Le 9 novembre 1991, la machine appelée JET (Joint European Torus) réalise à Abingdon près d'Oxford la première fusion thermonucléaire maîtrisée par l'homme. De l'énergie a été dégagée non en cassant des atomes comme dans les centrales nucléaires actuelles, mais en fusionnant des atomes de deutérium et de tritium dans un « plasma » maintenu en lévitation par des champs magnétiques à des températures de 150 à 200 millions de degrés. « La machine a produit en moyenne un mégawatt pendant deux secondes, c'est-à-dire une énergie d'un mégajoule. »
Voici donc l'humanité capable de produire une nouvelle énergie. Les conditions de cette production, cependant, paraissent assez compliquées. Il faut une température très élevée, entre 150 et 200 millions de degrés, et, apparemment, pour l'expérience qui a permis la première fusion significative, c'était plutôt entre 200 et 300 millions ; il faut également une certaine densité de matière, et une durée de confinement de cette matière. La fusion se fait avec des noyaux de deutérium et des noyaux de tritium. Ce sont tous les deux des variétés d'hydrogène, mais « l'hydrogène ne compte aucun neutron, le deutérium en a un et le tritium deux. Le deutérium a l'immense avantage d'être très abondant dans l'eau des océans. En revanche le tritium est rare – il faut le fabriquer dans des réacteurs nucléaires spéciaux – et, surtout, il est radioactif. Toutefois, il n'en faut qu'une très petite quantité pour alimenter un réacteur, et, en principe, il n'en sort jamais ».
Le premier point, tout à fait essentiel, est donc qu'il s'agit d'un produit dangereux. Je ne citerai ici qu'un défenseur du projet, Didier Gambier, assistant scientifique du JET, parce que ce qu'il dit me paraît plus inquiétant, à cause de son effort inverse, que tout ce que peuvent dire les écologistes : « Les écologistes râlent un peu contre la fusion. D'abord parce qu'il faut utiliser du tritium, et qu'ils redoutent toujours des fuites radioactives. Et surtout parce que, à la longue, les matériaux à l'intérieur du réacteur deviennent radioactifs sous l'effet des neutrons très énergétiques émis lors des réactions. Du coup, lorsqu'il faudra démanteler les réacteurs devenus trop vieux, il faudra aussi gérer les déchets. » Lorsqu'un tel partisan concède que les écologistes râlent un peu, on peut supposer qu'ils hurlent à la mort, puisque c'est là leur principale méthode de protestation, et que la stridence est telle qu'il est plus politique de l'intégrer dans le discours de présentation que de faire comme si de rien n'était. Il s'agit donc d'une matière radioactive qui « en principe » ne s'échappe pas, d'une réaction radioactive au point qu'elle contamine les réacteurs eux-mêmes. Pour moi, il est tout à fait concevable de contaminer toute l'espèce humaine, à condition, imaginable, que cette mesure aille dans le sens du but que l'humanité s'est fixé. Mais au préalable il faudrait déjà que l'humanité décide de son but, ce qui n'est pas encore le cas. Avant d'en arriver là, il me paraît illusoire et même dangereux de tout vouloir conserver en l'état, comme le font les écologistes dans une attitude qui s'apparenterait à celle d'une vieille gouvernante ultra-conservatrice qui, tant que l'héritière est dans sa minorité, immobilise jalousement son patrimoine. Mais la vieille gouvernante Ecologie n'aspire aucunement à la majorité de l'orpheline Humanité dont elle se prétend la garde, ce qui n'en fait qu'une sorte de duègne bornée. Le plus juvénile cousin Recherche, cependant, est tout aussi absurde dans son comportement : il pense qu'en initiant la petite Humanité au maniement des éprouvettes et des becs Bunsen, quitte à ce qu'elle y risque un doigt ou un œil, elle sera plus apte à fertiliser son patrimoine. Cousin Recherche, soit signalé en passant, ne s'est pas encore posé la question de la majorité de la petite Humanité, de ce qu'est son patrimoine, et de ce qu'elle voudrait bien en faire un jour. Son attitude globale est un petit pragmatisme effronté : « On verra bien. » Lorsque l'écologie et la recherche sont en conflit, ce n'est qu'une bruyante bagarre d'irresponsables.
D'ailleurs Gambier sait bien qu'il ne faut pas se mettre à dos les écologistes. Il cherche donc une issue : « En fait, la solution consiste à réaliser des blindages internes avec des matériaux insensibles aux neutrons. Le béryllium, par exemple, est un métal qui ne s'active absolument pas. Pour l'instant, la métallurgie du béryllium est balbutiante. Mais rien n'interdit de penser que l'on parviendra à usiner le béryllium comme n'importe quel acier dans les années qui viennent. » Nous voici arrivés à un autre carrefour de notre découverte. Il ne s'agit pas en effet de croire que dès l'année suivante, 1992, les voitures rouleront, les maisons chaufferont, les usines turbineront à la fusion thermonucléaire. Non, les perspectives temporelles sont d'un autre ordre, plutôt proportionnelles au passé de cette découverte que correspondantes à notre goût immodéré et à nos habitudes anesthésiantes de l'immédiateté. En effet, le projet de fusion thermonucléaire a commencé dix-huit ans plus tôt, en 1973. Il a fallu onze ans pour construire le JET, et huit ans de plus pour en arriver à la fusion. Ceci a requis « 800 millions de francs d'investissement par an » (en francs de 1991, je suppose). De même, les 2 millions de watts produits par JET en deux secondes sont à mettre en regard des réacteurs à fission classiques, qui produisent cinq cents fois plus. Pour passer à une dimension industrielle, on peut déjà commencer à recycler les restes de petit JET, qui ne servait qu'à expérimenter en miniature.
