Le beau mois de mai 1992


 

C - Proche-Orient

6) Début de la guerre au Liban

Le 22 octobre 1989, les accords de Taef signifiaient la fin de ce qui a été appelé la « guerre du Liban », et qui n'était depuis 1975 qu'un exercice d'entraînement pour les guerres de diversion, les services secrets et l'armement milicien, dans la région du monde qui est présentée comme ses couilles et sa matrice, mais qui n'est que la vitrine spécialisée du spectacle judéo-arabe, islamo-chrétien, anti-révolution iranienne. Seule la France, par le sympathique général Aoun, son trotteur privé, a refusé, avec toute la vigueur de son gouvernement et de son information, de cesser l'entraînement, se voyant dans une bonne position pour la course, ne serait-ce que par l'ampleur de ses ventes d'armes. Il faut donc attendre le 13 octobre 1990 pour voir capituler l'apprenti dictateur Aoun, dont l'information française dépitée a néanmoins continué de faire un héros honnête, comme ceux qui faisaient vomir Darien, résistant à quelque invasion syrienne, comme si l'armée syrienne ne disposait pas, au Liban, d'un mandat international dont la française se passe fort bien dans la plupart des Etats africains, par exemple.

Le Liban n'en continue pas moins d'être occupé par l'armée syrienne et, au Sud, par l'armée israélienne. Mais sur la terre des Phéniciens, les droits du commerce ont repris leurs exactions privilégiées, avec toute l'immodération furieuse de marchands partie frustrés, partie aiguisés par quinze ans de marché noir, de trafics secrets, de profits immenses et précaires.

Aussi, la vraie guerre, celle des gueux contre ces gestionnaires, n'a suivi les derniers feux de la guerre de diversion que de dix-huit mois. Dès le 23 mars 1992, un incident qui ressemble a priori à une émeute, indique que ceux qui ont survécu aux violences des milices ne sont ni décervelés, ni aplatis, ni satisfaits. Voici comment 'Le Monde' nous en informe : « Six morts dans un accrochage à Beyrouth. Six personnes ont été tuées par balles et vingt autres blessées, lundi 23 mars, à l'entrée sud de Beyrouth, lors d'un accrochage qui a opposé les forces de l'ordre libanaises et syriennes à des marchands de légumes ambulants, libanais et syriens, qui occupaient indûment la voie publique. » Le terme accrochage dans le titre induit le lecteur superficiel (y en a-t-il d'autres dans l'assistance ?) qu'il s'agit de la guerre larvée à laquelle il est habitué d'être spectateur désolé depuis toujours ; les forces de l'ordre sont libanaises et syriennes, leurs victimes aussi, c'est le début de la fin de l'apartheid milicien ; enfin, on ne sait pas pourquoi cela s'est passé ni comment, quand ni si cela s'est résolu.

Les syndicats, eux, ont mieux compris. Deux grèves de vingt-quatre heures, les 15 et 24 avril, contre « la cherté de la vie et l'incompétence du gouvernement » sont aussitôt organisées par la CGTL. Mais ces brusques coups de frein à la révolte n'empêchent pas les dérapages de ce monde défoncé, dans son propre décor. Seule l'information occidentale, vaillant défenseur de la carrière des Aoun, et du spectacle de Los Angeles, soutient de son mieux les ennemis de la grève qui le lui rendent bien. Ainsi, 'Libération' ne parle de l'émeute du 4 mai que le 7, alors que le 6 ce journal se limite à celle du 5, parce que le 5 la CGTL lance une nouvelle grève générale, que c'est gentiment formulé : « Le mot d'ordre de grève concerne tout le pays, tous les secteurs (publics et privés), à l'exception de la presse. » Pourquoi pas la presse ? Va savoir. Ainsi naît l'impression que l'émeute a suivi l'appel à la grève chez le lecteur superficiel (le journal 'Quilombo', par exemple, a reproduit cette mauvaise blague d'informateur zélé ; il avait déjà fait preuve, en se montrant scandalisé qu'on puisse réduire à un « accrochage » l'affrontement du 23 mars, combien peu la presse d'extrême gauche est familiarisée avec les méthodes courantes de ses confrères à plus gros tirage). Dès le 4 mai au soir, des milliers de manifestants déferlent dans les rues de Beyrouth, bastonnent des vitrines, les banques et se barricadent derrière des pneus enflammés. Le lendemain, alors que le syndicat saute en marche, la foule attaque le domicile du ministre des Finances à Tyr, gagne Saïda, Zahlé, Chtaura, se développe dans Beyrouth, où l'armée syrienne a l'ordre de ne pas tirer. Il y a 15 blessés, probablement par le courroux du regard du vieux monde, qui fronce les sourcils.

