceux qui comme tous aujourd'hui croupissaient dans le quotidien. En vérité, dans le passé (dans l'histoire), ce ne sont pas les grandes actions, le génie ou la richesse prodiguée qui comptent, non, c'est la misère quotidienne, puisque aujourd'hui il n'y a plus de grandes actions, de génie ou de richesse prodiguée, puisque aujourd'hui c'est la misère quotidienne qui triomphe, seule, en définitive. Et si ces pauvres d'antan étaient alors tenus pour quantité négligeable et qu'on leur déniât toute humanité, ce n'est pas parce qu'ils étaient quantité négligeable ou qu'ils n'étaient pas humains, c'est par une ruse des vilains riches qui éclaire bien leur aveuglement : ils ne reconnaissaient pas la notion de quotidien.

Cette vision quotidianiste de l'histoire est aujourd'hui enseignée dans toutes les écoles. Et depuis que les écoles forment les pauvres, l'histoire y est un objet de dégoût. L'histoire y paraît une abstraction absurde sans rapport avec leur survie. Le militantisme quotidianiste renforce ce rejet. Si l'histoire n'est que le quotidien du passé, quel intérêt ? Si le passé n'est que la glorification du présent, quel besoin de connaître le passé ? Qu'importe l'histoire, puisque le résultat de l'histoire est que ce que nous faisons n'est pas de l'histoire, et qu'il n'y a plus d'histoire à faire ? Ceux qui ont fait l'histoire, les riches du passé, ne sont pour les pauvres d'aujourd'hui que des monstres, même découpés en petites rondelles quotidianistes télévisuelles, où ils ne ressemblent plus qu'aux caricatures chamarrées des pauvres qui les comparent à leurs présentateurs. Aussi l'histoire passe-t-elle enfin pour un hobby, une manie, au mieux une érudition masturbatoire assez proche de la philatélie. Les pauvres modernes, dont chacun est affligé d'un ou de plusieurs dérivatifs analogues, n'ont aucune raison d'en douter : le quotidien lui-même est beaucoup plus riche que l'histoire quotidianiste.

Les historiens quotidianistes, cependant, pénètrent encore assez souvent dans la période après-big bang, au nom de leur spécialité. Mais ils ne sont là que convoqués en garants d'une néo-historicité dont le brevet leur échappe. Il existe, en effet, des spécialistes du présent, les professionnels de l'information quotidienne (la langue française procède à cette réduction significative : pour journal quotidien elle dit simplement quotidien), qui parfois s'appuient sur l'autorité intellectuelle présupposée aux historiens pour accorder le label d'historique à quelque événement qu'ils ont besoin de grossir. Et comme ils sont nombreux et en concurrence, ils ont souvent recours à cette ficelle. Si bien que le qualificatif d'historique s'est avili en superlatif dans le langage quotidien. Dire d'un objet ou d'un événement qu'il est historique ne signifie plus que dire qu'il prévaut sur les objets ou événements de même espèce. Aucun cynisme, aucune vue d'ensemble ne président à un nivellement aussi navrant. Au contraire, leurs auteurs, dont les trucages et désinvoltures ne sont déterminés que par des impératifs au jour le jour, croient eux-mêmes que l'image distordue qu'ils fabriquent est le monde réel. Ainsi, l'état d'urgence permanent selon lequel il est interdit de faire jamais d'histoire s'énonce inversement : l'histoire se fait tous les jours.

