Grandes insurrections de 1991


 

2) Offensives perdues

a) Usure en Corée

Il faudrait, pour décrire à sa mesure le mouvement qui s'éteint en Corée, revenir à une époque presque révolue, en tout cas oubliée. C'est en 1979 que les tremblements pubères de l'adolescence née pendant la guerre de Corée propulsent le Pays du matin calme dans le matin beaucoup moins calme de l'histoire. Il faudrait retrouver la fraîcheur et la spontanéité qui, du 16 au 25 octobre, communièrent dans les émeutes les plus modernes de ce temps iranien, et furent fatales au vieux dictateur Park : son assassinat le 26 éteignit le terrible volcan d'origine inconnue. Mais l'efficacité de ce sacrifice humain ne dura que jusqu'au printemps 1980, et ravivée dès avril, l'irruption atteint son apogée dans ce qui est toujours appelé la Commune de Kwangju. Tenue huit jours (du 19 au 27 mai 1980) par les insurgés, avant que l'armée américaine n'accorde à sa vassale coréenne la permission d'attaquer, la capitale de la province du Cholla est venue ajouter son nom à l'illustre liste des communes insurrectionnelles, de Paris en 1871 à Addis-Abeba en 1977, en passant par Berlin, Canton, Barcelone ou Budapest.

Mais qui va rester jeune toute sa vie ! Le mouvement coréen, comme un adolescent dont le génie s'est manifesté en une terrible et inconsciente insolence, fut mis en maison de redressement, autant par la dictature ébranlée que par l'arrivisme ébranlé de ses pseudo-représentants. Il fallut attendre 1987 pour constater son élargissement, et sa maturité. Fort mais entravé de chefs, courageux mais discipliné sans critique, ce fut un impressionnant défilé de manifestations ; et lorsque les émeutes succèdent aux manifestations, les ouvriers aux étudiants, et les femmes aux hommes, le nouveau dictateur, Chun Doo-hwan, vainqueur de Kwangju, est renversé. A l'orée du spectacle des jeux Olympiques de Séoul, en 1988, une « démocratie » hâtive est bricolée à l'intention des faveurs d'un Occident sourcilleux, d'un Japon inquiet, d'une Chine courroucée. Voilà le genre d'échafaudage cru provisoire qui devient définitif dans notre monde de constructions approximatives.

Si seulement un mouvement social, même séparé, pouvait avoir à sa maturité la folie des happy few qui sont morts à sa naissance ! Et si seulement, à l'élection de Roh Tae-woo, la rue de Séoul avait eu l'inspiration de Kwangju, sept ans plus tôt ! Mais une ride avait barré beaucoup de fronts, l'émeutier enthousiaste avait mûri en militant endurci, et les marxistes-léninistes triomphaient sur l'asphalte au moment où les favoris démocratiques du monde occidental (encore incapable de fabriquer un spectacle de Tian'anmen) étaient les battus complices du nouveau président, issu lui-même de la cuisse de la dictature et baptisé de l'eau bénite du multipartisme. C'est sans la joie feinte que ces deux encadrements voient arriver leur examen : les jeux Olympiques. Mais, petit coup de barre d'un mouvement plus tout jeune, le grand spectacle sportif tétanise les enfants de Kwangju et dope leurs gardiens. Et c'est compartimenté en chapelles gauchistes, étudiantes, ouvrières, revendiquant des petitesses que ce mouvement sort de la foire aux médailles, sans que la vigueur de sa critique y fût perceptible.

En 1989, les jeux reprennent cependant. L'émeute interdite du 1er mai, l'assaut policier des chantiers navals Hyundai, occupés à Masan, et de l'université de Pusan, où 6 policiers périssent dans les flammes, en sont le menu. Pourtant, une solennité absente peu de temps auparavant, une lourdeur paradoxale accompagnent ces soulèvements nombreux. Voilà de tristes prétextes : tel martyr opposant, telle vedette arrêtée pour avoir négocié avec des Nord-Coréens (la Corée est martialement figée dans la guerre froide, celle du Nord est taboue au sud), telle fête du Travail à honorer. La contagion de la subversion vers le Japon ou la Chine, dont le spectacle de mai-juin n'a pas gagné la péninsule, est mort-née. Le reflux, imperceptible et non perçu, à travers les images de fumées de cocktails, de casques grillagés, rythmés par les bâtons et les boucliers d'une rare pugnacité, a commencé.

