La répression est un événement pratiquement inhérent à l'émeute : c'est sa première limite visible, reconnue. L'expérience a mieux enseigné à la police qu'à la révolte qu'une émeute non réprimée devient insurrection le lendemain, révolution le surlendemain. Pourtant, la répression de l'émeute n'est pas un travail mécanique et simple, beaucoup s'en faut. La difficulté pour l'Etat est, en effet, de trouver le dosage adéquat : une main trop lourde peut soulever la colère. C'est ainsi qu'avait commencé la révolution en Iran. Un coup trop léger autorise des espoirs, libère, contre la crainte, l'insatisfaction retenue. De plus, les rapports ambigus entre le parti de la répression, l'Etat, et le parti de la communication, l'information dominante, n'autorisent que rarement le premier à répondre du second dans la répression d'une émeute. Ces deux alliés se télescopent parfois et, sans humour, se créent des quiproquos difficiles à gérer.
Il y a deux moments dans la répression d'une émeute : celui, immédiat, où le terrain et le temps sont repris à ceux qui s'en étaient emparés ; et celui, plus sournois, qui se poursuit au-delà, bien au-delà parfois, de l'événement : c'est un règlement de comptes qui vise à éliminer soit les acteurs de cet instant, soit leurs idées, ou celles qu'ils ont fait naître alors. Le premier moment, tous les participants ont intérêt à en faire la publicité, et il est donc soumis aux distorsions structurelles ou volontaires de ceux qui aujourd'hui administrent la publicité ; le second moment, ceux-ci ont presque toujours intérêt à le dissimuler, et la répression glisse alors dans l'occultation, dans le silence.
La répression de l'émeute est généralement la victoire militaire de l'Etat. C'est donc bien souvent une défaite de la récupération, soit qu'elle se trouve agglomérée à la révolte, donc cible directe de la répression, soit qu'elle ait été éliminée séparément, soit simplement empêchée d'entrer dans l'antagonisme direct. Il existe cependant des répressions qu'on peut qualifier d'indirectes, où les récupérateurs ont un rôle à jouer, différent de celui qui leur est habituel. Au lieu de porter leur effort sur la falsification des thèses de la révolte, leur travail consiste, d'une main experte, à conduire le bâton aveugle vers son objet. L'exemple le plus courant de répression indirecte est d'organiser une révolte en guerre civile d'Etat : soit organiser les révoltés en armée calquée sur celle qu'ils combattent, réduisant leur bénéfice hypothétique à une simple relève de garde, soit diviser en deux les révoltés pour que les uns combattent les autres. Là le travail des récupérateurs devient primordial : ils doivent fixer et soutenir la division selon laquelle on se bat. Aujourd'hui, où ce mode de répression est très en vogue, les principales divisions reconnues sont ethniques et religieuses.
Dans les grandes insurrections des dernières années, aucune répression n'est véritablement un cas de figure limpide. Mais la plupart ont trouvé, dans la violence conservatrice de l'ennemi, leur limite. C'est vrai pour l'Intifada, les insurrections d'Afrique du Sud, de Birmanie, du Kosovo (qui a eu pour réaction le nationalisme serbe, qui a eu pour réaction les ultranationalismes slovène, croate et serbe, qui ont eu pour conséquence les guerres de Croatie puis de Bosnie), du Caucase (Arménie, Abkhazie, Azerbaïdjan), du Tadjikistan, du Cachemire, d'Haïti, d'Irak et du Zaïre, pour ne citer que les principales. Si monsieur est connaisseur, comme nous n'en doutons pas, il soutiendra avec nous que c'est la fine fleur d'une époque qui a été et qui est en cours d'écrasement ; et si madame est choquée, comme nous le craignons, elle affirmera avec nous que dans le silence et la résistance une sève autrement concentrée prépare à l'après-émeute le plus galant des bouquets.
