C'est en janvier-février 1992 que la révolte des adolescents algériens semble avoir reçu son coup de bâton derrière la tête. Ce mouvement, qui avait vu sa génération spontanée en Octobre 1988, son apogée en juin 1991, a fini par produire l'insurrection qui révèle sa défaite, au début de 1992. Les aspects de ce déroulement rappellent le mouvement des ouvriers polonais en 1980-1981. Là aussi, la durée des événements avaient permis aux chroniqueurs patentés de les séparer d'événements parallèles, comme en Iran, comme en Angleterre, et là aussi, le mouvement avait traversé les trois mêmes phases, irruption, apogée, bouquet final sans horizon, pour l'honneur ; en Pologne aussi, l'explosion avait dégagé son gaz paralysant et asphyxiant, hier Solidarité, aujourd'hui le FIS, dont l'interdiction et la dissolution ont tenté de passer pour l'interdiction et la dissolution du moteur de l'explosion, et la puanteur âcre s'est laissé vendre comme parfum altier de la révolte. Dans l'étroit couloir conservateur de notre passé récent, où la vitesse est interdite, le frein s'est substitué d'abord à l'accélérateur, puis au mouvement même. Et si cette comparaison polono-algérienne vaut dans le temps, il faut signaler que dix ans plus tard Solidarité et Walesa triomphent à la tête de l'Etat alors combattu, et que la puissance qui les a engendrés en est morte. Une autre analogie singulière se distingue dans la religiosité, plus spectaculaire que profonde, des insurgés : cette religiosité s'insurge, précisément, contre la religiosité dominante et hypocrite, qui prétend n'être pas religieuse.
La différence entre ces deux mouvements qui se ressemblent tant dans les formes est sur le fond. Car si l'insurrection en Pologne est le dernier sursaut d'une époque, et a croulé d'être attelée à toutes les révoltes passées, l'insurrection d'Algérie a la jeunesse de ses membres, et la jeunesse est la monture de l'ignorance. Le passé, même polonais, lui est inconnu. Ses deux seules références, dont elle tire davantage de mythe que d'expérience, sont de son temps : la révolution iranienne et l'Intifada. Et lorsque l'histoire sera à portée d'être comprise par ceux qui la font, ils seront bien surpris de constater que l'offensive en Algérie était simultanée à celle en Irak, en mars 1991, dont deux ans plus tard les derniers feux refusent obstinément de s'éteindre, alors même que ceux d'Alger et de Batna disparaissent dans l'ignorance complète du clignotement complice de Mossoul et Bassora. D'autres différences apparaissent, issues de celle-là : le point culminant, en Pologne, avait été le débat sur l'organisation dans le congrès de Solidarité, en deux temps, à l'automne 1981 ; le point culminant de la révolte algérienne a également été le débat sur l'organisation, également en deux temps, mais pas dans le FIS, parti de la récupération, que ce débat a également divisé, mais dans la rue, en juin 1991. En Europe de l'Est se révoltait une classe ouvrière, en Afrique du Nord, une minorité de ceux qui se sont révoltés seront un jour ouvriers. D'un côté des vieux qui palabrent gravement, de l'autre des jeunes qui se battent furieusement. Dans la grande révolte de Pologne, l'émeute n'est que contrecoup et accident, dans la grande révolte d'Algérie, l'intervalle entre les émeutes est tout contrecoup et tout accident.
Cette comparaison pourrait être encore affinée par tous les éléments qui constituent l'un et l'autre événements, ou qui leur manquent. On pourrait, par exemple, examiner les deux gouvernements, issus de staliniens ; leurs organismes d'exception, Wron et HCE ; leurs chefs, Jaruzelski et Boudiaf ; les slogans et les armes utilisés ; l'attitude des Etats voisins, leurs menaces et leurs imitations ; les principaux Etats du monde, leur soutien financier, leur propagande, leur opinion publique. Et on constaterait d'ailleurs que ceux qui soutenaient les récupérateurs en Pologne vilipendent les récupérateurs en Algérie ; que l'idéologie qui combattait le stalinisme en Pologne l'a rejoint en Algérie, après l'avoir englouti dans le monde ; et que cette idéologie de synthèse des ennemis de la révolution russe combat, de la même manière aujourd'hui, l'idéologie récupératrice issue de la révolution iranienne justement à l'époque de la révolte en Pologne. Mais quels que soient les éléments à comparer, notre parti pris vérifie toujours l'identité, qui est dans l'envergure des deux mouvements, et la différence, qui est dans l'époque à laquelle ils appartiennent.