Le printemps suivant, ce sont à nouveau les ouvriers de Hyundai qui ouvrent l'été des émeutes. A nouveau, le 28 avril, la police attaque les chantiers occupés, à nouveau le 1er Mai interdit est une âpre bataille, à nouveau des objectifs futiles viennent vérifier une panne d'imagination récente : comme en décembre les étudiants avaient attaqué un centre culturel américain, en mai 1990 ils attaquent des radios, des sièges de partis politiques. Le 9 mai semble le point culminant de cette année, selon les bilans policiers comiques à force d'être ponctués de méticulosité : manifestations violentes dans onze villes, centaines de blessés, 2 000 arrestations, quinze mille sept cent vingt bombes lacrymogènes, cinquante-deux mille cocktails Molotov.

Le mois se termine par trois jours d'affrontements pour commémorer le dixième anniversaire de Kwangju. Quelle pauvreté lorsqu'une commémoration devient la caricature de l'événement, lorsque ceux qui le caricaturent le mythifient, et ne sentent plus le sens du vent. Oui, il y a bien eu émeute à Kwangju, dix ans plus tard, mais avec des acteurs qui essayaient de ressembler à leur passé, alors que ceux qu'ils imitaient n'avaient comme exemple que l'avenir, qu'ils n'imaginaient pas, comme il est devenu, en retrait. Août, septembre et novembre sont émaillés d'affrontements autour des campus, mais dont chacun semble éloigner paradoxalement la jeunesse coréenne du centre du monde.

Et lorsqu'en 1991 les hostilités reprennent, on a l'impression de deux joueurs de cartes qui ont vieilli à la fièvre incommunicable de leur partie quotidienne, au fond d'un café, devenu morne et obscur comme eux. La succession même des émeutes semble obéir désormais à un cycle annuel, du printemps à l'automne. Des scandales de corruption avancent l'ouverture de la saison, comme disent sportifs et chasseurs, au 16 mars. Voici ensuite le gros du mouvement, le sommet des festivités. La mort d'un étudiant, lors d'une manifestation le 26 avril, servira de carburant pour tout l'été. Viendront l'alourdir comme des décorations des immolations par le feu. Lorsque moralisme et symbolisme s'imposent ainsi à un mouvement, sa colère devient artificielle et artificieuse. Ce faux traverse mai, où chaque manifestation, sans spontanéité, ne trouve sa suite que dans de laborieux appels ou commémorations (1er Mai, obsèques, anniversaire de Kwangju, etc.) plutôt que dans son propre débordement. La courbe du nombre de manifestants traduit ce dernier effort d'un vieillard poussif dont le volontarisme a remplacé le défaut de sagesse : 700 en avril, 15 000 le 1er mai, 120 000 le 9, 500 000 au point culminant, le 18, ou Kwangju Day, lors des obsèques du martyr, 15 000 le 25, 200 le 27 (mais qui mettent en fuite 1 500 policiers !) ; au mois de juin, à force d'immolations, l'ombre du mouvement redresse sa carcasse bouffée d'arthrose : entre 10 000 et 30 000 étudiants et ouvriers convergent vers la dernière bataille de Kwangju, le 9. Un dernier hoquet, en l'honneur de rien de mieux que l'unification coréenne, le 17 septembre, force la police à tirer sur les attaquants d'un commissariat.