En d'autres termes, JET est une maquette. On a vu que, pour la grandeur nature, il faudra changer les métaux de la centrale, et même « l'objectif ultime de la fusion, c'est de se passer du tritérium pour réaliser la fusion deutérium-deutérium. C'est beaucoup plus compliqué, il faut notamment obtenir des températures de 8 milliards de degrés dans le plasma. En revanche, plus besoin de gaz radioactif et un combustible illimité : on sera tranquille pour des siècles et des siècles ». Voilà bien un programme fait pour nous séduire : être tranquille pour des siècles et des siècles. On pourra éternellement s'occuper de culture et de jardinage, de sport et d'élever des enfants, survivre pour de bon. Mais revenons aux dimensions plus temporelles de ce projet si zen, qui établit avec autant de naïveté que nos soucis d'approvisionnement énergétique seront résolus à 8 milliards de degrés. Pour construire l'appareil qui aura une capacité plus adaptée, « nous allons maintenant travailler à la conception d'une grosse machine, capable de préfigurer un cœur de réacteur industriel ». Avant l'exploitation industrielle, il est donc prévu d'intercaler « une autre étape ». « Le JET contient 100 mètres cubes de plasma, pèse 300 tonnes et pourra atteindre, au maximum, les 10 mégawatts de puissance d'ici 1996. Son successeur aura une capacité de plus de 2000 mètres cubes, pèsera 20 000 tonnes, pour une puissance de 1000 mégawatts, véritable préfigurateur des réacteurs industriels. Cela représente une étape technique très difficile. Si la plupart des technologies à mettre en œuvre sont connues, il faudra faire un énorme travail d'intégration pour les faire marcher ensemble. Sans compter l'effort à accomplir dans le domaine des matériaux. » Le gigantisme de l'étape intermédiaire suivante justifie donc qu'on y intègre les progrès présumés, mais nullement encore réalisés, sur le béryllium et, pourquoi pas, sur la fusion deutérium-deutérium. Il y a encore du salaire de recherche qui va couler sous les logiciels comptables avant d'en voir l'aboutissement. Et ce projet existe déjà depuis 1988, donc avant que la fusion ait eu lieu, il est baptisé Iter, pour International Thermonuclear Experimental Reactor, ses parrains ont été Gorbatchev et Reagan, et il regroupe les Etats-Unis, l'Europe, le Canada, la Russie et le Japon. « Et si tout va bien, les premiers plasmas seront produits dans Iter vers 2005. » J'ai une bonne question : qu'est-ce que ça veut dire, dans cette perspective, que tout va bien ?
Tout va bien, c'est deux choses : d'une part, que les petits problèmes techniques soient résolus à la vitesse espérée (mais comment peut-on programmer des découvertes ? en prétendant qu'on aura trouvé à tel délai, et en rallongeant, merci logiciel comptable, si nécessaire) et, d'autre part, que la situation sociale et politique de ce monde reste inchangée. En effet, il est peut-être plus difficile de convaincre des albanais que Gorbatchev et Reagan de l'intérêt de cette nouvelle énergie ; même un Gambier serait sans doute obligé d'expliquer qui la fabriquerait et qui l'utiliserait, qui la distribuerait et qui l'exploiterait. Alors que si tout va bien, donc rien ne change, on sait que ce sont les Etats du G7, et probablement pas dans une égalité parfaite, qui se partageraient la construction et l'exploitation, sans d'ailleurs même que la question de gestion que pose le libéralisme dans tous les secteurs d'activité ne soit à écarter, à savoir une gestion privée de ce type de matériel une fois qu'on est sûr qu'il est rentable, bien entendu. Car c'est bien après cette étape que se situe la vérité, idyllique (toujours Gambier : « Ce n'est pas seulement une aventure technologique. C'est aussi une aventure humaine sans précédent. Car pour y parvenir nous devrons mobiliser toutes les ressources des grandes parties du monde ») : « Les réacteurs à usage industriel qui viendraient ensuite ne pourraient entrer en service qu'en 2040. Au mieux. » Que vont devenir l'Opep, le lobby texan, les mineurs de Vorkouta vers 2040 ? Tout porte à croire, en premier la mise de fonds, en second la durée exceptionnelle, qu'il y a donc beaucoup d'argent à gagner, « si tout va bien ». Or, les guerres dites mondiales, telles qu'elles nous sont officiellement présentées, sont des guerres de concurrents capitalistes à la recherche de matières premières. Comment un pactole aussi important que celui que profile la fusion thermonucléaire échapperait-il au moyen extrême que les concurrents planétaires ont toujours utilisé en pareilles circonstances, la guerre ? Si l'énergie est bien la marchandise fétiche de notre siècle, comment, au prochain, l'organisation de la gestion de la planète ne serait-elle pas fondamentalement bouleversée par une solution qui nous laissera tranquilles pour des siècles ?
L'imbécile innocence, couverte de joyeux enthousiasme, qui permet d'éluder des questions si centrales dans des formules dithyrambiques comme « une aventure humaine sans précédent », est symptomatique de l'attitude infantile de laquelle la recherche s'est fait une pose. La fusion thermonucléaire est d'abord, pour la recherche, un moyen fort propice à perpétuer la recherche. Celle-ci agit comme si ses conséquences, financières, politiques, sociales, n'étaient pas de son ressort, je ne suis qu'un technicien, un Géo Trouvetou, un bienfaiteur de l'humanité, comme si une découverte présentée avec une telle emphase pouvait rester en retrait du douloureux débat qui avait agité cette communauté au lendemain d'Hiroshima. Elle part d'emblée d'un monde qui ne changera pas, et le pose comme condition préalable à la validité de son activité ; et, de cette manière, la science en blouse blanche est devenue un appendice collaborateur de l'organisation présente de la société, qui en prenant un crédit sur l'avenir hypothèque celui-ci. Mais lorsqu'elle entretient le scoutisme qui lui fait fièrement affirmer qu'elle travaille pour le bien de l'humanité – et non pas de quelques Etats contre quelques autres, et de quelques entreprises capitalistes contre quelques autres, puisque dans la fusion thermonucléaire c'est de cela dont il s'agit –, comme si les découvertes qui intéressent finalement l'industrie sont nécessairement des bienfaits pour l'humanité, roman précieux qui a mal vieilli depuis l'époque coloniale, il est impossible de plaindre sa naïveté. Il s'agit bien davantage d'une petite et crapuleuse fuite en avant, d'une léchouille de soumission à la main qui la nourrit.
Le marketing de cette découverte parue dans le quotidien 'Libération' est une extension de cet hypocrite refus de discuter de l'avenir de l'humanité tout en feignant de le servir, comme si cet avenir allait de soi, était décidé au point qu'aucune nouveauté, tout au moins pas une qui prétende concerner l'ensemble du genre, ne soit à discuter. Le but du marketing de la blouse blanche n'est pas de discuter, mais de vendre, au sens faire passer. Ce n'est pas tant par une débauche de supports ou de moyens, mais par le type d'idées et de démarches qui sont induites dans le titre et le surtitre qui surplombent les explications de Gambier, qu'on a un éloquent concentré de cette récente procédure.