C'est donc en juin 1991 que le mouvement en Algérie a perdu. Le moment de la bataille décisive est rarement perçu, de nos jours, lorsqu'elle se livre. Ce n'est qu'à la fin qu'on comprend l'ensemble, ce n'est que lorsqu'il ne peut plus revenir qu'on découvre le moment décisif. Dans cette grande misère stratégique, seul le parti de l'avenir, qui a tout à gagner, et dont l'emblème est l'optimisme sable taillé de gueules d'amour, peut trancher le brouillard des idéologies, des petits conforts et de l'ignorance pour dire : ici j'ai combattu, et perdu, voici pourquoi, voici quand, voici comment.
Pourtant, si nous savons que cette bataille a eu lieu, qu'elle a été décisive et quelle est son issue, nous en ignorons encore le secret, le coup, le mot, le regard qui l'a défaite. Qu'est-ce qui a brisé la volonté, noué dans la confusion le fil du projet, brouillé l'intelligence, cintré les cœurs, et désuni l'assaut en une retraite non préparée ? Trop de dissimulations, de mensonges, d'illusions et de pudeur en obstruent encore la vérité.
L'insurrection de janvier-février 1992, crépuscule du mouvement dont Octobre avait été l'aube, se divise, comme ce mouvement, en trois moments distincts : éclatement, point culminant, derniers feux. Pourtant, de juin à décembre 1991, il n'y eut pas la plus petite trace de ces émeutes dont le grand nombre avait laissé l'impression d'une si joyeuse anarchie et de multiples colères qui s'étendent, depuis 1988 ; c'était au contraire une décompression violente après la bataille décisive, suivie d'un regroupement des forces vaincues qui ne s'avouaient pas vaincues, comme un grondement qui monte jusqu'à faire frémir le plexiglas des casques des chiens des vainqueurs, qui n'osent s'avouer vainqueurs. L'écrasante victoire électorale du FIS ne fut nullement fêtée dans la joie, mais le désarroi des compétiteurs étrillés fut tel qu'ils désignèrent même l'abstention, effectivement massive (près de 50 %), qui est pourtant le rejet méprisant de leur propre règle du jeu, pour invalider par la suspicion le plébiscite qu'ils avaient initié. Mais le FIS maudit montra vers l'Etat son visage doux et patient de martyr, quand il gardait sa mine implacable de justicier fervent pour ceux auxquels il devait ce triomphe catastrophique, où l'exaspération lui mettait dans la main moite le cimeterre que ce faux cul ne sait pas manier. Le 11 janvier, après la démission du président Chadli Ben Djedid, remplacé par un HCE qui annule les élections, le FIS réussit à retenir, entraver, interdire la révolte pendant quatre semaines. Ce n'est que le 29 janvier que les jeunes de Bachdjarah outrent ces appels à la soumission et à l'humiliation, et attaquent le commissariat de ce quartier d'Alger. Le 30, et surtout le 31, qui est vendredi, donc jour de « prière », donc jour de rassemblement et d'émulation, l'émeute est retrouvée, à Alger, Constantine et Laghouat. Les informateurs sont chassés. L'Etat tremble à nouveau. Il sait, et le FIS sait, et les informateurs ignorent qu'une nouvelle grande bataille est engagée. Mais la colère des pauvres diminue avec le temps, au contraire de celle des gestionnaires, qui augmente avec la rancune. Aussi, ceux-ci croient que les quatre semaines perdues à la spontanéité des pauvres va en aiguiser le revanchisme, car dans la peur, ils mesurent leurs ennemis à leur propre aune. Mais l'impression, qui rend si fort dans les grandes révoltes, d'être au début de son imagination, de se nourrir de ce qui vient, de grandir en avançant n'est plus présente en Algérie. Aussi février, deuxième moment et paroxysme de ce troisième temps de la révolte, est-il la plus grande bataille, mais aussi celle où les chances de succès ont été les moindres. L'information, qui n'ose plus quitter son divan à portée de loukoums, a tout fait pour détourner l'attention de cette bataille qu'elle-même ne voulait pas voir, vautrée dans ses spéculations préférées : oui mais qu'aurait fait le FIS au pouvoir ? Où en est l'économie algérienne et quel régime peut le mieux se faire aider, à votre avis ? Le coup d'Etat du HCE ne correspond-il pas à cette vieille maxime révolutionnaire, si digne de notre époque, « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » ? Le principal dilemme de ce harem d'écriveuses est en effet de savoir s'il vaut mieux un coup d'Etat pour sauver sa démocratie ou la victoire démocratique d'un parti antidémocratique. Devant ce burlesque paradoxe de ses propres rêveries, il est très probable que l'information n'ait pas fait exprès d'ignorer l'affrontement qui commence. Tant de pusillanimité névrotique rend inconscient, et qu'importe d'ailleurs si son public partage ces petitesses, comme cela semble avoir été le cas.