L'Intifada a ouvert l'époque et l'a traversée comme un fil rouge. Ce mouvement d'émeute continue ne représente pourtant qu'en apparence cette époque. Déjà, l'émeute continue est un paradoxe unique. L'Intifada est donc plutôt le lampion de cette période, une sorte de curieux halogène que personne ne sait pousser à fond, ni éteindre.
Depuis l'étranglement minutieux, massif, tortionnaire et mensonger que l'Etat d'Israël a systématisé à l'occasion de la guerre du Golfe, cette révolte permanente s'est pointillée. L'Etat d'Israël, qui pratique un racisme radical sous couvert d'être l'Etat d'une race persécutée, et qui dans le maintien étatique de l'apartheid dans le monde a pris le leadership de l'Afrique du Sud, bénéficie en cela du soutien de tous les Etats du monde, y compris arabes. En effet, sur le plan des idées, cet Etat applique et vérifie le concept raciste de l'antiracisme (toutes les races sont égales, donc nous sommes bien divisés en races) ; et sur le terrain, il est la courageuse équipe qui expérimente la police de la forteresse démo-libérale : inventive et chicanière, hautement sophistiquée mais sans négliger les coups les plus simples, bureaucratique et spontanée, professionnelle et performante, idéologique et pragmatique, qui avoue sa brutalité par regrets et qui a banalisé la bavure en la passant de l'exception au quotidien.
L'Intifada, le moteur de ce laboratoire, s'est ainsi vue transformée en spectacle. Des expérimentations plus complexes se préparent après ce travail de préparation si encourageant pour l'ennemi. Il s'agit maintenant de bastonner à distance, en rétrocédant le bidonville au bord de la famine qu'est devenu Gaza à l'OLP, qui frétille devant cet os sec, et, au second degré, au Hamas, qui exige la carcasse entière. Quelque paie internationale vaut bien pour ces flics autochtones de se satisfaire d'un nouveau bantoustan. Ils savent bien, eux qui ont impunément dégradé l'Intifada en incantation ou en menace, que ce mouvement a perdu presque toutes ses dents à force de coups de crosse dans la gueule.
Mais à utiliser l'Intifada pour ces petits profits, le vieux monde la maintient en survie. Ce sont les pauvres d'Israël, de l'autre côté de la ligne verte, qui nous diront si l'habitude de l'émeute est un fleuret moucheté ou un poignard à double tranchant. Car, dans ce jeu obligatoire, la jeunesse de Palestine cultive le jeu malgré l'obligatoire, et les perspectives qu'ouvrent ses dégâts restent au-delà de ce qui est policé.
En Afrique du Sud, une répression tenace n'en finit pas d'affronter un mouvement de révolte encore plus ancien que l'Intifada. La raison en est que ce mouvement avait détruit la couche intermédiaire de la société, qui est la première marche de l'arrivisme et où se recrute la base de la collaboration et de la récupération. Et davantage encore que dans les personnes, c'est dans les idées que les agents de maîtrise sociale avaient été éradiqués entre Johannesburg et Le Cap.
Ceci explique les grandes manœuvres que l'information dominante préfère attribuer à la clairvoyance modérée et patiente de quelques stars et starlettes, y compris dans ses propres rangs : l'abandon, risqué, de l'apartheid et la tentative, compliquée, d'installer les staliniens martyrs de l'ANC comme police des ghettos. Mais l'incompétence, la peur, le mensonge ont interdit aux Buthelezi, Mandela-De Klerk, De Beers de seulement poser clairement cette question qui pour eux contient toutes les autres, la question de la police. L'ANC pourtant, dont c'est l'élément, y a travaillé avec acharnement : elle a d'abord, depuis l'exil, tenté de dévier la révolte vers une lutte contre d'autres staliniens, un poil moins orthodoxes, le PAC et l'Azapo ; ceux-ci étant pratiquement éliminés, elle a continué, avec le même procédé, de tenter d'encadrer les débordements de la « guerre du Natal », en y faisant flotter son drapeau ; ceci ne ramenant pas encore paix et obéissance, l'ANC et l'Inkatha (qui se pose en concurrent et en sparring partner dans le poliçage des pauvres) ont fait entrer les sanglants débordements qui leur échappent, et qu'ils pensent ainsi récupérer, dans le spectacle (été 1990). Après trois ans, cette boucherie au grand air a perdu sa fraîcheur et son goût en proportion de ce que des militants arrivaient à devenir chefs de bande, et des chefs de bande militants, où donc a été reconstituée militairement cette couche si vitale à cette société, faite de ces bas intermédiaires sortis du rang qu'ailleurs on appelle des contremaîtres ou des sous-officiers, des syndicalistes ou des professeurs, et qui eux-mêmes se croient héros de la cause ou du devoir et s'appellent des avant-gardes.
