L'alliance des gestionnaires de l'information, de l'Etat et de la marchandise commence donc à moduler ses coups contre le parti émeutier. Le monde de la Bosnie, où l'identité nationale, raciale, ethnique est si profondément développée que ses plus déclarés ennemis raisonnent en ses catégories (on a une mère italienne, du sang noir, on soutient les Mohawks, vive les Corses, que les Masai sont beaux, on est fier d'être beur ou feuj), le monde « néonazi », où néonazi n'est pas ce qui adhère aux thèses hitlériennes mais ce qui soutient aujourd'hui le spectacle de ces thèses, paraît bien sombre. Mais le parti gueux qui combat cette Sainte-Alliance est loin d'être exterminé sans ressources. Bien au contraire, non seulement il manifeste son omniprésence là où les forces ennemies sont concentrées, mais aussi là où elles ne l'attendent pas. Les effectifs actifs, c'est-à-dire conscients, de ces forces ennemies sont faibles et ne peuvent frapper partout, tant l'éclatement managé par la libre concurrence dans l'apparence se retourne aussi contre sa police. L'enjeu, pour le parti de la forteresse, est d'essayer d'achever celle-ci avant l'union du parti de la négativité immédiate. Cette partie est loin d'être jouée.
Après une décrue importante de la révolte depuis l'été 1991, c'est, par une coïncidence heureuse, au mois de mai 1992 qu'une série d'explosions fort réjouissantes réveille un optimisme devenu ombrageux. Car, outre que les émeutes y furent en nombre, c'est presque à chaque fois un front nouveau qu'elles ont ouvert, faisant apparaître dans le doute du temps des contrées où l'éternité paraissait assurée. Si la répression construit aujourd'hui, en concentration, ses camps bosniaques, la révolte, en extension, continue de croître. C'est comme si les émeutiers du monde moderne avaient décidé pendant ce bref mois si dense de compléter notre catalogue de voyage de leur virus, commencé par la Bibliothèque des Emeutes en Irak, Afrique du Sud et Somalie, au Cameroun, Madagascar, en Haïti, au Mali, en Albanie et au Zaïre. En effet, comme pour faciliter l'exposé de cette extension, aucun de ces fronts ouverts n'a bougé pendant ce mois où la bataille a fait rage en même temps dans toutes les régions du monde. C'est ce foisonnement, cette ubiquité, cette gaieté qu'il s'agit d'abord de savourer. Ainsi se découvre l'anarchie de révoltes inégales qui construit un laps de temps si dense : l'importance de l'insurrection au Malawi, notamment, pâtit dans l'énumération d'être apposée à des révoltes déclinantes, mais plus célèbres et plus vastes, comme en Palestine, ou dont l'avenir immédiat a assuré, même pour ce mois de mai, une gravité plus grande, les émeutes anglaises, par exemple ; plus encore, la petite émeute de Tlemcen oblige et permet de parler de la grande insurrection finissante de janvier-février en Algérie, et les désordres de Douchanbe donnent surtout un éclairage comparatif sur la fabrication d'une guerre bosniaque. Ainsi, les émeutes, même les plus spontanées, sont-elles toujours dans un contexte dont l'importance de ce qu'il révèle peut les dégrader en étincelle, par rapport au feu. En d'autres termes, leur intensité n'est pas toujours proportionnelle à l'importance de ce qu'elles révèlent. Leur découverte doit donc communiquer l'impression d'ignorance, d'être débordé et sans maîtrise, mais pas dans le découragement, bien plutôt dans le refus de la maxime de l'ennui et de la soumission : « Il n'y a rien à faire. »
Le mois de mai est le deuxième mois de la guerre de Bosnie et son premier jour est le dernier de l'émeute de Los Angeles. L'exposé de cette brève période a pour principal objectif de marquer comment et pourquoi est fabriquée aujourd'hui l'ignorance de la révolte, et comment et pourquoi fonctionne aujourd'hui le vieux précepte ferroviaire : une émeute peut en cacher une autre. L'autre grande fonction du spectacle de Los Angeles va, en effet, s'exprimer maintenant hors de lui : c'est d'occulter toutes les autres révoltes qui ont eu lieu dans son écho. L'information, et son public qui ne la travaille pas, qui ne la détourne pas, donc qui ne la comprend pas, sont rassasiés par une grande affaire à la fois. Quelques-unes des ouvertures offensives simultanées à l'émeute de Los Angeles sont bien plus significatives qu'elle, mais la suffisance de cet événement a puissamment contribué à séparer et à minimiser ce qui est resté dans son ombre.
Le mois de mai se termine un mois avant le début de la grève des camionneurs en France, et trois mois avant l'émeute de Rostock.
(Extrait du bulletin n° 6 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1993.)
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