L'histoire, dont l'abolition officielle était encore récemment un des plus cocasses sujets de débat de notre époque, a été en 1990 officiellement restaurée. Deux événements, la « réunification allemande » et la « crise du Golfe », ont consacré ce retour imprévu. Pourtant, 1989 et 1991 resteront certainement davantage dans les mémoires : la prétendue « chute du Mur » est liée à la première, et la guerre du Golfe à la seconde.
La conception de l'histoire de la Bibliothèque des Emeutes est évidemment autant éloignée de cette restauration que de cette abolition. Réunification allemande et guerre du Golfe ne sont pas une réorganisation du monde, mais une réorganisation de nos ennemis ; ce seraient des événements historiques si l'histoire était l'histoire de ceux qui veulent arrêter l'histoire. Mais l'histoire est le débat de l'ensemble du genre humain. Ces deux événements sont donc des conséquences des événements historiques qu'ont été la révolution russe et la révolution iranienne, et, au même titre que l'avaient été les guerres dites « mondiales », ne sont que la répression de ceux qui se sont tus, dans la division de ceux qui empêchent le débat du genre humain.
Ce débat commence dans l'émeute. 1990 (le discours sur cette durée d'un an correspond à l'organisation de l'activité de la BE, et non à une catégorie historique du temps) a principalement été une période d'accroissement considérable du nombre des émeutes dans le monde. Après 1990, l'émeute est un mode d'expression aussi généralement admis que particulièrement inadmissible. Ce n'est pas un type singulier d'émeutes qui aurait surgi, ou une région du monde qui aurait été exceptionnellement agitée, non, ce sont les formes les plus variées d'émeutes dans toutes les régions du monde qui ont produit cette croissance. Cette augmentation quantitative n'est pourtant pas, hélas, le signe extérieur de richesse d'un approfondissement ou d'une élaboration de ce singulier mode d'expression, bref, un saut qualitatif. Au contraire, l'émeute paraît plus facile que jamais à massacrer, encore davantage à récupérer, à priver de sa spontanéité initiale, à séparer des horizons qu'elle ouvre. Mais cette augmentation si manifeste d'émeutes, d'émeutiers, cette épidémie de négativité a fait entrer l'idée même de l'émeute, qui il y a peu était encore considérée comme un scandale, dans les subconscients. Il serait aujourd'hui imaginable de parier sur un nombre minimum d'émeutes dans l'année à venir. Voilà qui n'était pas même concevable il y a moins d'une génération, quand il paraissait encore que supposer une émeute à venir était mettre en cause non seulement la justification de la société actuelle, mais encore sa clairvoyance, et sa capacité à empêcher un événement tellement contraire à tous ses principes qu'il ne pouvait être qu'exceptionnel, grave et hautement significatif d'un défaut énorme.
Ce monde où les émeutes se généralisent subit déjà leur première extension, qui est l'insurrection ; de rarissimes, les insurrections ne sont plus que rares : il y en a déjà plusieurs par an. Et la menace suivante se rapproche logiquement, c'est le saut qualitatif qui justement a fait défaut en 1990. Lorsque des insurrections se fédèrent, lorsque l'objet de la révolte devient la totalité, on entre en révolution. La croissance du nombre d'émeutes en 1990 a mis cette dialectique en point de mire. Il est vrai que de violents obstacles séparent les émeutiers de 1990 de ce projet inhérent à leur activité, en premier l'aliénation des émeutiers dans l'émeute même, en second le monde de l'aliénation issu des défaites du débat en Russie en 1921 et en Iran en 1982 (monde que depuis Debord on appelle « la société du spectacle »), en troisième l'unité de cette aliénation particulière et de cette aliénation générale, c'est-à-dire la perte du sens de la vie, la perte du but, la perte de la finalité dans l'histoire.
Le rapide survol qui suit montrera davantage la diversité que la banalité dans ce mode d'expression moderne qu'est l'émeute. 1990 est la juxtaposition d'événements qui n'ont pas encore produit leur fondement commun. Le parti de l'offensive s'y manifeste moins par son intelligence que par sa force, par sa concentration que par son ubiquité, par sa conquête que par son expansion superficielle. La révolte, toujours aussi méprisée et négligée, occupe, sans avoir beaucoup à forcer, des places désertées par la discorde et le désarroi de l'ennemi, dont la pantomime amuse exclusivement un public encore abruti. La cruelle comédie germano-golfienne est l'avant-scène de la tragédie dont les acteurs sont pour l'instant le décor. Aussi l'idée de 1990 n'est pas profonde : c'est une expansion qui est une transition, Arlequin rassemblant les multiples étoffes qui doivent lui permettre de confectionner son habit multicolore.
(Extrait du bulletin n° 2 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1991.)
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