Aperçu de 1996

 

L'année 1996 a été la plus pauvre en émeutes depuis que Belles Emotions comptabilise les émeutes dans le monde, en 1989. Il faut rapprocher ce calme plat de 1983, où, comme en 1996, un mouvement s'éteignait dans les feux arrière de grandes répressions : Iran, Pologne, Amérique centrale alors, Algérie, Somalie, Irak, Afrique du Sud, Palestine et Zaïre maintenant.

Ce sont donc les grands mouvements absorbés dans des répressions détournées, médiatisées selon des éclairages spécieux qui ont occupé l'année. Il faut ici rappeler pêle-mêle les 500 000 enfants morts en Irak des suites de l'embargo de 1990, d'après une note officielle des Nations unies en décembre 1995 passée inaperçue (« Si c'était des chiens, s'exclame un rare journaliste outré dans 'le Monde', il y aurait eu un tollé ! ») ; la sanglante confusion dans le triangle Rwanda-Burundi-Zaïre qui est une conséquence indirecte des insurrections du Zaïre en 1991-1992 ; les iniquités prolongées et acceptées malgré de nouveaux raffinements de l'Etat chicanier d'Israël, dans son double camp de prisonniers palestiniens (Gaza et Cisjordanie), à matons autochtones ; le spectacle tchétchène ; la montée du carnage algérien ; le silence complice avec Mandela sur la suite des affrontements en Afrique du Sud ; et le silence embarrassé sur le seul Etat qui ne tient que par ses frontières extérieures, la Somalie, où rien ne contredit le fait que dans le sud de Mogadiscio, au moins, un quartier s'est autonomisé sur des bases ni étatiques, ni tribales, ni hiérarchiques. Enfin un profond silence accompagne les mutations de populations en Chine, qui peuvent difficilement ne se passer que dans le calme de leur écho.

Le reflux, cependant, doit être nuancé. D'abord parce que l'on a constaté au moins deux grandes insurrections, au Bahreïn et en Centrafrique, qui même si elles sont tributaires d'Etats figurant parmi les moins importants de la planète n'en ont pas moins montré que le décalage, qui n'a cessé de grandir, entre ennemis et défenseurs de ce monde surgit vite et fort à la moindre occasion. Et d'autre part parce que la moitié des émeutes recensées de cette année s'est produite dans le dernier tiers, ce qui semble indiquer que le creux de la vague a été atteint au milieu de l'été 1996. C'est une nouvelle génération d'émeutiers qui remplace à partir de là celle de 1988-1993. Et c'est essentiellement parce qu'elle est encore racontée dans les mots et les images de sa devancière qu'elle n'a pas encore fait entendre sa voix propre. Ce qui ne saurait tarder.

Tout comme la progressive accélération des émeutes en Indonésie indique cette nouvelle période, la lente et sûre modification des offensives de banlieue en France (comme à Tours où c'est un festival de pyromanie, les voitures y étant les cibles incompréhensibles pour le discours dominant) montre que le contenu se recompose. De même, le mouvement ouvrier de Corée (après les combats autour de l'université de Séoul-Yonsei pendant l'été), l'étonnante quoique pacifique mobilisation dans les rues de Belgrade qui va durer tout l'hiver (imitée rapidement à Sofia, et précédée par leur équivalent occulté à Zagreb), le cortège des mutineries militaires en Afrique et leur corollaire de pillage et d'évasions sauvages, indiquent déjà le début de 1997, marqué par l'insurrection albanaise.

Aussi bien la réorganisation ennemie se ralentit, et nous avons en face de nous des gestionnaires satisfaits plus qu'inquiets, qui se reposent visiblement d'avoir avec succès repoussés la vague d'assaut 88-93. Le capitalisme sauvage comme mode de gestion porté de préférence sur le plus court terme possible, un système d'Etats qui accepte les Etats-Unis comme maître paradoxal puisque c'est l'Etat qui défend le plus la soumission de l'Etat au marché, des organismes supranationaux qui n'ont même plus la falote légitimité de la démocratie et qui prescrivent en souverains aux Etats leur mode de relation avec leurs administrés, voilà une structure hâtive d'exploitation de la planète qui s'est mise en place sans grande justification ni préparation idéologique, et dont les fissures commencent à paraître.

L'information dominante, de son côté, a surtout tenté d'idéologiser et de moraliser ce monde-là. D'affaires Dutroux en affaires du cul, de scandales de corruptions dirigeantes en soutien à toutes les aggravations de punitions de la délinquance, d'ethnicisations larvées à la construction d'un discours au mot près sur l'extermination des juifs cinquante ans plus tôt, c'est sur le mode de l'indignation vertueuse que se choisissent les thèmes de débats publics ; où l'on cultive l'amalgame et où la contradiction est exclue, d'abord par le volume des vociférations unanimes, ensuite par la loi. Les informateurs sont donc à l'aise, dans un monde où ils ont fini par soutenir la censure (certains thèmes sont désormais interdits dans les médias), au lieu de poursuivre leur avantage qui leur aurait permis de garder toute la parole. Ils ont en cela été aussi pleutres que la vieille gauche, partout en repli, qui ne se manifeste plus que par le conservatisme quand ils prétendent se défendre du libéralisme, le moralisme quand ils dénoncent les mœurs relâchées de leurs dirigeants, et le soutien à la répression quand on attrape des gueux, aujourd'hui isolés, qui refusent de jouer selon les règles cucul de leur idéal d'une démocratie de la classe moyenne seule.


 

(Texte de 1998.)


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