La cause principale de cette vague démeutes a été décrite comme lespèce de banqueroute dans laquelle lIndonésie (par le nom du pays, on entend alors la synthèse des principaux valets de lEtat et des principaux valets gestionnaires qui y sévissent, qui sont dailleurs souvent les mêmes) serait entrée, en même temps que les autres Etats du Sud-Est asiatique. Bien entendu, un tel événement dans la gestion na pas la même importance pour les gestionnaires et pour les informateurs qui le racontent, et pour les pauvres modernes qui en subissent le spectacle. Pour les premiers, il est le véritable cyclone, et la révolte des seconds nen est que le périphénomène ; pour les pauvres en revanche, la « crise économique » se résume à deux effets principaux : une hausse radicale des prix et, justement, le spectacle de la crise, qui finit par les convaincre que cette crise est bien lorigine de leurs maux.
Mais la raison principale de la révolte en Indonésie semble bien autre, puisquelle est encore plus abstraite et plus imprécise. Londe de choc de la pensée des révoltes récentes dans le monde commence en effet seulement datteindre le lointain archipel, quelques années après avoir été battue ailleurs. Des islamistes modérés ou radicaux et des démocrates occidentaux, comme ceux qui atteignent soudain à linformation occidentale, sont lexpression de la nécessité dune récupération, depuis la révolution en Iran aux insurrections vaincues de Rangoon, de Beijing et de Bangkok. Le respect, ce dû envers lautorité, que le dictateur Suharto avait su imposer dans le sang, sest lézardé depuis 1994 et les premières émeutes modernes en Indonésie. Et linformation mondiale la si bien compris et voulu anticiper que depuis 1991 elle avait tourné enfin en spectacle de la révolte celle des Timorais à partir de la cinquantaine de victimes dune manifestation, fusillées à Dili (daprès Chomsky, 200 000 Timorais auraient été massacrés par lEtat indonésien depuis vingt ans). Mais cest surtout lennemi des ennemis de cet Etat, la marchandise, qui déferle et détruit les fondations de ce despotisme oriental : la musique et les boissons gazeuses, les chaînes de télévision et les motocyclettes, les vêtements et les regards ont échappé à la tradition et à lIndonésie comme les enfants à leurs parents. Lordre a perdu son sens. La vie na pas encore trouvé le sien.
Entre 1996 et 1997, lémeute est devenue un phénomène connu, et récurrent en Indonésie, ce qui nétait pas imaginable cinq ans plus tôt. Lorsque les premiers mécontentements éclatent dans la rue en janvier 1998, on connaît le risque, on sait lEtat indécis, ne sachant pas sil doit exterminer son véritable ennemi, ou sen servir contre des concurrents beaucoup plus apeurés, mais dont les protecteurs sont les grands Etats du monde, car une telle opposition a pu voir le jour dans un système politique dont la base idéologique est le consensus et la dictature. Les émeutiers savent quils peuvent être traités durement, mais quils peuvent aussi forcer au repli les quelque 500 000 hommes qui quadrillent imparfaitement les 13 000 îles de lIndonésie. Ils ne savent pas quils seront calomniés, mais ils savent quils feront douter ceux qui calomnient. Ils ne connaissent pas encore linformation occidentale, quoique lémeute de Jakarta en 1996 leur en ait proposé un échantillon démodémago, mais ils ont maintenant besoin de la rencontrer. Et puis, il y a, chez ces foules de jeunes, le plaisir, le désir, la richesse si proche et si loin, tout ce qui manque au discours dominant et qui peut bien valoir quon risque sa vie.