Avec stupeur, puisque le 6 mai le premier ministre, Karamé mou, le véreux, rappelle par sa démission que les limites de l'exploitation et de la convoitise mercantiles sont toujours et encore dans la rue, et que la politique de séparation des pauvres trouve dans la gueuserie de l'émeute sa négation unitaire : « A Achrafieh, deux écolières, assises devant leur maison, se réjouissent que “pour la première fois les Libanais, tous les Libanais, soient enfin d'accord sur quelque chose”. » Le 7 mai, l'enchantement disparaît. Donc, dès le 8 mai au matin, la grève de quatre jours commencée le 5 par la CGTL est aussitôt abrégée, comme par enchantement.

7) Début de la paix en Palestine

En même temps que les pauvres du Liban retrouvent joyeusement la vérité de notre monde, ceux de la région mitoyenne méridionale l'ont perdue de vue. L'Intifada n'est plus sur le terrain. C'est devenu un mot dans des négociations d'hommes d'Etat, un slogan qui ligote une population, une coquille organisationnelle pour bureaucrates qui n'est plus remplie par son contenu. Les émeutes du mois de mai sont un accablant témoignage de la dégénérescence de cette révolte, dont même les derniers feux ne puent plus que le synthétique.

Il faut dire que les territoires dits occupés sont devenus deux grands camps de concentration, Gaza et la Cisjordanie. Un réseau de surveillance d'une densité pas même atteinte dans les pires utopies policières y prépare et y applique avec minutie des brimades et des iniquités, dont la variété et les nuances témoignent d'une prodigieuse imagination. Couvre-feux partiels, arrachages d'arbres, destructions de maisons, bannissements, arrestations, meurtres, tortures, confiscations, ont à la fois accéléré la misère des Palestiniens tout en la confinant dans une impuissance qui est affirmée consciemment. L'occupant, aujourd'hui, va jusqu'à provoquer sciemment la révolte, pour montrer qu'elle est facile à contrer, que c'en est un plaisir. Là, l'apartheid le plus flagrant s'est développé, mais depuis 1945, où notre monde a proclamé que les juifs étaient des victimes (non pas qu'il faut supprimer la « race juive » comme toutes les races, mais qu'il faut réhabiliter la race juive, donc la race tout court), de l'ONU au gouvernement égyptien, le monde proclame que les juifs ont le droit d'opprimer une autre race, au nom de leur persécution passée. La division du monde combattue au même moment à Beyrouth trouve ici, dans la défaite interminable de l'Intifada, les fondations qu'elle est obligée de construire plus bruyamment à Rostock.

Dimanche 24 mai, 7 heures 30 à Bat Yam, banlieue de Tel-Aviv, un Palestinien de dix-neuf ans poignarde une Israélienne de quinze ans, qu'il ne connaissait ni d'Adam ni d'Eve, et dit « Je suis venu pour tuer des juifs ». Aux cris de « mort aux Arabes ! », des centaines de riverains attaquent les voitures immatriculées en Palestine, « saccageant des devantures ». 20 000 ouvriers palestiniens quittent précipitamment leur travail pour fuir vers les Territoires. La foule furieuse s'en prend maintenant à la police israélienne, que personne ne peut pourtant accuser d'être proarabe, ou propalestinienne, même si là elle est obligée de faire plusieurs blessés et arrestations. Les affrontements s'étendent à plusieurs quartiers de Tel-Aviv.