Pourtant l'ennemi ne se croit pas au bout de cette peine. D'un côté, pour former ces récupérateurs de base, il lui a fallu une guerre, et la guerre est comme le feu un danger pour l'incendiaire. De l'autre, cette manœuvre laborieuse à laquelle ont collaboré avec une harmonie et une dissimulation rares tous les pouvoirs d'Afrique du Sud, depuis cinq ans, n'a pas encore eu raison des gueux endurcis qui y ont déclaré la guerre au monde. Les émeutes à l'occasion de la mort du flic Hani (avril 1993) ont plus effrayé l'ANC, par leur joie, leur vigueur et la facilité avec lesquelles ses foules se sont retournées contre l'Etat, qu'elles ne l'ont rassuré sur sa mainmise. De même, les émeutes des écoliers, le mois suivant, ont révélé que l'abolition du « pass » commence à déplacer le ferment de la révolte des vieux ghettos circonscrits vers des bidonvilles tout neufs et incontrôlés, et que le vieux problème de la langue n'est pas celui des langues bantoues contre l'afrikaans et contre l'anglais, mais de l'émeute contre la négociation.
Le combat de nègres dans un tunnel est une répression, dans le sens où il affaiblit considérablement le parti de la révolte. Et si les milliers de morts se remplacent au prix de l'aliénation qu'est la procréation, rien, en revanche, ne rendra à ceux qui se sont laissé enfermer dans le tunnel la grandeur de l'horizon qui était le leur.
En Birmanie, les puristes peuvent admirer une répression classique. Devant, une junte qui a tous les défauts, militaire, socialiste, cruelle et vicieuse, mafieuse, raciste, qui a mis fin en 1988 à l'un des mouvements les plus inattendus et, pour cela déjà, les plus encourageants sur la vitalité humaine de notre temps ; derrière, le monde occidental, qui a puissamment contribué à la répression en soutenant mordicus qu'il s'agissait d'un mouvement pour une démocratie comme la sienne. Ainsi, dans la répression, et pour la dissimuler et pour la soutenir, il s'agissait de confisquer le mouvement qui était en train de se découvrir, en lui imposant une direction, autant en personnel qu'en directives. Ainsi, le fait qu'Aung San Suu Kyi, le symbole répugnant (au point de s'être vu attribuer le Prix de la honte qu'est le Nobel de la paix) de cette stratégie, doive encore être maintenue en résidence surveillée montre combien la crainte d'une reprise d'un mouvement pourtant durement saigné oblige ses bourreaux à continuer d'afficher leurs divisions.
D'autres divisions, ethnico-religieuses, sont ici appelées à la rescousse. Les Rohingyas, musulmans, voient ainsi leur élimination par l'Etat bouddhiste du Myanmar soutenu par l'Etat musulman du Bangladesh, importuné par ce flot de réfugiés qui se révoltent dans les camps où ils sont parqués ; les Karens, sorte de guérilla fétiche de l'Occident depuis bien avant 1988, parce qu'ils sont chrétiens, continuent de détourner quelques projecteurs vers leur pseudo-révolte installée à tout jamais ; les bonzes, fort à la traîne au printemps de 1988, confisquent jalousement la tête de toute étincelle de révolte urbaine, comme à Mandalay en 1990 ; enfin, les économistes, par l'intermédiaire du capital thaïlandais, en expansion vertigineuse au-delà de la base du capitalisme birmano-thaï qu'est toujours le Triangle d'or, ne répugnent plus à investir dans l'Etat de la junte maudite ; et, depuis peu, ne répugnent même plus à en faire état. Car c'est un capitalisme jeune, avide et effronté.