Linformation dominante dira que ces émeutes sont des « émeutes de la faim », ou quune « explosion sociale » guette lIndonésie en banqueroute. Mais rien nest plus varié que les prémices de ces manifestations de mécontentement : à Bondowoso et même dans un quartier de Jakarta, ce sont des musulmans indignés par le commerce de boisson et la prostitution, en plein ramadan, qui vont presque à lémeute ; à Bandung, lémeute du 5 janvier éclate après une altercation entre marchands ambulants et police ; à Banyuwangi, la semaine suivante, cest laugmentation du prix du riz qui déclenche pillage et destruction ; à Jember, deux jours plus tard, ce sont de jeunes mais nombreux motocyclistes qui attaquent des magasins, peut-être sans raison raisonnable ; à Kragan, le 26 janvier, cest le prix du kérosène qui sert de prétexte ; mais à Donggala, le 1er février, cest comme par dérision des prétextes musulmans, parce que le prix du brandy aurait aussi augmenté, quune foule de jeunes saccage ce quelle peut ; enfin, le 16 février, à Tegal, cest parce que les étudiants auraient refusé de participer à une manifestation contre les autorités locales que celle-ci devient émeute ; et, de retour à Bandung, cest maintenant des usagers des transports publics en grève qui sémeuvent par le discours universel de lémeute moderne : affrontements, pillages, destruction de marchandises.
Depuis lémeute de Bandung le 5 janvier, qui peut être considérée comme un hors-dœuvre assez épicé, à celle qui a peut-être été la plus dévastatrice, le 18 février, à Kendari, dans les Célèbes, mais dont on sait si peu, sauf ce respect craintif face à la dévastation exprimé par un témoin de journaliste, « il ny a pas de magasin dont les vitrines soient intactes », comme la douceur du dessert, trente villes ont connu lémeute, entre le 12 janvier et le 16 février. Fort peu de choses sont connues sur ce curieux mouvement, parce que linformation occidentale, qui en est le rapporteur unique, est restée bridée par deux limites. La première, déjà évoquée, est sa croyance aveugle dans un fait économique qui déterminerait les actes des humains ; la seconde, cest que pour elle lIndonésie sarrête là où elle commence : à Jakarta. Tant quil ny a pas démeute à Jakarta, cest comme si on pète dans lascenseur qui mène à létage de la rédaction ; ça ne sent pas bon, cest parfois un peu bruyant, mais ça ne changera pas le papier du jour.
Linformation sest donc contentée de thématiser ces rages si denses dans le temps et dans lespace quelles ressemblent à des amoks collectifs. Tout dabord, pour les journalistes, le contexte est une lutte entre le FMI, qui ici est considéré comme juste et raisonnable, et lEtat indonésien, qui refuse de se plier à son diktat, avec dautant plus de mauvaise foi que Suharto prend le risque face à sa propre population de shumilier devant lorganisme international en lui promettant de céder sur toute la ligne, slurp, slurp, suçons le talon de la botte. Pure hypocrisie ! nous révèle linformation outrée dans lune de ses poses préférées, lindignation vertueuse. Car en Asie elle rejoue jusquà lusure la farce pseudo-féministe, pseudo-laïque, pseudo-libérale, pseudo-démocratique inaugurée avec Cory Aquino (et poursuivie avec Benazir Bhutto, Aung San Suu Kyi, Chandrika Kumaratunga et quelques étudiantes chinoises) et soutient, à Jakarta, la trop placide et passive Megawati Sukarnoputri, donc le parti pris unilatéral de soutenir que cest par pur népotisme que lhypocrite dictateur refuse en fait dappliquer les recettes imposées par le FMI parce que désirées par les Etats-Unis. Les atermoiements entre cette recette mal comprise par la vilaine oligarchie et la fermeté impuissante de lofficine à pognon provoqueraient nécessairement des émeutes. Cest irrémédiable. Quand léconomie bave on a des bavures. Les émeutes sont regrettables, mais pas très graves, et pour les faire cesser, eh bien lEtat indonésien na quà obéir gentiment. Les émeutes nont que cette place-là dans le raisonnement, avant dêtre oubliées lors dun nouveau plongeon dans les spéculations sur les différences fondamentales entre la continuation du flottement de la roupie (alléluia, hosanna), ou la création dun « currency board » qui indexerait son cours au dollar américain (vade retro satanas).