Le titre, c'est « La fusion dérobée aux dieux ». L'idée « créative », comme disent les spécialistes de la communication marchande, est la comparaison de la fusion thermonucléaire avec le mythe de Prométhée, qui a volé le feu aux Olympiens. En effet, la fusion thermonucléaire mime le Soleil. « L'astre qui nous éclaire tire toute son énergie des incessantes réactions de fusion nucléaire en son sein. (...) Ces réactions dégagent de colossales quantités d'énergie qui empêchent l'étoile de s'effondrer sur elle-même sous l'effet de la gravitation. Et lorsque le "réacteur" a épuisé toutes les réserves d'atomes à fusionner, l'étoile s'écroule et se contracte. Elle meurt. » Titrer sur le mythe de Prométhée est à plusieurs égards bancal. Déjà, la concession qui consiste à remplacer le « feu » que le Titan avait volé par la « fusion » est une première déformation aussi maladroite que nécessaire. Ensuite, la fusion thermonucléaire n'est évidemment pas un vol, sauf de la décision des pauvres modernes non consultés, et encore moins à quelques dieux que ce soit : c'est simplement une imitation de ce que fait le Soleil. Mais, par cette comparaison mythologique, on élève la découverte au-delà des contingences temporelles dont nous sommes prisonniers, on donne l'impression aux lecteurs rapides que l'on réalise là enfin ce dont un des plus antiques mythes était la quête prémonitoire, et on la poétise pour élever cette découverte à ce qui manque le plus à sa science exacte de tutelle, le charme, la séduction, le rêve. En essayant d'accrocher les lecteurs non intéressés aux sciences exactes par la grandeur et le lyrisme inhérent à un mythe grec, on souligne également pour les autres l'importance de la découverte. Je tiens à ajouter que c'est là de la technique, et en aucun cas une émanation obligatoire de cette découverte. Elle n'est « une aventure humaine sans précédent » que pour ceux qui en sont salariés.
Le surtitre est « L'énergie inépuisable est-elle un mythe ? ». La bretelle qui retient la culotte est ici apparente : l'articulation du titre avec le surtitre est dans le « mythe », puisque le titre en évoque un, et le surtitre en pose un autre. C'est ce qui permet de penser que d'une phrase à l'autre, il y a une logique immanente, et c'est devenu une technique de secrétaire de rédaction tellement coutumière qu'on suit le guide plutôt que de constater la grande confusion entre deux mythes qui n'ont que le terme « mythe » en commun. L'interrogation, ensuite, est une véritable technique d'accroche, puisque, à aucun moment au long de l'article, les arguments contraires ne figurent. Comme on aurait pu inverser titre et surtitre on peut déduire la hiérarchie des gens à accrocher : le titre s'adresse au grand public profane et se flattant de la semi-culture nécessaire pour décoder Prométhée même mal taillé ; le surtitre s'adresse plutôt aux lecteurs habituels, mais pas forcément très spécialisés, du cahier « Eurêka » réservé aux sciences blouse blanche, parce qu'il contient ce que le jargon marketing appelle la promesse : qu'apporte réellement cette découverte ? De l'énergie. Et c'est là que l'interrogation se justifie : est-elle inépuisable, ou serait-ce un mythe ? Lisez, vous qui quoique blasés serez étonnés.
Dans le marketing, on appellerait bénéfice rationnel l'énergie, et bénéfice émotionnel l'inépuisable. Inépuisable, en fait, est le vrai message de cette découverte industrielle, qui une fois qu'elle sera financée par les deniers publics passera par les fourches Caudines du calcul de rentabilité, pour bénéficier du sort de la fission nucléaire, ou pour subir celui du SSC (Superconducting Super Collider), supprimé par les élus américains, qui n'ont pas vu l'intérêt d'un si coûteux accélérateur de particules. Car inépuisable attrape ce rêveur de lecteur, c'est un superlatif de superlatif, mais qui rejoint ce que rêvent sincèrement les donneurs d'ordre des Gambier, les Gambier (même si celui-là n'affirme prudemment qu'une tranquillité pour des siècles et des siècles seulement) et la blouse blanche dans son ensemble. Inépuisable, en effet, contient toute la vérité principielle de la « science » vue par les « scientifiques » : l'infini. Si inépuisable signifie, pour le lecteur accroché par le mythe de Prométhée, gratuité du carburant pour sa voiture, inépuisable, pour celui qui pense en terme d'exploitation, signifie bingo, pas du tout gratuité pour la voiture, et inépuisable pour le Gambier signifie crédits et recherche sans fin, ou au moins pendant des siècles et des siècles.
C'est donc sous le signe de l'infini qu'une découverte se justifie et se vend. L'infini contient ici la tranquillité et le mystère, la grandeur et l'accessibilité (Gambier : « Avec un petit moteur à deutérium, on pourra visiter le cosmos. Là-haut, il y a des stations-service partout, il suffit de pomper dans le gaz interstellaire pour faire le plein de carburant »). Ce n'est pas en ce qu'elle achève que la fusion thermonucléaire est avouable, mais en ce qu'elle éternise. Et comment pourrait-on en vouloir à ceux qui spéculent avec autant d'abandon sur l'infini de spéculer sur une situation sociale inchangée en 2040 ? C'est parce qu'ils croient en l'infini, et travaillent à son incrustation profonde dans notre imagination et nos modes de pensée, que les « scientifiques » d'aujourd'hui, un peu perdus dans leurs nuages, croient profondément à l'organisation sociale qui se prétend infinie.
Le 23 avril 1992, George Smoot, astrophysicien à Berkeley, présente une observation du satellite de la Nasa appelé Cobe (Cosmic Background Explorer). Il s'agit d'une image réalisée à partir de millions de signaux thermiques captés par le satellite et provenant de cent cinquante mille milliards de milliards de kilomètres de la Terre ; puisqu'on peut traduire la distance en temps, et inversement, cela représente une image de ce qu'était l'Univers il y a quinze milliards d'années, soit trois cent mille ans après ce qui, dans la théorie officielle, est appelé le « big bang ». Toujours d'après cette théorie, c'est un moment où toute la « matière » est encore une sorte de « soupe chaude ». L'important de cette image sont des moirures rouge et bleu qui indiquent des différences de températures de l'ordre d'un trois-cents-millionième de degré centigrade. Ils signifient des différences de densité dans les « grumeaux ». Le refroidissement et l'expansion supposés de l'Univers vont grandir ces différences infimes jusqu'à devenir les galaxies dont on avait remarqué que la répartition dans l'Univers n'était pas homogène. La découverte du satellite Cobe, en montrant ainsi que cette hétérogénéité était déjà présente au moment le plus reculé observable, vérifierait la théorie du « big bang ».
La découverte de moirures sur une image qui représente l'Univers supposé trois cent mille ans après le big bang, signifiant en principe d'infimes mais certaines différences de température dans la soupe de particules à ce moment-là, n'a de réalité que dans les méandres de la dispute exégétique de congrégations adverses de la même croyance fondamentale. C'est la découverte d'une sorte de saint suaire qui déclenche une dispute théologique dans une pensée alourdie par plusieurs siècles d'évolution de ses dogmes, qui sont autant de contraintes dans l'expression, et sa corruption, qui en est la logique honteuse. Le grotesque inhérent au byzantinisme gagne ici visiblement les sciences exactes : il n'est plus nécessaire, lorsqu'un saint suaire est découvert, de se demander si le Christ a existé, si son cadavre a été emballé dans un suaire, si un tel tissu se serait maintenu si longtemps. La seule question, frénétiquement agitée, est de savoir ce que dit sur le Christ la forme décalquée dans le tissu. Lorsqu'une pensée sur la totalité, comme celle qui prend pour objet l'Univers, proclame essentiel un tel détail, elle a perdu sa vigueur et son désir, elle se rétracte dans ses rides.