Mais aussi bien dans l'incapacité de la répression de se relâcher que dans les craintes de ceux qui tentent une diversion se lit la véritable peur que la profonde fissure, profond précédent, si violemment colmatée, ne se rouvre en écumant cette violence.
L'Europe de l'Est se retrouve stratifiée en trois cercles concentriques, Moscou et sa banlieue (dont Vladivostok fait toujours partie), les Etats périphériques qui ont hérité d'une indépendance qui n'a fait l'affaire que de quelques-uns de leurs gestionnaires et de l'ensemble de leurs nouveaux investisseurs occidentaux, et les ex-Etats satellites, plongés dans la dépression entre la forteresse Vieille Europe et la décharge publique russo-ukrainienne. C'est dans la deuxième catégorie que la révolte a été attaquée de front et combattue par derrière. La guerre y a détourné l'insurrection. La guerre militaire, dont notre parti depuis Makhno et Barcelone a toujours fait les frais, est une limite tragique du débat qui a pour objet le monde, d'autant plus tragique qu'aussi bien chez beaucoup de spéculateurs ès révolutions que chez tous les combattants non occasionnels elle est la limite de leur imagination, le passage obligatoire de l'après-émeute. Pourtant, seules les questions d'armement et de positions, de subsistance et de hiérarchie, et encore bien rarement, peuvent y être discutées.
Après le coup d'arrêt, par ultranationalisme puis par tremblement de terre, du soulèvement en Arménie en 1988 survint, très peu de temps après, l'insurrection de Bakou, dont il faut enfin réfuter que son origine ait été un pogrom (en effet, l'émeute de janvier 1990 à Bakou, sans parler qu'elle n'était que le début spectaculaire de l'insurrection en Azerbaïdjan, n'a été ainsi diabolisée que parce que, comme à Soumgait en 1988, l'information dominante n'a suivi dans ses rapports que ceux de l'ultranationalisme arménien), et qui a été vaincue par les chars de l'Armée rouge, qui pour la seule fois de leur existence ont eu, en matière de répression civile, le soutien public du président des Etats-Unis. Les deux Etats du Caucase, devenus indépendants, ont réussi à enrôler depuis, l'un contre l'autre, ces deux foyers de mécontentement dans une guerre nationaliste, truffée d'atrocités, qui dure depuis. Comme en Yougoslavie un peu plus tard, les Etats occidentaux y soutiennent le plus faible sans le laisser gagner, donc pour que la guerre dure : sans doute n'y a-t-il pas d'autre moyen, et certainement pas de plus lucratif, pour contrôler toutes ces armes qu'ont pillées tant de particuliers.
Le système où, dans un Etat belligérant, l'opposition est ouvertement soutenue par le monde occidental a fêté une de ses plus dures répressions en Abkhazie, région à l'ouest de la Géorgie. Là, une insurrection presque complètement occultée avait eu lieu en 1989, non sans que les nationalistes locaux s'accrochent hélas à la queue d'un wagon impressionnant (dont l'écho n'est parvenu que très déformé hors du Caucase : par le « massacre » que des soldats soviétiques ont commis à Tbilissi contre une manifestation contre... l'insurrection en Abkhazie, en avril 1989 ; le bruit autour du massacre n'avait pas peu contribué à dissimuler la cause officielle de l'attroupement). Aussi, en 1993, on retrouve dans cette petite province musulmane ces nationalistes, soutenus par la Russie de Eltsine, gagner une guerre de miliciens surarmés contre la Géorgie de Chevardnadze ; et les Russes faire la paix entre ces deux partis devenus conventionnels, en échange de l'entrée de la Géorgie récalcitrante dans la CEI russe, et même aider l'ancien ministre de Gorbatchev à écraser la résistance ultra-nationaliste de Gamsakhourdia, l'ancien dissident élu président de Géorgie, devenu dictateur, puis renversé, chacune des péripéties de cette carrière de Havel aventurier jusqu'à la mort étant applaudie par une information dominante en pleine contradiction, et qui au fil de ces retournements sanglants a montré à quelle légèreté et quelle lourdeur son actuelle absence de contrôle lui a permis d'accéder.