La thèse spécifique concernant les émeutes, et visant immédiatement à les discréditer, est quelles seraient « antichinoises ». La façon dont linformation présente ce racisme (« pogrom », lira-t-on dans 'Libération, où Caroline Puel sest faite une propagandiste acharnée de lethnicisation) est la même que celle dont elle avait présenté le clivage en Bosnie et le néonazisme en Allemagne : horreur et infamie, mais par là délectable et prenant rang de problème central. Linformation cherche à prouver que le régime soutient la sinophobie du pauvre peuple égaré et crédule (on relève par exemple des phrases sur des « fauteurs de troubles », venus dailleurs, ou lon fait des supputations parce que tel général a fêté la fin du ramadan avec tels islamistes « radicaux »). Par là, labjecte ethnicisation des émeutes paraît bien abjecte, mais surtout dautant plus véritable. Comme dans de nombreuses révoltes des dix dernières années, cest linformation qui, en dénonçant un racisme, le produit. En effet, les cibles ont été les commerçants, qui sont à 75 % chinois : lorsque les émeutiers sen sont pris à des commerçants chinois, linformation a laissé entendre quils sen prenaient à des commerçants chinois, si bien même que lorsquelle ne pouvait pas apposer le qualificatif chinois, il a été cru implicite. Et non seulement linformation (que darticles de fond sur la communauté chinoise, sur son rôle de bouc émissaire traditionnel, etc.) a ainsi transformé une révolte contre des commerçants, qui organisaient apparemment des pénuries dans lattente des hausses de prix, en une révolte contre un groupe ethnique, mais comme si souvent en pareil cas, à force de le répéter, il y a certainement eu, assez rapidement, des antichinois parmi les émeutiers. Nous savons que les mensonges de linformation un soir démeute deviennent parfois la réalité le lendemain. Et autant le gouvernement indonésien ressuscitera pour son public intérieur la vieille tarte à la crème démeutes organisées et préparées de lextérieur, autant linformation occidentale soutiendra pour le public extérieur à lIndonésie la thèse du « complot politique » antichinois, au moins toléré par ce gouvernement, quelle combat sournoisement, pour pallier la crise économique.
Puisquelles ne sont pas venues jusquà Jakarta, donc jusquaux informateurs occidentaux, les émeutes ont été très peu détaillées. Même si en janvier elles semblent être restées isolées (le 28, cependant, elles touchent au moins quatre localités) et géographiquement limitées à Java, elles semblent assez dissociées, quoiquil semble que de lest de Java, au moins, une bande (de jeunes ? de motocyclistes ?) ait pu se déplacer dune ville à lautre (Kragan, Sarang, puis Sluke, voire Tuban et ses districts extérieurs) pour faire subir aux commerces la plus joyeuse des ires. Mais cest bien le seul indice dune non-spontanéité de ces révoltes locales, dont jamais aucune na duré plus de trois jours ; même lEyd-e Fetr, qui tombait le 23 janvier, na donné lieu à aucun débordement connu, ce qui ridiculise assez lantisinisisme islamique.
Dès le 1er février, il y a des émeutes dans les Célèbes, le 6 sur Sumbawa, le 8 dans lîle de Flores, et le 13 à Sumatra, en plus de celles de Java. Là non plus, aucune concertation napparaît parmi les émeutiers. Mais les lieux et les dates se densifient. Ainsi, dans la première moitié de février, seuls les 4 et 5 et les 10 et 11 semblent avoir été des jours de manifestations qui nont pas atteint à lémeute. Jusque-là, linformation est ambiguë sur laction de la police et de larmée. Les forces de lordre semblent en effet peu présentes, et dune part on les accuse de laxisme complice (ce qui nourrit le prétendu complot antichinois du gouvernement), dautre part on reconnaît leurs difficultés à être présentes dans les petites villes où les émeutes éclatent, à cause de leur très grande dispersion. Dès début février, un peu partout, des rumeurs démeute précèdent en effet lévénement, et rendent le contrôle dautant plus difficile. Il est probable que les émeutiers aient profité de cette situation et que limpunité apparente les ait enhardis.
