Nous sommes absolument opposés à quelque émeutologie que ce soit et à toute autre sanctification de l'émeute, malgré l'importance que nous attribuons à ce concept, importance elle-même gonflée par la nécessité de le réhabiliter. Toutes les émeutes recensées par la Bibliothèque des Emeutes en 1989 sont des affrontements, pratiques, concrets, dans la rue, et par conséquent dans la ville. En sont d'emblée exclus toutes les manifestations pacifiques, toutes les mutineries ne dépassant pas la prison et tous les actes de hooliganisme sportif ne dépassant pas le stade. D'autre part, les affrontements entre deux armées, même si l'une se dit de « libération », et les affrontements interethniques que nous avons jugé avérés, et qui dans ce cas ne sont que l'expression d'un conservatisme radical, ainsi que les manifestations dont les affrontements sont encadrés et organisés par des militants, sont par définition exclus de ce que nous appelons une émeute. Toutes autres formes d'insubordination collective (comme par exemple un boycott de marchandise ou de vote) en sont également exclues, ainsi que toutes les rébellions perpétrées par des groupes si petits qu'il est possible que les individus les composant se connaissent tous, sauf si ce type d'actions préméditées est cause ou dans le cours d'une émeute.
Voici donc les cas inattendus ou litigieux que nous avons néanmoins choisi d'admettre.
Avec l'Intifada [1] se découvre un type d'émeute en contradiction avec tout ce que nous pensions jusqu'ici de l'émotion, à savoir que soit elle progresse qualitativement, soit elle est battue, soit elle s'épuise. L'Intifada, tout en contredisant formellement ces trois possibilités, a renouvelé, toujours avec fraîcheur, la colère et la rage d'émeutiers toujours aussi jeunes et déterminés, tout au long de 1989. L'Intifada est la première émeute permanente.
A Tbilissi [2], il ne s'est agi que d'une grève de la faim, pacifique, et dont les manifestants protestaient visiblement contre une insurrection latente en Abkhazie [3], qui est devenue manifeste quatre mois plus tard. Mais le fait que l'armée soit intervenue et ait tiré est tellement en disproportion avec la manifestation que, dans le doute de ce qui s'est réellement passé, nous avons supposé qu'il y avait là une sorte d'émeute.
A Berlin-Ouest [4], le 1er mai, a eu lieu un type d'émeute qui en devient le contraire : l'émeute rituelle, puisque c'est la troisième année consécutive qu'un 1er mai à Berlin se termine dans les combats de rue. Limités au seul quartier de Kreuzberg, les affrontements semblent, côté émeutiers, être menés par des sortes de militants ou d'idéologues de l'émeute, ce qui en fait une curiosité, ainsi qu'une limite de notre temps.
A Beijing [5], les émeutes ont accompagné le mouvement, ont profité du mouvement, plutôt qu'elles ne l'ont porté. Mais comme elles contredisaient la thèse de l'information dominante (que le mouvement était non violent), celle-là les a masquées. Ces émeutes, cependant, n'ont pas entraîné l'insurrection. Si les émeutes intéressent la Bibliothèque des Emeutes, c'est en tant que pouvant être dépassées en insurrection. L'insurrection chinoise figure donc dans la Bibliothèque des Emeutes, même si les émeutes qui l'accompagnent n'en sont pas l'origine.
A Berlin-Est [6], nous avons considéré comme émeute la première ouverture du Mur, quoique aucun affrontement n'ait été signalé. Mais l'émotion était visible ainsi que l'incapacité au contrôle des foules, qui forcèrent même en ce jour de liesse la main aux Etats, en violant partout la frontière ; de même le 31 décembre y a été une liesse (avec des accidents), et marque la première coïncidence entre l'unité du mouvement de l'Est et une mini-émeute autonome à Kreuzberg.
A Téhéran [7], également, la mort de Khomeyni a donné lieu à une telle ferveur collective qu'elle avait quelque chose de magique à voir quand on est rien et d'effrayant quand on est l'Etat. Là aussi c'est une liesse menaçante, incontrôlée, dans la rue. Aucun combat, cependant, n'a été rapporté.
Au Kosovo [8] (ainsi qu'à Dakar), on peut admirer le détail de l'émeute réactionnaire du nationalisme borné. Mais les méthodes de combat (grèves, manifestations, tirs sur l'armée) sont exactement celles de toute autre émeute. Si bien que comme on a vu le Kosovo servir de modèle aux récupérateurs pour imposer ailleurs (notamment en URSS) le prétexte interethnique à des émeutiers on voit aussi les émeutiers d'ailleurs pouvoir détourner les pauvres du Kosovo vers une émeute aux buts plus vastes.
Au Caire [9] (un peu comme à Tbilissi), une manifestation pacifique et défensive, cette fois d'ouvriers occupant leur usine, a été chargée de telle manière qu'il paraît fort probable que ces ouvriers se soient défendus, sinon même qu'ils aient attaqué.
A Panamá [10], c'est l'intervention d'une armée contre une autre armée, mais pendant laquelle les pillages de la population ont duré plusieurs jours ; population civile parmi laquelle il semble y avoir eu environ 1 500 tués « pendant les combats ». Nous ne pouvons pas imaginer qu'il y ait eu autant de balles perdues.
En Corée [cf. « Usure en Corée »], les émeutes sont également chroniques, comme dans l'Intifada, mais semblent s'y être réduites (en tout cas depuis 1988) à de petits groupes organisés et politisés ; là aussi, dans le doute de savoir s'il s'agit de militants, nous les avons reconnues comme émeutes.
A Prague [11], une manifestation qui a été violemment chargée par la police a, comme en RDA, entraîné la chute du gouvernement, sans avoir particulièrement débordé la police et l'Etat. C'est la suite qui nous l'a fait considérer comme émeute : ce renversement, quoique sans débordements connus, a été si loin dans cet Etat qu'il semblait contraire à la Bibliothèque des Emeutes d'en ignorer le détonateur, même si celui-ci ne semblait pas totalement conforme à une émeute.
Enfin, la dernière émeute de l'année, au Nakhitchevan
[12], n'est pas urbaine, mais
elle mérite l'attention, parce qu'elle a été le démantèlement
autrement concret d'une frontière (entre URSS et Iran) que la soi-disant
chute du mur de Berlin. Il est fort remarquable que les vaincus de cette
émeute ne savaient pas que les frontières ne se démantèlent
pas aux postes-frontières, mais dans le centre des capitales.
(Extrait du bulletin n° 1 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1990.)
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