Avec les guerres de Yougoslavie, où la même méthode continue des expériences à l'échelle supérieure du spectacle permanent, l'occultation permanente est également expérimentée au Tadjikistan. Seules quelques très intermittentes indignations ont interrompu le silence dans lequel une insurrection spontanée s'est transformée en guerre de clans, d'ethnies, de partis politico-religieux conservateurs (d'un côté les ex-staliniens, de l'autre une alliance islamo-« démocratique », bien du plaisir !). Une variante utile vient ici enrichir la performance bosniaque : en effet, l'Etat voisin du Tadjikistan, l'Afghanistan, est également plongé dans une guerre qui n'a nullement d'émeute à l'origine (sauf si on remonte à Herat en 1979), ce qui est aujourd'hui une exception. En Afghanistan, où la guerre était l'un des carburants de feu la guerre froide, la priorité a changé. Il s'agit de ne surtout pas laisser s'installer une République islamique, projet de tous ceux que la vieille Europe soutenait depuis Herat, mais de manière insuffisante pour que ceux qu'on appelait poliment les mojahedines gagnent. La débâcle soviétique pose le problème du partage de l'Afghanistan. Or, cet Etat rapporte plus en guerre qu'en friche. C'est ainsi une réussite très sophistiquée que cette répression au Tadjikistan, puisqu'elle se fond dans l'interminable boucherie afghane, la soutient, la nourrit, la justifie.
Sur tous ces terrains dévastés de l'« Empire soviétique » se sont développés des groupes armés qui sont des milices, informelles, turbulentes. Elles sont d'abord un élément de répression, ensuite aussi un élément de révolte possible. Chaque Etat, ou parti étatique, qu'il soit nationaliste ou religieux, doit composer avec l'indépendance de chacun de ces groupes difficiles à courtiser, et fiers, et susceptibles ; mais chacune de ces milices ne peut elle-même être sûre de ses membres. Le malentendu y est plus fréquent que la trace d'une théorie construite, les objectifs sont définis après qu'ils aient été atteints, et la loyauté n'a pas la même signification pour le paysan gagaouze, l'adolescent de Bakou et l'ouvrier au chômage à Fergana.
Mais l'ennemi, quoique peu rassuré, n'est pas affolé par ce désordre sans envergure. La guerre des gangs qu'il a construite dans les townships américains, il se sent encore capable de la moduler à son goût dans les grandes avenues staliniennes de ces capitales régionales qui, de la Lituanie au Turkménistan, sont plutôt la sécurité de son inquiétude que l'inquiétude de sa sécurité.
Pas très loin de cette zone pacifiée par la guerre, au Cachemire, en 1990, il avait fallu six mois aux récupérateurs guérillesques pour remonter de l'arrière de l'offensive jusqu'à la locomotive, ralentie presque jusqu'à l'arrêt par cette remontée. Mais ceux-ci, divisés entre indépendantistes et partisans de l'Etat pakistanais, et la brutalité bornée, voire haineuse, de la répression de l'Etat indien font sporadiquement surgir des foules pas aussi nationalistes et musulmanes que l'information affectionne de les décrire. Dans cette Intifada dont la mer Rouge est l'Himalaya (au piémont duquel se profile la dangereuse ligne de crête qu'est le Népal contestataire), la colère a chassé l'allégresse et s'est installée durablement. En janvier, en avril, en août et en octobre 1993, ainsi, les récupérateurs sont débordés, et œuvrent fiévreusement en intensifiant leurs diversions militaires ou spectaculaires, pour tenir la tête d'un mouvement dont ils craignent les coups de queue. Une guerre, que la menace puis l'exorcisme de l'Inde et du Pakistan annoncent nucléaire chaque fois que d'autres furieux menacent l'une ou l'autre des deux capitales, semble pour l'instant la seule fin probable de ce relent permanent d'insurrection avortée.