Le zénith du crépuscule sera bien rouge. Il commence avec le premier discours télévisé et inquiet de Boudiaf, le 3 février. Dès le lendemain, belle contre-argumentation, débute l'insurrection de Batna, qui va durer cinq jours, et dont la vigueur va interdire à toutes les sang-sûres algériennes, qui ont coupé la langue à la province comme s'il s'agissait de l'unique témoin de leurs corruptions particulières, de la taire. Cette ville est apparemment prise par les insurgés, puisqu'elle a été encerclée par l'armée, et coupée du reste du monde. Le vendredi 7, ce Kwangju de l'Aurès est la capitale de la plus grande journée d'insurrection, par son extension et son unanimité, que l'Afrique du Nord ait encore connue : vingt villes, dont six des sept plus peuplées d'Algérie, sont soulevées. Mais quoique l'organisation des révoltés, laissant le FIS dans l'encoignure des portes, ressemble fort aux petits groupes soudés et déterminés des rues de Téhéran au début de 1979, l'armée qui est ce jour-là l'Etat n'est pas seulement en défense. Elle disperse dès qu'elle voit un rassemblement, elle attaque les mosquées qui en sont le noyau, elle prépare l'assaut des no-go areas d'Alger. Elle aussi a appris. Et donc, ce violent mouvement dont la principale faiblesse sera d'avoir été trop clément et miséricordieux avec le FIS qui a tout fait pour le paralyser, diviser, subjuguer, s'éteint progressivement jusqu'au 10. Le 14 février, vendredi suivant, la flambée connaît un retour de flamme à Alger et dans quatre autres villes. Le FIS, qui a initialement prévu pour ce jour-là une « marche pacifique », a même retiré cette action coupe-genoux, pour mieux couper les jarrets du chameau sans réserve. Les milliers d'arrestations (entre 5 000 et 30 000) ont déjà commencé, alors que la veille le FIS appelle au dialogue avec le HCE.
Mais celui-ci n'a plus besoin de bénédiction pour dévoiler l'attirail grand format de la répression : torture, camps de concentration du Sahara, victoire de l'Etat dans la « guerre des mosquées », dont le but est de réduire à zéro ces rassemblements du vendredi que la religion commande, soutien de la dette algérienne par les banques occidentales sur pression de leurs gouvernements (27 février), reconnaissance le 12 mars par le ministère de l'Intérieur de 103 morts, contre 150 au FIS. L'information occidentale, qui avait encore, en partie, sourcillé à l'instauration du HCE, se réjouit avec la componction hypocrite derrière laquelle les Philistins dissimulent leur luxure de la dissolution formelle du FIS, le 4 mars, le tout étant de continuer de soutenir que ce fusible est l'explosif.