Sans doute les astrophysiciens du monde entier discutent beaucoup entre eux de cette découverte, mais c'est devenu d'aussi peu de poids sur la problématique elle-même que lorsque des chômeurs discutent du chômage entre eux. Tant que les premiers ne descendent pas dans l'information dominante, et les seconds dans la rue, ce ne sont là au mieux que des débats préparatoires. Car la réalité d'une découverte n'a plus aujourd'hui son fondement dans l'objet de la découverte, comme dans la tradition positiviste, mais dans le milieu qui le réfléchit au monde. C'est un changement fondamental dans la pensée, et même dans la méthode des sciences positives, dont la découverte de Cobe est un exemple clé. Si la fusion thermonucléaire était un projet industriel qu'il fallait habiller de marketing, la découverte de Cobe a pour première cible son propre marketing qu'il faut habiller d'une preuve de concret. Car autant pour la fusion thermonucléaire l'idéologie était à masquer, autant la découverte de Cobe est elle-même affirmation idéologique, qu'il s'agit de mettre en avant, de faire adopter.
En s'appropriant les enjeux des sciences positives, l'information dominante continue sa colonisation hégémonique de la pensée de notre temps. Et cette prise de pouvoir modifie fondamentalement la recherche scientifique. Car l'information fixe aujourd'hui le ton et la place de toute découverte, en tant que propriétaire exclusif de la publicité. Elle détermine sa valeur et sa validité, en tant que carrefour interdisciplinaire de la connaissance. Et elle influe sur les récompenses, et conséquemment sur les budgets et leur répartition, en tant que gardien de la morale, et monopoliste de l'apologie et de l'occultation. Le même « prêt-à-penser » dénoncé pour le plus récent arrivisme en sciences humaines, qui consiste à produire de la pensée aux ton, format, contenu attendus par l'information, commence logiquement à se répandre dans les sciences exactes. Les plus lucides « scientifiques » remodèlent non seulement la présentation, mais aussi le contenu de leur recherche, et donc leur métier, en fonction des contraintes inhérentes à l'information dominante : du spectacle, un discours complexe qui peut être décliné en simplification plausible et mémorisable, de l'enthousiasme naïf, du surprenant. Si, il y a peu encore, produire du « prêt-à-vulgariser » était considéré comme une monstrueuse corruption de l'éthique scientifique, cela devient maintenant son objectif. En effet, si l'information a pris possession du discours au point de se substituer à celui de l'humanité, il est légitime de soumettre à ce QG de la pensée humaine ces découvertes et travaux spécialisés, qui après tout se nourrissent aujourd'hui de la même organisation de la société qui a confié ou abdiqué la coordination de sa théorie à cette information. L'exactitude pointilleuse, l'indépendance née de la lutte contre l'obscurantisme religieux et le désintéressement fondé sur un idéal d'avenir n'existent plus qu'en apparence, à cause de l'excellente image morale qu'ils véhiculent dans l'apparence. Mais, comme dans la presse, où l'éthique est devenue un bouclier décoratif, le concept d'objectivité s'est délité dans sa propre immensité, et la critique a disparu dans son idéalisation. Aujourd'hui l'information dominante, dans ses règles comme dans ses bouffonneries et délires, oriente la recherche scientifique selon ses propres contraintes, mais aussi selon ses bouffonneries et délires. Non que la recherche scientifique ne s'en émeuve pas, même si c'est peu audible ; mais elle-même, depuis que la théorie des quanta a bouleversé ses propres présupposés au point de menacer son existence, a évité de questionner le sens du monde, a égaré son exigence d'universalité, et se soumet avec un conservatisme de petit emploi (inquiétude pécuniaire, humilité de spécialiste, souplesse courtisane) aux directives générales de l'information dominante.
La première dispute autour de la découverte de Cobe met donc en jeu des intérêts d'informateurs. Ce qui aurait été impensable il y a moins d'une vie d'homme, à savoir que l'analyse des comptes rendus de deux quotidiens d'information générale permet d'estimer une découverte scientifique, est pourtant aujourd'hui le mode d'observation nécessaire et suffisant. 'Libération' et 'le Monde', tous deux concurrents sur le marché rétréci de la presse non populaire, réfléchissent de manière exemplaire ce déplacement graduel et brutal de la priorité de la recherche scientifique. Le moment où l'on sert le « public » est un rituel essentiel, parce que ce « public » est censé ratifier les conséquences idéologiques et les distributions de places, plutôt sur le mode de qui ne dit mot consent que dans une expression claire et vigoureuse. Mais cette présentation, d'où les outils critiques sont aussi absents que les objets dangereux auprès des petites cages dans lesquelles on enferme les enfants, est aussi en concurrence avec toutes les présentations des autres faits, les plus divers. Ainsi, une découverte scientifique, par définition unique, devient interchangeable. C'est donc à l'informateur de rétablir cette unicité, mais il ne le fera pas par le contenu, mais par les techniques de mise en valeur qu'il a appris à maîtriser dans sa propre activité.
'Libération' a pris le parti novateur, colonisateur des sciences. La nouvelle de la découverte de Cobe y est annoncée le 25 avril 1992, qui est un samedi, et elle s'étale aux pages 2, 3 et 4 sous la rubrique habituelle « Evénement ». Comme 'le Monde', 'Libération' consigne d'ordinaire les nouvelles scientifiques des sciences exactes dans un cahier hebdomadaire appelé « Eurêka » et qui se trouve dans l'édition du mercredi. La découverte de Cobe est donc sortie, physiquement si l'on peut dire, de l'enclos réservé à la spécialité, pour gagner la concurrence avec toutes les autres informations imaginables : politique intérieure, extérieure, fait divers, de société, culture, catastrophe, qui toutes aussi ont leur enclos. La victoire de cette découverte ce jour-là n'a pas dû être facile, parce que le lecteur supposé est bien plus friand d'autres détails que scientifiques, là où ses lacunes sont moins évidentes. Le service scientifique a sans doute dû convaincre l'ensemble de la rédaction, et fournir des garanties sur la présentation de l'« événement » de ce jour, qui vaut deux, puisque le journal n'a pas d'édition le dimanche, ce qui cependant prédispose l'édition du samedi à des « événements » moins calqués sur le quotidien. La présentation de 'Libération' joue donc furieusement le spectacle, l'enthousiasme, et la surenchère dans le superlatif.