En Haïti, c'est une répression d'une nature rarissime qui continue sous des apparences triviales. Un coup d'Etat militaire, avec à sa tête un général putschiste, a renversé un président civil, élu par le peuple dont il est le héros. Ceci est la version officielle de l'information dominante, qui, dans le manichéisme, ne fait pas dans la dentelle. En réalité, c'est une mutinerie qui avait renversé Aristide en 1991. Cet illuminé, curé de gauche, était venu aux affaires pour affadir et ridiculiser un mouvement de révolte qui, depuis 1986, avait pris des proportions effrayantes, et dont les ennemis espéraient qu'Aristide pourrait prendre les rênes. Ce véritable bouffon s'avéra bien plus providentiel pour l'information dominante que pour ceux qu'il prétendait réunir dans une sorte de dictature de son populiste parti. Les mutins qui lui ont mis le Père Lebrun autour du cou menaçaient du même sort leurs officiers, qui ont donc rallié, puis dirigé, puis légitimé la mutinerie. La vraie répression en Haïti continue aujourd'hui entre cette base rebelle de la troupe, toujours menacée de mort par une restauration, comme les régicides de 1793, et les gueux des bidonvilles de Port-au-Prince, que l'information dominante leur désigne comme des Vendéens, sectateurs d'Aristide, donc de la Restauration. Celle-ci n'est pas pressée, comme l'a montré le succès d'une manifestation d'« attachés », transformant le débarquement d'instructeurs policiers de l'ONU en octobre 1993 en blocus naval américain, essentiellement anti-boat people. Sous l'opposition spectaculaire des potiches, Cédras et Aristide, représentants du même Capital, c'est une guerre civile pernicieuse qui divise le parti de l'insurrection. Les mutins de 1991 sont en train de massacrer les émeutiers de 1990. Cette tragédie n'a pas encore, dans l'esprit de leurs ennemis communs, atteint le degré de non-retour qui les rendra irréconciliables. C'est pourquoi la quarantaine d'Haïti continue. Il faut aujourd'hui hélas constater que, dans cet Etat insulaire, la vengeance de notre parti a commencé à se dévorer le ventre.
La plus grande insurrection de cette période est aussi sa plus grande répression. Il s'agit de la révolte en Irak. Trois ans après l'écrasement le plus meurtrier connu pour une insurrection sans chefs ni préméditation, des irréconciliables survivent encore, et manifestent cette irréconciliabilité. L'information dominante, consternée, avoue périodiquement du bout des lèvres une nouvelle offensive de la garde républicaine contre la « région des marais », où l'extrême précarité des gueux réfugiés interdit de parler de « zone libérée » ; d'autant que le dictateur irakien, qui n'est resté tel que parce que son impopularité seule peut expliquer l'écrasement de ces réminiscences inavouables qui n'en finissent pas (nos protecteurs onusiens ont probablement essayé de donner une direction à la rébellion, méthode soft pour l'enculer ; mais ces stratèges qui ont déjà beaucoup de difficultés à manier des intérêts pétrolifères contradictoires n'ont pu dénicher aucune star en puissance qui soit à la fois shi'ite, kurde et kouchnérienne, et qui, de surcroît, veuille bien habiter quelque temps dans les marais), a commencé à assécher cette plaine alluviale : une catastrophe hydrographique sans précédent depuis le Déluge est à prévoir en Mésopotamie.