Les émeutes se sont asséchées peu à peu. Il leur manque l'inavouable sensualité qui donne à une colère spontanée le goût du plaisir, et l'improvisation qui élève ces moments très concentrés à des vertiges de perspectives. Mécaniques, les troupes estudiantines et gouvernementales se sont livrées des combats frontaux, prévisibles, fossilisés. Jamais la marchandise n'est attaquée, jamais l'Etat n'est en danger, jamais l'information occidentale n'est molestée. Les léninistes, qui encadrent fermement la rue et qui, paraît-il, enrôlent de force les étudiants bizuts, ont réussi à vider les têtes de toute indépendance, de tout projet, de toute intelligence. Rituels acharnés et fermés, ces batailles de rue sont devenues un cas limite d'émeute, et un objet de perplexité dans le reste du monde, où leur anachronisme les isole sans retour. Epuisant la fièvre de la jeunesse, ils ont aussi laissé l'humour surréaliste quoique involontaire aux statistiques policières, qui font même sourire les sympathisants de l'émeute, qui affectent une hostilité puérile et épidermique aux chiffres : le 18 mai, il y aurait eu vingt-cinq mille cocktails Molotov et quarante tonnes de pierres lancées sur la police ; et le ministre du Travail, jouant sur le moral de cette partie de la société si spectaculairement opposée à la sienne, annonce que le 4 septembre 1991 est le premier jour sans « labour dispute » depuis 1987 !

Mais la campagne de 1991 est la dernière parce que l'ennemi, lui, a réagi (on vieillit moins vite au-dessus des frontières que confiné à l'intérieur). C'est l'information occidentale qu'il a introduite dans la bagarre coréenne. Les étudiants, en Corée, sont loin d'être aussi méprisés qu'en Europe. Ils sont reconnus pour être les garde-fous de la critique sociale. Leur révolte a toujours bénéficié de la sympathie et parfois du soutien des gueux, même au-delà des ouvriers. Mais comme le marxisme-léninisme était déjà l'intrusion du monde pour couper les étudiants des autres pauvres, l'information occidentale est maintenant venue couper ces autres pauvres des étudiants. L'indulgence des Coréens a ainsi découvert la bêtise des étudiants, leurs combats devenus stupides à force de slogans lénino-policiers et d'émotions feintes. L'information dominante n'a eu aucun mal à abaisser le débat au niveau de la pollution que représentaient ces combats de rue, où la ténacité des lacrymogènes interdisait pratiquement le centre-ville pendant plusieurs jours après, et à faire endosser la responsabilité de cet involontaire empêchement à ces étudiants qui les avaient subis en premier. Ainsi, en 1991, le discrédit de cette révolte est devenu général ; et le 1er octobre, les organisations étudiantes renoncent officiellement à la violence.

Ce mouvement, nous l'avons décrit battu depuis le début, bien que, optimistes que nous sommes, nous ne l'avons vu battu que peu avant sa fin. Mais, et peut-être justement parce qu'elle a trompé notre optimisme, nous tenons la longue révolte coréenne pour exemplaire. Ses faiblesses innombrables sont celles, rétrospectivement, d'une période achevée. Voici un mouvement qui a régressé. Son sommet, vieux de douze ans, est ce qu'il a de plus moderne. Depuis, il a permis à la récupération officielle de son temps, le marxisme-léninisme, de figer ce qu'il était essentiellement : un mouvement d'idées ; il s'est interdit toute alliance non nationale, au-delà des mers, avec les émeutiers occultés de Chine et la jeunesse hébétée du Japon. Enfin, n'ayant même jamais réussi à mêler hors de l'idéologie ses étudiants ouvriéristes et ses ouvriers estudiantisés, il était hors de mesure de combattre la modernité policière du monde de 1991, l'information occidentale.