La marge de gauche de la page 2 commence en gros caractères par : « La plus grande découverte scientifique du siècle, si ce n'est celle de tous les temps. » Il y a bien un guillemet pour fermer mais aucun pour ouvrir la phrase, qui apparaît ainsi comme une vérité catégorique. Cette énormité est ensuite prêtée au « célèbre » astrophysicien Stephen Hawking [1]. L'interview de la spécialiste nécessaire, Monique Signore du CNRS, en page 4, est encore intitulée « Une formidable découverte ». Qu'une découverte « scientifique » puisse disposer d'une surenchère aussi basique tient à deux graves glissements du contrôle de l'information : d'abord dans l'information même, personne ne critique un tel procédé de réclame, parce que chacun se réserve le droit d'en user au mieux de sa hardiesse, si le scoop le permet ; l'autre raison est autosuggestive : c'est parce que les chercheurs ignorent aujourd'hui où est l'essentiel qu'ils l'exorcisent en criant essentiel, essentiel. Si personne ne proteste, cela deviendra vraiment l'essentiel.
Le titre et le sous-titre de 'Libération' sont des assertions si effrontées qu'on peut affirmer qu'il y a tromperie consciente : « Les graines de galaxies qui expliquent l'Univers » ; « Un satellite de la NASA a transmis des indications capitales sur l'origine de l'Univers ». En effet, la découverte de Cobe n'explique l'Univers et, plus exactement, ne transmet d'indications sur son origine que dans la théorie du big bang. 'Libération' trompe le profane en lui présentant le big bang comme certitude, et l'amateur éclairé en induisant que la découverte de Cobe prouverait le big bang. Si l'on ramène la recherche scientifique à une enquête policière, la découverte de Cobe est celle, près du cadavre, d'un mégot d'une certaine marque, justement la marque du principal suspect. Et le « célèbre » inspecteur Hawking, amplifié par 'Libération', conclurait : « C'est la découverte criminelle du siècle, sinon de tous les temps. »
'Libération' va aussi présenter l'opposition à cette découverte, mais sa mise en scène de la partie la moins enthousiaste de la communauté scientifique, les grincheux, les récalcitrants, va au contraire confirmer les superlatifs. Remarquons au passage que toute opposition à une découverte se recrute encore exclusivement dans la spécialité de cette découverte, ce qui ne durera plus très longtemps. C'est une performance technique devenue assez courante dans l'information que de présenter une opposition uniquement pour éviter le reproche « démocratique », objectiviste, de ne pas l'avoir fait, mais de telle manière que cette opposition plaide en faveur de la thèse du média qui recourt à ce procédé. Au fond de l'article principal, ce passage un peu délicat est d'abord précédé du tapis de fleurs d'une nouvelle volée de louanges sans bornes : « La performance des équipes regroupées autour de la NASA est saluée par tous les spécialistes », c'est-à-dire que ceux qui ne la saluent pas sont donc des charlatans. Suit l'énumération de quelques spécialistes : « "Découverte majeure du siècle", selon Joël Primack de l'université de Californie à Santa Cruz, "incroyablement importante", pour Michael Turner de l'université de Chicago. » Le premier bémol ainsi préemballé est lui-même crypté : « Tandis que le professeur Rowan-Robinson, de l'université de Londres, rappelle tout simplement l'enjeu : "Si Cobe n'avait pas trouvé ces ondulations de matière, cela aurait plongé les théoriciens dans le désarroi." » Il faut lire : si Cobe n'avait pas trouvé, si l'inspecteur Hawking n'avait pas fini par dégoter ce mégot, c'était la paille pour tous ceux qui étaient sur l'affaire. Sous-entendu : ça tombe vraiment bien pour tous ces théoriciens, ça tombe même si bien qu'on se demande d'où ce mégot vient vraiment.
Le second bémol est l'amplification du premier : « Certains émettent toutefois quelques réserves. Comme l'astronaute britannique Arnold Wolfendale : "Nous ne voudrions pas d'une autre fusion froide", explique-t-il, faisant référence à cette fausse découverte annoncée à la une des quotidiens américains en 1989. "La communauté scientifique doit examiner les données avec soin avant de claironner leur importance." » On admirera ici le concentré de toupet de 'Libération' : il y a eu des fausses découvertes, d'accord, mais nous le savons puisque nous le disons, donc celle-ci n'en est pas une ; se jeter comme ça sur le poisson trop frais, c'est bien un truc d'Américains, mais nous, puisque nous ne craignons pas d'en faire état, pensez-vous que nous pourrions claironner une nouvelle qui s'avérerait fausse ? 'Libération' prouve dans les faits que Wolfendale n'y est pas du tout : il faut claironner avant de vérifier. Pour le scientifique, si une découverte est infirmée, c'est le ban de la communauté, mais si elle est confirmée, c'est le Nobel ! Il faut bien risquer quelque chose pour la récompense suprême ! Beaucoup de chercheurs l'ont compris aujourd'hui où les trucages de résultats se multiplient, et où, comme dans le dopage des sportifs, ce qui compte c'est de ne pas se faire attraper. Pour les journalistes, s'il n'y a rien au bout comme un Nobel, il n'y a absolument aucun risque à publier une fausse découverte. C'est le spectacle de l'annonce qui paie. Si la découverte est confirmée, on pourra, lors d'un nouveau spectacle, se féliciter d'y avoir cru vite et fort ; s'il est infirmé, ce ne sera pas la faute du journaliste, qui posera alors en profane abusé. Par conséquent, l'information pousse de plus en plus les chercheurs aux effets d'annonce. C'est une complicité entre deux carriéristes, le chercheur et le journaliste, où le second devient de plus en plus le commanditaire du premier, mais sans jamais partager la responsabilité du risque. Le 17 juin de la même année, sous l'admirable jeu de mots « le Cobe Boy du Big Bang », 'Libération' nous livre la suite de cette logique. C'est une interview de George Smoot, dont la qualité de nobélisable est lourdement suggérée. Donnant donnant : on n'obtient le Nobel que soutenu par les médias, mais on n'interviewe le nobélisable qu'en assurant, trois couches de pommade, combien il le mérite.
Au 'Monde', on a donc lu 'Libération' le sourcil froncé. Et le service préposé aux sciences exactes a choisi l'attitude inverse. Quatre jours plus tard, dans l'enclos que le journal réserve à cette spécialité, sans pression de l'extraordinaire, paraissent, tout de même à partir de la une, les articles rapportant la découverte de Cobe. 'Le Monde' a adopté une position Wolfendale, même un peu au-delà. « Les conditions de cette découverte, et le contexte dans lequel elle intervient, devraient pourtant inciter à la prudence. Sans même évoquer l'affaire de la "fusion froide" [là on renchérit directement sur l'article du confrère], on pense immédiatement à la détection récente de planètes à l'extérieur du système solaire par des chercheurs anglais, tout aussi renommés et respectés que ceux qui travaillent sur les données de Cobe, sous la direction de George Smoot. Là aussi, en travaillant aux limites des instruments, on avait trouvé ce que tout le monde attendait. Mais il s'agissait d'une erreur de calcul. » La remise en question de la méthode qui oblige pour ainsi dire les chercheurs à trouver ce qui est prévu, et rien d'autre, et dans les temps, n'est effleurée ici que comme précédent exceptionnel. « Les résultats de l'équipe de George Smoot doivent donc être confirmés. En attendant, estime James Lequeux, de l'observatoire de Meudon, "c'est une donnée cruciale pour expliquer la formation des galaxies. Une preuve très importante que l'on cherchait depuis longtemps. Mais ce n'est pas la découverte du siècle, simplement une découverte secondaire, très importante certes, mais moins que celle du rayonnement cosmologique enregistré par Penzias et Wilson en 1965 [2]. Il est trop tôt pour dire quels modèles théoriques devront être abandonnés à la suite de cette découverte, mais la carte de la distribution de ces excès de matière me laisse rêveur, parce qu'elle paraît organisée. Je ne sais pas trop quoi en dire aujourd'hui, mais c'est extraordinaire..." » Evidemment : comment la découverte d'un indice qui peut confirmer une théorie serait-elle plus importante que la découverte de l'ensemble de cette théorie ?