Comme en Pologne en 1982, 1992 sera jalonnée des coups de fougue de cette révolte battue mais non écrasée. A Constantine, par exemple, pendant cinq vendredis successifs, l'imam de la mosquée est si bien protégé par la jeunesse locale que l'arrestation à sa sortie de prêche échoue dans l'émeute, jusqu'au 20 mars, où se répètent à Batna les violentes manifestations qui avaient déjà eu lieu la semaine précédente. Comme le 13 de chaque mois était un jour de révolte et de ralliement pour les jeunes de Pologne, le vendredi l'est pour les jeunes d'Algérie. Ainsi l'émeute de Tlemcen, le 7 mai, est la trace de ce beau mouvement, au cœur du beau mois de mai. On sait peu de choses de ce soubresaut-là, sauf qu'il a fait, à la sortie de la prière, 1 mort et 209 arrestations, ce qui atteste le grand nombre de participants dans l'affrontement ; mais qui sera surpris de ce laconisme de l'information, quand on examine comment l'échec de la rumeur d'un soulèvement prévu pour le 5 mai l'a réjouie avant même que cet échec puisse être établi ! Ainsi, elle a contribué autant qu'elle a pu à cet échec, quitte à annoncer, le 8, que les affrontements de Bachdjarah, le 5, qu'elle avait donc niés au moment où ils avaient lieu, ont fait 2 morts. Cette tactique d'information défaitiste avait pour la première fois été pratiquée à grande échelle en Pologne, au 13 décembre 1981, quand la défaite a été annoncée dès le moment où les combats commençaient, par cette information occidentale qui avait alors le monopole de l'écoute, en Pologne. Les poches de résistance, au lieu de se fédérer, avaient alors pu être vaincues dans la séparation. Et ce n'est pas sur cette insurrection avortée que cette information pleurait ses larmes de crocodile, mais bien entendu sur ses politiciens préférés, retirés de la proximité devenue sulfureuse d'une base qu'ils avaient tellement abusée qu'on ne serait pas autrement surpris d'apprendre un jour que l'arrestation de Walesa et consorts avait été combinée avec ceux qui les arrêtèrent.
Pourtant, le fossé en Algérie semble plus large, plus profond qu'il ne l'était en Pologne. De multiples sabotages marquent une forte haine du travail, et les attentats contre la police et l'armée vont bientôt coûter à cette administration plus de victimes qu'elle n'en a fait dans sa répression. Cette forme d'attaques courageuses, parfois amusantes, avait déjà été l'une des plus gaies manifestations du refus de se résigner, quoique beaucoup moins systématique et acharnée qu'en Algérie, des jeunes Polonais en 1982.
Si la subversion se manifeste en Algérie dans une richesse, une constance et une diversité que l'âge des Polonais a interdites à leur imagination, le mouvement informel, incontrôlé, intelligent semble démantelé. Les camps de prisonniers du Sahara sont devenus des camps d'entraînement à la guérilla et à la contre-guérilla, FIS et Etat s'y partageant instruction et subordination des jeunes déportés concentrés à leur merci. Les prises d'armes ont ressuscité les réseaux clandestins et militaires de la résistance anticoloniale, à forte hiérarchie, à faible théorie. Et le potentiel radical d'Octobre 1988 et de juin 1991 a été comme un cerveau fertile dévoré par les parasites du FIS devenu martyr, et les vers de terre de l'information mondiale. La boîte crânienne des hautes perspectives est devenue creuse, la ligne de bataille est restée figée dans une position tournée, dont, malgré le renouvellement abondant de son esprit, la jeunesse gueuse d'Algérie prendra beaucoup de temps avant de s'évader à nouveau.
Les cycles des générations varient selon l'âge des populations. L'observation de ces cycles est l'observation de leur capacité à la critique. Dans les pays vieux, pour qu'un sang jeune monte à la tête, on a pu compter des intervalles de cent ans, par exemple entre la Commune et Mai 1968, à Paris. Dans les contrées plus jeunes et plus bouillonnantes de notre monde contemporain, dix à quinze ans peuvent suffire à la scission entre une génération, prisonnière de sa défaite, et son héritière, indifférente ou hostile aux épopées manquées. Ce qui vaudra pour l'Algérie verse son acompte pour l'Iran : quinze ans plus tôt, c'étaient les signes avant-coureurs de la seule révolution que des contemporains ont connue ; en 1992, ce sont les mêmes raisons et la même manière qui reviennent hanter la police du monde la plus féroce contre l'émeute. Pas étonnant : elle en a émergé. Ces « gardiens de la révolution » en sont même la fraction tape-dur qui, glacée par la grandeur du possible, avait décidé de s'arc-bouter au service de la petitesse de l'impossible.