Dans la société quotidianiste, les informateurs occupent en ceci la place des historiens de l'Antiquité : ils sont les médiateurs entre ceux qui font l'histoire. C'est pourquoi leur importance est grandissante. Ils ont pour parti, par position et par principe, d'empêcher toute histoire, d'arrêter le temps. Le présent, leur gagne-pain, doit être infini. Depuis 1945, leur activité peut se diviser en deux périodes. Tout d'abord une période d'installation : les événements sont découpés de manière égale et quotidienne, c'est-à-dire qu'il est fait abstraction de la qualité historique d'un fait ou d'une action. Cet intensif martèlement d'informations syncopées se déploie aussi en extension. En musique, cette frénétique provocation de frénésie est appelée le rock. Ce quotidien est une succession de temps indépendants fédérés simultanément présents. Il naît un quotidien à la ville et à la campagne, au Gujarat et dans l'Alentejo, à l'ouvrier et à l'astronaute, à mon boulanger et à son chien, aux homosexuels et aux maisons de la culture, à l'amour et aux micro-ondes. Très vite, en découpages égaux se trouvent juxtaposées toutes choses. Les causes et les effets, l'a priori et l'empirique, la logique sont perdus dans un rythme accéléré, livré à lui-même et qui dépasse de beaucoup, en l'y attachant, toute conscience. A travers ce processus de l'aliénation, la perte du jugement historique est devenue aujourd'hui universelle. La mémoire elle-même se rétracte dans la mémoire des coups reçus, dans la mémoire des sensations. Prenez n'importe qui de votre entourage et demandez-lui quels ont été les principaux événements il y a trois ans, il y a cinq ans, et pourquoi ils ont été principaux. Appelons cette embarrassante expérience le premier jeu postsituationniste.

Parmi les historiens, de plus en plus dégradés en faire-valoir décrépits de l'information quotidianiste, a commencé une réaction contre cette période. Il s'agissait de réhabiliter une soi-disant histoire événementielle. Pour le plus grand dommage de ces ridicules historiens, tous les arrivistes novateurs, affluant en masse vers l'information quotidianiste depuis son premier grand coup d'Etat moderne dans l'affaire du Watergate (en Europe, chaînes de télévisions privées, radios « libres » et quelques nouveaux journaux dont 'Libération' est le prototype), ont aussitôt repris à leur compte cette réforme. L'information a désormais le pouvoir de fabriquer et de déterminer des événements historiques ; passer sous ses fourches Caudines est le seul certificat qui permette à un poète, un savant, une vedette, un policier, d'être reconnu. D'autre part, la principale opposition qui restait à son autorité était l'indifférence qu'avait générée la monotonie de son découpage, qui rendait identiques faits et actions comme des marchandises fabriquées à la chaîne. La faction novatrice de l'information quotidienne commence donc à assembler des bouts d'informations quotidiennes en tas artificiels qui deviennent des pseudo-événements historiques. L'unité du spectacle diffus et du spectacle concentré, le spectacle intégré pour parler comme Debord, s'épanouit avec un tel succès qu'il rallie maintenant les tendances les plus conservatrices de la profession. Ce qui se perd maintenant est la capacité analytique et la capacité synthétique, c'est-à-dire le plaisir de choisir, la négativité de trancher, la certitude de savoir. L'ignorance des faits grandit avec le conformisme de l'appréciation. Le sentiment provoqué chez l'informé est devenu le but de l'information. Prenez n'importe qui de votre entourage et demandez-lui quels sont les trois, les cinq principaux événements de l'année écoulée, et pourquoi. Le résultat sera la résultante de deux facteurs : d'abord l'importance quantitative du spectacle d'un événement, ensuite la proximité de cet événement dans le temps ; et le pourquoi sera n'importe quoi, mais en accord ou en réaction au pourquoi suggéré par l'information dominante. Faisons que cette dramatique expérience mérite d'être appelée le dernier jeu postsituationniste.

La déchéance de la conception de l'histoire vers le quotidien est le progrès de l'aliénation, non seulement dans l'histoire, mais de l'histoire elle-même. Maintenant l'histoire n'a disparu ni avec Debord, ni avec l'information quotidianiste, ni même dans son début de scission d'avec elle-même. Les faits et les actes n'ont pas disparu ; mais il faut réapprendre à les découvrir. Et les pensées conscientes ne sont que dissimulées sous la vase de mensonges qui recouvrent ces faits et actes. Libérez ceux-ci et celles-là vous sauteront au cœur comme la richesse du monde.


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