Mais Lequeux introduit surtout une dispute sourde, sur le fond, et c'est là que 'le Monde' prend parti, avec un discours tout aussi spécieux et feutré que son concurrent, ce qui ne permet pas au profane de décoder ce dont il s'agit. En effet, tous sont d'accord avec Wilson et Penzias ; il existe plusieurs « modèles » de la théorie du big bang : « inflationniste », « dissipatoire », « univers parallèles », « divin » (ou « créationniste »), etc. Or la découverte de Cobe donne raison au modèle « inflationniste », que 'Libération' soutenait au point de ne même pas laisser entendre qu'il en existerait d'autres. Les chercheurs qui ne soutiennent pas le modèle inflationniste ont donc accueilli avec applaudissements glaciaux et scepticisme plus ou moins contenu la découverte de Cobe. Que la carte de la distribution de matière laisse rêveur « parce qu'elle paraît organisée » signifie, à ce point-là, ça sent le bidonnage. Et terminer en disant « c'est extraordinaire » est à prendre comme une ironie au vitriol : je ne serais pas surpris que sur le mégot le sergeant Smoot ait identifié les empreintes du principal suspect. Extraordinaire, non ? Bien entendu, tant que la diffamation reste un délit, 'le Monde' reste allusif dans sa désapprobation.
Mais c'est aussi parce que le monde reste allusif dans sa désapprobation. Même les non-inflationnistes ont intérêt à approuver une découverte, parce qu'une découverte entraîne des crédits non seulement pour les découvreurs (« Toute revigorée par ce succès, après Hubble et sa triste myopie, la Nasa aurait décidé d'accorder à Cobe un an et demi de service en sus. Au moins »), mais aussi pour leurs concurrents malheureux, qui réclament d'autant plus qu'il leur faut combler leur retard. Parce qu'elle met en cause les rémunérations et les emplois de la recherche, et parce que les rémunérations et les emplois sont de plus en plus l'objet même de la recherche, la critique est prohibée. Même une conclusion loufoque est aujourd'hui admise si ses partisans sont suffisamment nombreux, et le loufoque, tendant par exemple vers la science-fiction, plaît à l'examinateur qu'est l'information dominante. Démasquer un faussaire, l'exclure de la communauté scientifique, devient aujourd'hui très difficile, car il faut l'unanimité ; sinon, la réprobation polie, le sous-entendu dubitatif, l'appel à la prudence valent comme intention de critique, mais à l'abri du décodage du public. Ainsi, l'enthousiasme improbable de 'Libération' et la réserve fielleuse du 'Monde' sont les deux faces d'un même « scientifically correct », où les réajustements restent possible : 'le Monde', en novembre 1993, admettra la découverte de Cobe comme numéro 1 des découvertes en astrophysique depuis 1982 inclus.
Ce différend dans l'information dominante au moyen des arguments de la recherche contribue principalement à accréditer le big bang en entier. Jamais un système de croyance n'a été mieux conservé qu'autour de sa scission : ainsi le christianisme dans la dispute entre catholiques et protestants, ainsi le monde de la guerre froide, préface à la société de communication infinie, entre capitalisme libéral et capitalisme d'Etat, ou entre spectacle concentré et spectacle diffus. Les divisions sur les modèles de big bang placent le big bang au-dessus du débat, hors de la critique. Et chaque découverte, argument de l'un des « modèles », se présente d'abord comme preuve implicite du big bang en entier.
Pourtant, même dans la « communauté » scientifique, personne ne songe à nier les lacunes gigantesques de ce système de croyances. La plus flagrante, par exemple, est l'absence inexpliquée de 90 à 95 % de la matière, absence que la rhétorique de cette communauté maquille dès sa dénomination en l'appelant « matière noire ». Et, entre autres nécessités pour parvenir à une cohérence minimum, il manque un introuvable sixième quark, et une explication rationnelle des ruptures de symétrie (par exemple entre électromagnétisme et interaction faible), qui a elle aussi un nom anticipé, le boson de Higgs. Ainsi, sur cette vision en construction flottent des hypothèses dont la vérification est tellement désirée que leur nébuleuse fantasmatique apparaît déjà dans les armures de la certitude, étendards au vent.
Mais les interrogations de ces chefs de chantier face aux armatures branlantes et au plan improbable sont dérisoires à côté de celles des profanes, qui sans être hostiles ne sont pas encore en sciences exactes – où on leur a appris qu'il fallait vérifier – les consommateurs dociles qu'ils devraient être. Qu'est-ce qu'il y avait avant le big bang ? Qu'est-ce qu'il y a autour de l'Univers en expansion ? Pourquoi, à un moment donné, l'explosion initiale a-t-elle eu lieu ? Si c'est de l'énergie qui s'est transformée en matière, qu'est-ce qui a motivé cette transformation ? Si cette énergie vient du vide, est-ce encore du vide ? Enfoncés dans leur quête du Graal, nos théoriciens du big bang ne posent plus ces questions, et n'y répondent pas ; les plus honnêtes, non sans désinvolture, avouent seulement en haussant les épaules qu'ils n'en savent rien.
Avec le big bang, pour la première fois, une théorie dominante sur l'Univers ne répond plus aux doutes du profane et, pour la première fois, ce sont les sectateurs de la croyance qui ergotent sur des détails du dogme, alors que ceux à qui elle est présentée la questionnent encore sur le fond. Il faut remarquer l'extrême difficulté qu'ont les théoriciens du big bang à reconstituer l'itinéraire qui les a conduits à cette théorie, leur incapacité à se situer dans l'histoire ; et cette difficulté n'est rien à côté de celle qui met en perspective les changements que devrait opérer leur théorie dans la société dans laquelle elle est née. La théorie du big bang est une modification radicale de la conception de l'Univers, mais elle doit s'inscrire dans la conservation intégrale de la société en place. C'est de là que viennent ses invraisemblances criantes, auxquelles ses théoriciens se bouchent les orifices.