Nous devons ici rejeter, plutôt que feindre d'ignorer, les connotations prolétariennes, voire ouvrières, que les rares groupuscules qui ont eu le mérite de parler de cette insurrection, GCI et Carnage, lui imputent. D'une part, les sources d'information de ces groupes sont pour le moins aussi suspectes que les nôtres sont ennemies, et leur rigueur intellectuelle est au moins aussi déliquescente que l'insurrection à laquelle ils l'appliquent (ainsi Carnage fait dériver une révolte, qui semble hélas un mirage ou un vœu pieux, dans le sud de l'Iran du simple fait que 800 000 Irakiens y ont fui ; comme si la France avait connu une révolte en 1939, parce que 400 000 Espagnols y avaient fui la défaite de la guerre d'Espagne) ; d'autre part, il nous paraît improbable, dans cette insurrection composée de déserteurs d'origines sociales diverses, et d'adolescents des villes en âge ni d'être soldats ni d'être ouvriers, que ces derniers justement se soient retrouvés ne serait-ce qu'une minorité importante. Ce serait du reste un archaïsme bien peu compréhensible dans un monde où la marchandise même a contribué à détruire les divisions économiques du siècle dernier, qui, là où elles ont réussi à survivre après 1978, se sont presque à tous les coups manifestées en défenseurs de ce monde.
Nous ne pensons pas être on ne sait quel appendice d'on ne sait quelle bourgeoisie en mettant en garde les émeutiers modernes contre ce qu'il faut bien considérer comme des manœuvres propagandistes pour les recruter. Les groupuscules communistes, dont apparemment il existe des copies conformes, non moins fossilisées, en Irak, se servent des insurrections modernes presque uniquement pour confirmer leur phraséologie conservatrice ; et ils évitent soigneusement de parler de celles où la contorsion serait universellement ridicule, parce qu'universellement vérifiable. Nous qui ne savons pas encore ce qu'a été le grand mouvement en Irak, nous assurons en revanche que ceux qui, parce qu'ils se disent eux-mêmes ouvriéristes et prolétariens, le déclarent ouvriériste et prolétarien contribuent aujourd'hui à sa défaite.
Il faut malheureusement compter le Zaïre parmi les Etats où la répression semble avoir pris le dessus sur l'un des plus prometteurs mouvements de ces dernières années. Après les vagues d'émeutes de septembre, puis surtout d'octobre 1991, qui avaient fait fuir les armées d'occupation occidentales, une implosion rapide d'un des plus grands Etats d'Afrique semblait se profiler dans une orgie insurrectionnelle, où le pillage serait le mode de ravitaillement, et où la critique en armes aurait remplacé la pseudo-critique en larmes, ce mode d'expression des bataillons adipeux de politicards zaïrois contre leur modèle, le dictateur non moins corrompu qu'eux, Mobutu. Mais si la déchéance des lois semble s'être confirmée, si les mutineries de soldats impayés sont à la fois l'événement mensuel et la menace quotidienne, l'insurrection n'a pas su trouver le dépassement de sa spontanéité, si tonique.
Au contraire, la canaille des notables zaïrois effrayés d'avoir à bouffer leur propre pourriture a réussi, non sans soutien occidental, à fomenter deux conflits ethniques, qui cimentent d'importantes frontières, l'une à l'est, dans le Nord-Kivu, l'autre au sud, dans le Shaba, l'ancien Katanga. A la fin de 1993, ces deux guerres destinées à ronger la moelle bien tendre qui avait illuminé l'automne de 1991 ont fait, semble-t-il, 10 000 morts.
L'Etat zaïrois, faible aussi, déchiré, lourd et impuissant, n'a pas encore reconstruit son autorité sur un territoire trop vaste, avec un soutien occidental trop velléitaire. Il n'a pas non plus sombré encore dans une guerre civile aussi meurtrière que celle qui avait suivi l'indépendance. Mais le possible de ceux qui, si vigoureusement, l'avaient mis au bord de la dissolution s'est arrêté aux frontières de l'Etat, puis à celles, intérieures, des races, que les colères urbaines de 1991, dont quelques sporadiques soubresauts empêchent encore le retour de ces étrangers qu'elles avaient fait fuir, avaient semblé rendre anachroniques.
(Extrait du bulletin n° 7 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1994.)
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