Du coup, pour l'avenir, nous sommes d'un grand pessimisme, que notre optimisme espère à son tour voir démenti. Car les phalanges marxistes-léninistes se dissolvent dans la population à la vitesse d'un bloc de beurre froid dans une glace. Et cette population devra d'abord combattre son dégoût et son amertume, son passé et cet échec pour retrouver une critique qui fasse sourire le monde. Regardez les Polonais : ils ne sont pas encore remis de la défaite de 1981 ; eux qui repartaient à l'assaut à la moindre rumeur d'augmentation des prix en subissent à la volée, sans broncher. Et les pauvres de Corée affichent dix ans de retard sur ceux de Pologne.

b) Etouffement au Cameroun

La Commune de Kwangju avait été pour l'Etat coréen l'irruption d'une révolte aux ambitions et aux acteurs qu'il a fallu plus de dix ans pour comprendre et battre. Et même si Kwangju a participé, par sa mystification, à la défaite de 1991, cette insurrection de 1980 reste la date du début de la Corée moderne. Au Cameroun, plus modeste et inaperçu, le traumatisme de l'Etat s'appelle Bamenda. Il fait référence à l'émeute du 26 mai 1990, dans cette ville. Et comme au Cameroun tout est étouffé, l'émeute de Bamenda l'a également été. Mais elle contient tout le mouvement qui l'a suivie en 1991, en concentré et dans la mémoire collective, si toutefois une telle chose existe en gestation. Il s'agissait d'un rassemblement pour le lancement du premier parti d'opposition. Abritée derrière la crapulerie arriviste d'opposition, la jeunesse locale s'en prend à la police, qui tire et fait 7 morts ; laquelle jeunesse, où fureur et joie se mêlent dans les plus Molotov cocktails, dépose là la crapulerie arriviste d'opposition, court se servir dans les premières vitrines outragées du Cameroun, et d'abord de ce qui lui permet d'ériger les scandaleuses barricades qui font flamber cette journée jusque dans la nuit.

L'ennui, pour le dictateur Biya, c'est qu'il ne peut pas comprendre d'où est parti le coup, et donc y remédier. Le traumatisme de l'Etat moderne fait qu'il croit ce qu'il voit sans jamais douter des pirouettes de ses mirettes. Il a vu une opposition, il a constaté pillage et émeute, il sait bien que l'opposition est incapable de piller et de s'émouvoir, mais alors, mais alors, pourquoi ? Et puis, comme le lendemain se glisse hors du temps, pas plus audible que le bâillement d'une couleuvre avalée, l'Etat ne voit plus rien ! Mais puisqu'il croit ce qu'il voit, il n'y a donc rien ! Et pendant toute l'année 1990, les footballeurs camerounais, les tennismen camerounais qui préparent des tubes et les musiciens camerounais n'entubent pas seulement la jeunesse rompue de Bamenda, mais également la vieillesse corrompue de Biya.

C'est à Garoua qu'a lieu le coup de trompette de la charge. Le 17 janvier 1991, une manifestation pour la libération des détenus politiques y est la réplique exacte de Bamenda neuf mois plus tôt, avec 3 morts en moins. Cette émeute est superposée aux suites de l'arrestation d'un journaliste, Monga, qui s'en était pris violemment au dictateur (et pour ce que nous en savons, c'était courageux et judicieux, ce qui est tout à fait exceptionnel pour un journaliste) ; mais le prétexte de la manifestation n'est qu'aggloméré par sa profession à l'arrestation de ce journaliste, et les pauvres de Garoua, surtout les jeunes, doivent probablement ignorer jusqu'au nom de Monga.

L'information occidentale ne sait pas mieux, mais sent mieux, par expérience, l'émeute de Garoua que le gros Biya à la con, qui a pris le parti de ce-n'est-rien. Elle n'aime pas ça. Oh là là non, ça ne sent pas la bonne Afrique, quand l'émeute précède l'opposition, quand l'opposition est obligée de saluer l'émeute. Le silence inquiet de l'information se confond donc avec le silence goguenard de l'Etat : si Bamenda a pris neuf mois pour accoucher de Garoua, moins grave, Garoua prendra bien neuf ans pour présenter son héritier.