L'information occidentale est d'un secours douteux dans le jaillissement de cette source d'embarras définitifs. D'un côté, elle hait le régime iranien. Elle a toujours refusé d'en honorer les indispensables états de service policiers, même entre 1978 et 1982 quand ils étaient le seul rempart du reste de son monde. Comme en Algérie en 1988-1992, pour ne pas reconnaître le fond du débat, elle s'oppose de façon spectaculaire au parti islamique, afin de supprimer dans le vacarme de cette dualité factice faite d'insinuations et d'insultes bornées, les ennemis véritables de ce parti islamique, qui sont également les siens. Et l'hystérie de cette information n'a pas peu contribué, en Iran comme en Algérie, au soutien de nombreux révoltés pour l'infâme parti récupérateur, que l'infamie encore plus grande de cette information lave de la sienne. Ainsi, la République islamique, qui avait alors un programme, profusion de théoriciens parfois antagoniques, et qui menait véritablement un débat d'idées en bateau, a à plusieurs reprises alerté cette information mondiale sur les difficultés innombrables de sa tentative d'écrasement de l'imagination et du plaisir, et a presque imploré pour qu'on l'aide dans cette œuvre qui est celle de la presse du monde entier, au lieu de lui tirer dessus pour des prétextes de pure forme. En désespoir de cause, elle a fini par virer cette information occidentale comme une malpropre, comme un Rushdie. Le contentieux est donc tenace.
De l'autre côté, dix ans de répression néo-islamique ont fait croire à cette information qu'une stabilité durable était obtenue par cette police, de circonstance au début. Ni la guerre contre l'Irak, où elle a soutenu l'Irak, ni les rébellions ethniques, qu'elle soutenait, ni les menteurs stalino-islamiques que sont les mojahedines iraniens (qui ont participé pour Saddam Hussein à la répression de l'insurrection de mars 1991 en Irak), qu'elle soutenait, ni la mort en 1989 de Khomeyni, qu'elle exécrait, ne sont venus à bout de cet adversaire idéologique au voile épais, à la fortune solide, au verbe vieilli et tranquillisé, mais toujours contraint d'observer avec dureté des règles extérieures de religion, que cette information a toujours persisté de charger de toute sa haine. Le journal intelligent étant celui qui compose, on a décidé que le fruit qui hier était si mauvais était en réalité bon d'un côté et mauvais de l'autre. Bon côté Rafsanjani, souple arriviste pro-occidental, milliardaire de la pistache, mauvais côté populistes radicaux, antiaméricains. Aussi appelle-t-on « modérés » ceux qui veulent l'ouverture avec l'Occident et « radicaux » ceux qui n'en veulent pas, quoique les seconds ont une police bien moins dure pour les pauvres ; mais dans le monde d'aujourd'hui, ce sont les pistaches qui importent, et qui exportent par la même occasion, et pas les pauvres. On est donc modéré quand les pistaches circulent à la place des pauvres, et radical à l'inverse. Cela dit, l'information occidentale, qui à force de s'être trompée à chaque fois qu'elle a parié sur l'Iran est devenue quelque peu circonspecte en la matière, continue publiquement de courtiser toutes les vieilles ordures, on ne sait jamais, qui ont applaudi le sang de la révolution iranienne sans avoir la chance d'en profiter en Iran : Bakhtiyar le boucher, dont elle a pleuré l'assassinat, le fils du shah, petit cadre en marketing, Banisadr l'économiste, et Rajavi, petit Staline des mojahedines. Cette information, donc, qui pourrait être tentée de clamer haut et fort des émeutes en Iran, préfère en définitive la discrète prudence du régime islamique dont elle courtise le bon côté.