« A peine l'aube levée », à Gaza, la police et les gardes-frontières avaient pris d'assaut un appartement qu'ils pensaient être le refuge d'un commando du parti islamique Hamas : 1 garde-frontière et 3 Palestiniens sont tués. « Après la bataille, des centaines de Palestiniens ont fait irruption dans un camp appartenant à l'UNRWA (l'agence des Nations unies d'aide aux réfugiés) depuis lequel ils ont lapidé des voitures israéliennes, s'en prenant particulièrement aux équipes de télévision accourues de Tel-Aviv et Jérusalem. L'armée israélienne a dû intervenir massivement pour mettre fin aux émeutes. » Le 25 à l'aube, la bande de Gaza est bouclée pour trois jours, et, vive la récupération, Hamas appelle à une grève générale de trois jours.

Ce même lundi, les funérailles de l'adolescente se terminent par une tentative de lynchage de Palestiniens ; et à Gaza, 17 Palestiniens sont blessés par balles.

Le 27 au matin, un rabbin est poignardé en plein cœur par un Palestinien. L'assassin est assassiné. « Des centaines de colons armés se sont ensuite dirigés vers les villages palestiniens voisins. Ils ont renversé des voitures, attaqué leurs occupants, saccagé des champs et mis le feu à des serres. » La bande de Gaza est « bouclée » pour trois jours de plus. A Bat Yam, « Des milliers de manifestants, incités à la violence par des militants du mouvement fondamentaliste Kach, ont continué à parcourir les rues au cri de “Mort aux Arabes !”. Des voitures de police ont été saccagées, les carrefours bloqués par des pneus et des bennes à ordure incendiées. Plus de cent manifestants ont été appréhendés ». Un peu plus tard, « Des centaines de manifestants, arabes cette fois-ci, s'en prenaient aux forces militaires d'occupation jetant des pierres et des bouteilles incendiaires sur les patrouilles. Les soldats ont parfois tiré, faisant une demi-douzaine de blessés, dont un enfant de dix ans qui se trouve dans un état désespéré ».

Le 28, le père de la jeune fille assassinée une semaine auparavant renforce le racisme en donnant l'impression de le diminuer : remplaçant explicitement le « mort aux Arabes » par « sécurité pour les juifs », il ajoute « plus d'ouvriers arabes chez nous ! », ce qui veut dire qu'il n'existe que deux camps, le radical qui veut aller jusqu'au meurtre, et le modéré qui se contente de l'exclusion ; et non pas celui qui est pour la division en races et celui qui est contre cette division. Signalons que contre l'avis de l'armée la bande de Gaza est désormais fermée sine die : « Gaza est un immense chaudron. Si on boucle cette zone de façon hermétique, la colère et la misère risquent de déborder. »

C'est la première fois que deux émeutes simultanées ont lieu contre la police d'un même Etat, toutes deux opposées en même temps que séparées par le racisme le plus avoué. Pourtant, même les banlieusards de Tel-Aviv, comme à Rostock, semblent être sortis de la douillette haine raciale dans laquelle l'information ne cesse de les emmitoufler confortablement, puisque, après la fuite des ouvriers palestiniens, les affrontements durent encore trois jours, contre la police. Qui n'y sait pas lire une autre frustration, plus profonde et plus puissante, feint d'ignorer la terrible pression qu'exercent l'Etat et la marchandise, par la propagande de l'information, jusque dans les banlieues les mieux intégrées dans l'apartheid. En Afrique du Sud de même, les premières émeutes de Blancs, sous couvert de racisme, témoignent d'une haine étonnante contre les uniformés de l'Etat, et d'un acharnement qui réfléchit un surprenant plaisir à les combattre.

L'Intifada, rabotée, rognée, battue, récupérée, permet donc aujourd'hui cette séparation complète des mécontents selon des critères ethniques dont la rigueur incritiquée ne dépareillerait pas en Bosnie. Plus que jamais, devant cette catastrophique extinction d'une des plus importantes révoltes modernes, les étroites perspectives qui restent aux adolescents non enfermés ou embrigadés de Palestine sont dans la révolte de leurs alter ego d'Israël ; et de Beyrouth.


 

(Extrait du bulletin n° 6 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1993.)


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