Mais l'émeute, animal étranger à la brousse de l'Etat, peut développer dans les Etats de la brousse une célérité reproductrice, qui fait écho à son alacrité, et qu'elle a déjà démontrée partout ailleurs. C'est donc neuf semaines après Garoua qu'autour de la même exigence, amnistie générale, le mouvement installe maintenant sa permanence. Et il semble, à ce propos, que les adolescents du Cameroun soient suffisamment sauvages pour faire aussi peu que les bibliothécaires de la BE la distinction entre prisonniers de droit commun et prisonniers politiques. Qu'est-ce qu'il y a de plus politique que le droit commun ? qu'une prison ? Au risque de se répéter : le vol est un délit d'opinion. Devenir, puis être, maton ou directeur ou architecte de prison aussi est une opinion, qui s'appelle également un droit commun. Sauf que celle-ci – et c'est précisément ce que le droit commun qui ne consiste qu'en cela a de politique – n'est pas un délit. Saluons donc ces sauvages camerounais qui, lorsqu'ils attaquent une prison, le font sans discrimination.

Des prétextes vont essayer de secourir ou de supplanter cette excellente raison. Le 2 avril, l'armée attaque le campus et aurait tué 58 étudiants. Mais c'est surtout le 3, toujours à Yaoundé, que les vendeurs à la sauvette se transforment en pilleurs à la sauvette, et même en barricadiers à la longue, puisque l'émeute dure jusqu'au lendemain. L'opposition des mots-crottes essaie d'imposer son fantasme à la foule, non sans succès : et à l'amnistie générale (promise ! jurée ! cochon qui s'en dédit !), elle additionne la revendication d'une « conférence nationale ». Le cochon Biya, qui a peur des marchands à la sauvette, mais pas des escrocs à la sauvette, accepte de libérer les prisonniers politiques, mais refuse la conférence politique. C'est parti : Douala les 3 et 6, Bafoussam le 10 (attaque d'une prison pour libérer les droits communs), Kumbo le 13 (prison incendiée), Kumba le 15, une poignée de morts à chaque fois témoignent que si c'est pour rire on est mort de rire. Les démo-crottes qui cherchent désespérément à imposer une conférence nationale appellent à une opération « villes mortes » les 18 et 19, et à des marches pacifiques le 20. Ça part dans l'autre sens. Au lieu de les calmer, les casseurs, pyromanes, barricadiers, ex-vendeurs ex-à la sauvette s'émeuvent bruyamment : émeutes à Douala, Maroua, N'Gaoundéré, Dschang, Bafang, Mbouda, Banyo, Toumban, c'est-à-dire partout, et grève générale sauvage. Là ce n'est plus une émeute, c'est une insurrection. L'information occidentale hésitante louche vers ses démo-croûtes (impossible de reconstituer l'étymologie grecque !) désemparées. Biya, enfin avisé, avant que ne commence un Tian'anmen à Yaoundé, expulse les journalistes occidentaux. Les coups vont maintenant se donner sans écho.

Ce n'est que trop tard, comme trop souvent, que ce moment-là s'avère point culminant. L'étouffement commence avec le black-out de l'information occidentale, qui, d'ailleurs, ne proteste pas fort, puis s'arrangera avec Biya. L'information occidentale est une sagaie à double tranchant : sa présence fausse la suite des émeutes, mais son absence peut les éteindre ; c'est surtout son premier contact avec une vérité négative qui la trouble, lui fait dire des contradictions involontaires, qui sont ses meilleures informations et pas seulement parce qu'elles la rendent critiquable. Si l'information occidentale présente l'émeute d'Europe en elle-même et en tant que telle, ailleurs elle la rattache toujours à un autre thème : c'est un appendice à la lutte des démo-grattes, c'est un argument supplémentaire pour parler d'ethnies, ou de religions concurrentes, ou de famine, ou d'étudiants malheureux. Dans ce cas, l'information place l'épicentre de son spectacle sur une autre scorie idéologique que l'émeute. Ce qui permet de connaître cet affrontement, sans qu'il soit diffamé frontalement, et cela vaut souvent mieux que l'occultation. Dans ce cas, certes fort discutable, l'information sert l'émeute en croyant que l'émeute la sert.