Le 10 avril, à l'occasion du premier tour des législatives, le bon fumier modéré Rafsanjani élimine dans des tricheries applaudies tous les mauvais radicaux du Parlement. Le 7 ou le 15 ou le 16 avril, la première émeute éclate à Shiraz. Venue trop près de cette « victoire », ce ne peut être, comme il a été conjecturé, parce que la suppression des « radicaux », populistes, est pour le régime la suppression d'un tampon ; ce ne sont pas non plus les mojahedines qui ont organisé cette révolte, comme l'affirment les langues de bois à l'unisson de ce gouvernement et de cette guérilla exilée, qui ont bien là les mêmes intérêts. Puis le 30 avril, il semble que c'est à Arak que des événements d'une violence comparable, d'un contenu tout aussi inconnu, quoique tout aussi séditieux, se sont produits. Mais ce sont apparemment les émeutes de Mashhad, deuxième ville d'Iran, qui auraient engagé plusieurs milliers de manifestants dans les deux derniers jours du beau mois de mai, qui font perler les premières gouttes de sueur sous les turbans dirigeants. Car ce n'est qu'à partir de là que les émeutes d'avril sont mises en lumière : elles s'avèrent sensiblement de même origine, c'est-à-dire la construction de maisons sans autorisation légale, et – vous allez rire – c'est le même prétexte qui, en 1977, avait provoqué les premières émeutes modernes en Iran ! A partir de là, Nuri, le ministre de l'Intérieur, vient les condamner à la télévision, en annonçant des poursuites contre certains des 300 arrêtés, sous l'accusation de « corrupteurs sur terre », qui en République islamique est passible de mort. A partir de là, le gouvernement iranien crée des « brigades Ashura », élite choisie parmi les « gardiens de la révolution », pour lutter contre des émeutes. En effet, ce corps haï et vieilli n'est plus la troupe dévouée et convaincue de volontaires repentis face à leur propre audace révolutionnaire, et prête à l'expier dans cette obéissance devenue rapidement aveugle, mais des jeunes appelés, écœurés par les corrupteurs dans le ciel qui les commandent, et de l'ostracisme de plus en plus profond dans lequel les tiennent les autres pauvres, auxquels ils s'identifient. En d'autres termes : la milice n'a pas réprimé comme elle aurait dû, si ce n'est pire. D'autres émeutes, dont l'évocation sans détail résonne de ce fait comme la menace la plus prometteuse pour le parti de la révolte moderne, à Ispahan (où la paix publique avait déjà perdu le repos en juillet 1991), Shushtar et Borujen, probablement en mai, et à Bukan, les 9 et 10 juin, ainsi qu'une manifestation (nationaliste azérie ?) à Tabriz, signifient que les brigades Ashura ne sont pas des chômeurs déguisés. Enfin, la dureté de la répression raconte combien, quand on a peur, on joue à shah perché : 8 exécutions capitales, 4 à Shiraz, 4 à Mashhad, puis 5 autres, des condamnations jusqu'à dix ans d'emprisonnement. Ces émeutes non coordonnées, éloignées dans l'espace et dans le temps, ont aussi fait des morts dans la rue : 57 en est le total plus qu'hasardeux compilé par la presse lèche-babouches, ce qui est un peu plus que Los Angeles, soit dit en passant, mais avec intention et intonation.
Enfin, le trouble gagne, toujours dans l'étonnement feutré de toute information, le cœur et la tête de cet Etat qui se réfugie dans la religion, de cette religion qui se réfugie dans l'Etat. Fin juillet, une « brigade Karbala » doit ramener l'ordre à Qom, et le 21 septembre, alors que le Bazar, qui est porte-monnaie et caisse enregistreuse de l'Iran, brûle, une émeute a lieu dans la banlieue sud-ouest de Téhéran, organisée « par des gens dont les habitations, construites de manière illégale, avaient été détruites ».
Cet Etat hybride, où l'islam est comme une punition supplémentaire de la modernité corrompue, qui a enfin réussi à convaincre les idéologues du monde entier de sa pérennité, retrouve sa précarité. Pilote inquiet et habile de la récupération lors de la grande insurrection de mars 1991 en Irak, il se retrouve, en 1992, face à son cauchemar initial mais rajeuni. Et s'il est bien trop tôt pour voir, dans la réjouissante fureur des jeunes de Mashhad, malgré et à cause de l'occultation et de la plus dure répression, autre chose qu'une frêle promesse d'espoir, c'est le président du Parlement iranien, Ali Akbar Nategh Nuri, qui en voulant banaliser l'événement grommelle sa terrible universalité : « fait divers sans aucune origine politique » et « événement banal, comme il peut s'en produire dans n'importe quel pays ».
(Extrait du bulletin n° 6 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1993.)
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