Mais les formidables tours de magie de la marchandise ont montré qu'aujourd'hui une idée n'a plus besoin d'être vraisemblable pour devenir vraie. L'information utilise souvent cet exorcisme de l'événement : par exemple, lorsque des gueux se révoltent en Afrique ou en Asie, l'information annonce qu'il s'agit d'une révolte pour la démocratie, et à force de le dire, les révoltés eux-mêmes finissent par dire ce dont ils étaient bien éloignés au premier jour. De même voyons-nous depuis la fin de la guerre froide cette société chercher un nouvel ancrage moral dans le massacre nazi des juifs il y a cinquante ans. Par des lois d'exception, qui interdisent de discuter le fait, on tente ici de transformer cette tentative de génocide en big bang de la société à venir, comme si cet événement était le plus important du siècle, grave brouillage de ce qu'est l'histoire. Avec le big bang des astrophysiciens, la construction est identique : un moment fondateur, une explosion mythique, une expansion infinie. Dans les deux cas, il s'agit ensuite d'imposer cette trame hâtive, ici avec la loi, là avec l'autorité du savoir, sans changer les structures sociales en place.
A partir du big bang, les sciences positives inversent leur fonction. De révélatrices de mythes, elles sont à leur tour révélées par leur propre mythe. Raison, désintéressement, objectivité – tout ascétiques et secs qu'ils aient été – ne sont plus qu'un lointain romantisme. Cobe n'est pas envoyé autour de la Terre pour permettre de savoir si c'est oui ou si c'est non. Cobe est satellisé pour dire oui. Et les Smoot sont devenus des satellites du satellite, des oui-oui. Comme dans le stalinisme, le modèle théorique n'est pas l'hypothèse qu'il faut attaquer pour le valider, mais le credo qu'il faut valider et interdire d'attaquer. Et puisque le concept même de credo n'est plus l'objet de la méfiance agressive de la recherche, ses anciens propriétaires, comme les descendants des bourgeois expropriés par les Etats socialistes, viennent réclamer leur part de butin.
Grâce au big bang, les religions déistes ont fêté une réconciliation improbable il y a encore un demi-siècle avec les sciences exactes. L'inexplicable origine de l'explosion initiale s'accommode de Dieu comme créateur. C'est le modèle de la théorie du big bang appelé « créationniste ». Si les déistes ne sont pas un appui principal de la théorie générale du big bang, ils en élargissent l'assise, et présentent l'originale position pour une dispute « scientifique » de ne pas vouloir fondamentalement en découvrir plus. Les déistes ne sont pas seulement ces conservateurs passéistes, et ces prosélytes sournois qui prêchent le big bang pour leur chapelle. Ils sont également, auprès des trois moyens de communication dominants, Etat, marchandise, information, des lobbyistes influents. De même, le modèle des « univers parallèles » (plusieurs « réalités » existeraient, mais séparées hermétiquement : si l'on est dans l'une on ne peut pas en connaître une autre, ce qui est bien entendu absolument invérifiable) est une allégorie mystique de la contradiction permise, pas très éloignée des champignonneries d'un Castaneda, qui prétendait justement transcender cet hermétisme. L'admission de tels « modèles » du big bang augmente le nombre de ceux qui cooptent la « vérité scientifique » ; laquelle, en retour, y gagne en populisme et en spectacle, en nuances de présentation, en style d'arguments, en adeptes.
De sorte que l'autre allié, tout aussi providentiel mais plus puissant, de la théorie du big bang est l'information dominante. En effet, cette théorie est un concentré réussi, une sorte de modèle de l'information scientifique idéale : facile à prononcer, à mémoriser, englobant l'Univers et propre aux jeux de mots, on peut la mettre en image et la réduire à n'importe quel format de n'importe quel média, c'est une connaissance accessible à tous, y compris aux enfants, qu'on peut élever au semi-profane et qui n'en contient pas moins l'infini de la connaissance inaccessible ; facile à manier, vulgarisable à la cible, avec une figuration explosion-expansion qui résume le rêve marchand de progrès et de carrière. Le big bang est un produit prêt à consommer, qu'on peut assaisonner de salé et de sucré, de cornichons et de ketchup, à la demande. De plus, comme c'est une théorie contemporaine de la génération au pouvoir qui veut ancrer la morale de cette société dans la tentative de génocide nazie, elle est également contemporaine de l'émancipation de l'information dominante devenue moyen de communication dominant affranchi entre la marchandise et l'Etat. C'est par paquets de générations que se manifestent les révoltes, et c'est également par paquets de générations que se rénovent les gestionnaires. Cette génération, née dans la seconde moitié du siècle, côté gestionnaires, est celle du big bang comme trame, d'une morale du génocide, d'un Univers comme une demi-droite (je ne parle pas de boxe, je parle d'infini), et d'une information devenue le mixer de l'idéologie.
La lutte sur la conception de l'Univers a duré les deux premiers tiers du siècle. L'Univers newtonien était stable, possédait des propriétés immuables et vérifiables, indépendantes de l'humain, qui y était devenu un minuscule accident. La réalité était dans les lois de la nature. Cette vision, dont le dernier grand défenseur têtu était Einstein, est encore celle de l'ensemble des semi-lettrés et des illettrés de cette planète. Mais la communauté scientifique en entier s'est rendue aux arguments de plus en plus fournis des théoriciens des quanta. Ceux-ci ont constaté que la réalité n'est pas objective, qu'elle change selon l'observation. Les plus hardis en ont donc conclu que la réalité, c'est l'observation. Les expériences comme le chat de Schrödinger font justement sortir les revolvers parce que la conclusion est que rien de ce qui est observé n'est réel, seule est réelle l'observation, en d'autres termes la pensée. Cette troublante conséquence n'est pourtant pas déclinée avec vigueur. Les scientifiques d'aujourd'hui savent que la matière est forcément ce que nous pensons matière, et donc qu'il n'y a aucune matière hors de la pensée. Mais des siècles de pensée newtonienne font qu'ils continuent d'observer avec des instruments que leur observation a périmés. Le concept de réalité, sur lequel repose le désaccord des téléologues modernes avec les einsteiniens autant qu'avec les bigbanguistes, est encore, pour ces derniers, celui d'une matière objective indépendante de l'humain. Pour les téléologues, au contraire, la réalité d'une chose est la fin de cette chose, cette chose achevée. La réalité ne peut pas se découvrir, même à travers un satellite-observatoire ou un accélérateur de particules, tant que ce qu'on recherche est infini. Car l'infini ne se réalise pas, l'infini est par définition l'absence de réalité. La théorie du big bang est le compromis entre la théorie des quanta, qui stipule un Univers qui dépend de l'observation et non de lois objectives, et la vieille réalité newtonienne, qui admet l'infini. La demi-droite du big bang, avec un début concret et une évolution infinie, en est le graphique. La meilleure illustration de cette confusion sur la réalité est donnée par 'Libération' lorsque le big bang y est décrit à l'occasion de la découverte de Cobe : dans un croquis tiré de 'The Independent', le big bang est présenté comme « Toute la matière et l'énergie sont concentrées en un seul point ». Nous savons tous parfaitement que puisqu'un point est quelque chose d'infiniment petit, un « point » n'a donc aucune réalité, sauf d'être un symbole, une traduction provisoire, une façon de parler, une insuffisance de notre capacité à mesurer, de notre pensée. Eh bien, « toute la matière et l'énergie » sont effectivement la concentration extrême de notre insuffisance à saisir et à comprendre. Il n'y a de big bang que dans la pensée. Ce n'est pas la pensée qui est un outil de navigation du big bang, c'est le big bang qui est un outil de navigation de la pensée.