Maintenant, à Douala, le 16 mai, c'est une nouvelle insurrection qui coïncide avec une nouvelle grève de l'opposition. Le sérieux a éteint les sourires, la première ville de l'Etat est aux mains d'insurgés qu'aucune opposition, qui n'est plus composée que de demi-crêtes, ne parvient à suivre. Biya a reconnu l'importance de l'événement et place sous contrôle militaire sept des dix provinces du Cameroun (le même jour émeute à Kumba, le 20 saccage de l'ambassade du Cameroun au Gabon, les frontières s'agitent). Toutes les lianes de la récupération sont maintenant fébrilement activées. L'Etat joue, non sans culot, de ce que le Cameroun est une unité fortuite, qui n'a même pas les raisons d'être que confère l'unité des peuples. Il y a deux langues officielles, toutes deux européennes, l'anglais contre le français ; des musulmans au nord (Garoua) contre des chrétiens au sud ; des Bamilékés, ethnie qu'on dit riche et commerçante, contre des Bétis, ethnie du président ; des citadins contre des paysans ; des étudiants contre des vendeurs à la sauvette ; des politiciens véreux mais repentis contre des militaires véreux mais pas repentis. Toutes ces oppositions radicales sont jetées pêle-mêle dans la bataille. Dix moustiquaires valent mieux qu'une quand ça pique.

Mais ça pique encore : la deuxième journée « ville morte » produit des affrontements à N'Kongsamba, Njombé et Douala ; un discours télévisé de Biya se termine en émeutes dans Douala le 27 juin. Le dictateur se venge par une vague d'arrestations sans précédent (et foutre l'amnistie générale !) le 1er juillet. L'opposition des maquereaux-tocs lui emboîte la démarche éléphantesque avec obstination : « ville morte » sera désormais chaque lundi, à la longue ça finira bien par épuiser, par tuer cette populace. Saga Africa !

Alors que l'information reste retranchée dans l'entrefilet, les émeutes s'espacent (Douala et Meiganga les 15 et 16 juillet, Douala le 23 septembre, Bamenda le 2 octobre, puis encore Douala le 14 octobre) dans le silence, puis cessent pour le reste du monde. Le mouvement au Cameroun, d'abord joyeux et impétueux, puis sourd et furieux a fait taire les de-ma-carotte de l'opposition, avant d'être tu lui-même, mais il n'a pas su se frayer un dépassement de la mi-avril, où il semblait devoir au moins renverser Biya.

Comme en Corée, les Etats voisins n'ont pas pu être gagnés. Pourtant, les frontières sont vastes et poreuses et les provinces orientales et septentrionales du Nigeria limitrophe ont connu, à Katsina et à Bauchi (justement à partir du 19 avril, apogée du mouvement à Douala), puis à Kano (justement le 14 octobre, date de la dernière émeute connue au Cameroun), deux des plus sanglantes émeutes de 1991, diffamées en religieuses, mais dont les ressemblances avec les « classiques » émeutes camerounaises ont donc probablement échappé à leurs auteurs séparés. Mais contrairement à la Corée, le mouvement n'est pas mort gangrené de l'intérieur : isolé et séparé, écrasé de silence et empêché de communiquer par tous les tam-tams identitaires de ses ennemis (religieux, ethniques, politiques, « économiques », sociaux, idéologiques), il a seulement disparu depuis le 14 octobre, et nous sommes très inquiets. Comme prédire l'avenir est une activité où les membres de la BE vivifient régulièrement leur humilité, tant ils y sont mauvais, ils s'abstiendront de pronostiquer pour quand est prévu le come-back, et même s'il est prévu ; et en espérant que la bête n'est pas morte, souhaitons qu'elle ne reparaisse pas la tête vidée et le corps durci par les contraintes idéologiques comme en Corée, ni le caractère avili de ceux qui ont usurpé et souillé le qualificatif difficile et prestigieux que nous ne leur laisserons pas : démocrate.


 

(Extrait du bulletin n° 4 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1992.)


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