Le déroulement des émeutes semble assez similaire : on attaque rapidement les commerces, dans le but de piller. Ces déprédations durent parfois très peu, parfois assez longtemps (entre une demi-heure et trois jours de suite). Mais le pillage ne semble pas avoir été le projet des émeutes, tant la destruction de commerces, de maisons et même de marchandises semble avoir été plus importante que le vol (à Losari, le 12 février, les émeutiers auraient même « interdit » le vol pour mieux détruire et incendier). Il sagit apparemment dune colère plus générale contre les commerçants dont on peut en effet penser quils aient spéculé sur les hausses de prix en stockant en particulier les vivres.
Le 2 février est le jour où le mouvement sintensifie : il y a des émeutes dans quatre villes en même temps, et limpunité reste grande. LEtat sinquiète maintenant ouvertement du contrôle du mouvement. Le 7, les forces de sécurité se livrent à dostentatoires manœuvres antiémeutes dans Jakarta. A partir du 8 février, lEtat commence à organiser des distributions de riz à prix cassé à Ende, où lémeute continue cependant le lendemain et où il y a 1 mort. Le 12 est un tournant : Suharto, dans un discours télévisé (où il nomme notamment Wiranto chef des forces armées et Habibie colistier à sa candidature présidentielle), appelle armée et police à plus de sévérité contre les émeutiers. Pour le même jour, linformation relève bruyamment les 2 premiers morts, en oubliant, dans cette dramatisation, la victime de Ende.
Le 13, cependant, le mouvement sétend dans six villes différentes. Le 14, la troupe ouvre le feu à Lombok, où il y a à nouveau 2 morts. Les émeutiers sen prennent maintenant, en outre des magasins, et des églises chrétiennes (au scandale de linformation occidentale), aux responsables locaux de ladministration (grande inquiétude de lEtat), sans doute à propos de leur gestion de lapprovisionnement. Le 16 février semble lapogée du mouvement, puisque cest dans sept villes de Sumatra, de Java et des Célèbes, de la grande Bandung à la petite ville de Tegal, en passant par des villes de 100 000 habitants comme Cianjur et Kendari, que des émeutes sont rapportées, violentes, diversifiées et prenant de plus en plus pour cibles communes Etat et marchandises. Enfin, il y a cette dernière journée démeute dans la seule Kendari, qui a lair davoir été très impressionnante, le 18 février.
Et tout dun coup, plus rien. Aucune explication nest donnée de cette fin soudaine et complète. Les informateurs occidentaux parlent encore du risque dexplosion sociale, des émeutes, de la peur des Chinois, deux semaines après la fin du mouvement, comme sils nen avaient pas pris conscience, ou comme sils croyaient à une courte trêve. Après coup, une vague darrestations importante semble avoir retroussé les lieux traversés par la vague dassaut. Mais celle-ci a disparu, au plus fort de son mouvement, sans répression criante à ce moment-là. Et lorsque les informateurs se sont rendu compte de la fin de cette vague, ils ont préféré loublier que la commenter, ce qui nest pas très bon signe.
Comme 1849 à Paris avait été lécho petit-bourgeois de 1848, comme la grève de 1995 en France avait été lécho middleclass de la vague de révolte gueuse de 1988-1993, lécho étudiant vient ponctuer la fin de cette vague démeutes. Dès le 19 février, lendemain de la dernière émeute connue, a lieu la première manifestation étudiante, pacifique. Les étudiants, représentants de cette tranche intermédiaire de la société, vont longtemps éviter laffrontement, organisant des meetings de plus en plus nombreux, mais toujours pacifiques, à lintérieur de leurs campus. Comme en Chine, en 1989, le régime va traiter fort différemment cette relève qui lui indique la nécessité dune mue. Ce nest quà partir de mi-mars (Suharto est réélu pour un septième mandat présidentiel le 10 par lAssemblée consultative réunie en conclave depuis le premier jour du mois) que les étudiants sortent dans la rue et saffrontent avec les services dordre de lEtat. Mais le 18 avril, une délégation (plus tard désavouée) acceptera de rencontrer Tutut, la fille ministre du népote, et le général Wiranto, nouveau ministre de la Défense, qui avait appelé au dialogue avec cette opposition qui a fait si bien oublier les émeutes et les émeutiers, pour un temps.
(Texte de juin 2000.)
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