Le malheur de la communauté scientifique de ce siècle est qu'elle a découvert avec la théorie des quanta une contre-expertise de tout ce qui l'a amenée là. La position d'Einstein était justement de refuser ce suicide, mais ce suicide n'était que la logique scientifique poussée à l'extrême. Notre époque introduit la dissimulation de ce suicide. Le cadavre de la méthode qui expérimentait la matière est maintenu assis, et on lui manipule les membres. Il n'en est pas moins mort. Et l'obstiné refus newtonien des dirigeants de ce monde de concevoir que ce monde est de la pensée, et rien que de la pensée, n'est lié qu'à la pensée que si un tel monde était reconnu ils perdraient leur rôle dirigeant, qui est assis sur l'indépendance et la réalité de la matière. Ainsi, on admet que la théorie des quanta est juste, mais ne vaut que pour les toutes petites choses ; pour le reste, grandeur nature, restons matérialistes positivistes !
De sorte que les théories générales de la communauté scientifique en réajustement structurel, comme celles qui portent sur l'Univers, ne sont que des tentatives matérialistes de figurer la pensée, et non pas, comme tout le monde le croit, des tentatives de la pensée de figurer la matière. La théorie du big bang, particulièrement, n'est une allégorie aussi maladroite que parce qu'elle s'ignore en tant qu'allégorie. Elle décrit une explosion de pensée suivie d'une expansion apparemment infinie. Nos conceptions de la durée et de la dimension de l'Univers, de même, ne sont que des traductions du mouvement de la pensée : la conception gréco-chrétienne d'une voûte immobile surplombée par la divinité et ayant l'âge de l'écrit reflétait un moment précis de la pensée ; l'extension de l'Univers dans la connaissance humaine est une série d'à-coups, en écho aux débats de l'humanité sur elle-même qu'on appelle les révolutions, et qui dégagent de fortes quantités de pensée. Aujourd'hui, la mesure est à quinze milliards d'années, et la différence avec la mesure biblique n'est que la proportion des révolutions des deux derniers siècles, une tentative aliénée de mesurer l'aliénation. De même la petitesse grandissante de l'humanité dans cette perspective n'est que la traduction allégorique de la perte de contrôle de l'objet par la recherche. La recherche scientifique ne proclame l'humanité qu'aussi petite qu'elle-même se sent dans l'humanité. Et il est à cet égard tout à fait remarquable que la communauté scientifique, après avoir renoué avec la religion déiste, a retrouvé dans le mythe qu'est en définitive le big bang le classique mode de récit antique.
Les forces et les faiblesses du constat qui précède sont inhérentes à la méthode utilisée. J'ai voulu traiter, à la manière dont la Bibliothèque des Emeutes traitait les émeutes, une thématique moins liée à l'instant : en décodant sans exhaustivité, mais avec une finalité, l'information dominante. Et le résultat, un survol rapide de problématiques inextricables, est ainsi destiné à un contexte, et complète la grimace de l'époque.
Les deux découvertes en question me paraissent refléter un spectre suffisamment large de ce que les sciences exactes-exactes (plus exactes si je peux dire que la biologie) ont produit pendant la période 1988-1993 : d'une part, la continuation du projet capitaliste où la science prodigue est perçue comme pourvoyeuse d'accumulation et d'exploitation ; de l'autre, le rêve théorisé de notre société s'appuyant sur le non-onirique par définition, que la science incarne encore. Il existe sans aucun doute d'autres découvertes, et plus importantes dans cette brève période ; non seulement nous n'avons pas d'outil pour les évaluer et les comparer, mais aussi certaines d'entre elles, je l'espère, n'écloront que plus tard, soit parce qu'elles sont incommunicables dans la communication dominante d'aujourd'hui, soit parce que leurs auteurs refusent de passer sous le joug de cette information, par le constat qui devient nécessaire que la pérennité même et la grandeur d'un propos passent hors de ce laminoir quotidien. Enfin, moins attiré par les travaux scientifiques que par les jeux des émeutiers, mon filet pour les saisir est plus gros, et je ne peux pas prétendre à coup sûr avoir tout pêché. Il est d'autant plus difficile de comprendre ce que la recherche avance que le rythme des découvertes tend à s'accélérer au rythme de la demande quantitative de l'information dominante : « Eurêka » dans 'Libération', c'est une fois par semaine !
L'essentiel était de montrer à quoi sert la recherche scientifique aujourd'hui, et comment ses résultats, en dissimulant le but (la fusion thermonucléaire) et en retrouvant le mythe (le big bang), ont aliéné ses origines mêmes. Je n'ai pas voulu trancher sur les perspectives de ces résultats ; j'ai voulu montrer que pour arriver à les trouver, il fallait avoir fait un certain nombre de choix qui sont généralement occultés par l'objectivité prétendue du résultat. En d'autres termes : ces cadres plus ou moins nobélisables sont les ennemis de la révolte spontanée et de la téléologie moderne.
Pour terminer cette brève conclusion, je voudrais juste signaler pourquoi je crois condamnée la recherche scientifique, non en tant que métier, mais en tant que discours sur l'humanité, voix audible et entendue dans le débat sur le devenir de l'espèce. En cela la musique, par exemple, a montré l'avenir. Depuis qu'elle est, pour ainsi dire, une décoration de supermarché – et toute musique est en mesure de remplir cet hommage à l'anesthésie –, cet ancien art est devenu une profession, mais a perdu son cœur : son authenticité est marchande, sa vérité est devenue le rituel de sa consommation, et ses contenus sont interchangeables. Les sciences positives sont aujourd'hui soumises de la même manière au même maître. Il devrait donc y avoir, si on se fie à la comparaison, une augmentation de la recherche, en crédits, en audience, en territoires ; la garantie d'un silence du sens permet ce résultat. Avec JET et Cobe, on a vu que tout peut changer, à condition que ce soit à l'intérieur des règles étroites de la société en place. Et, dans ce cas, la recherche est même puissamment soutenue.
[1] John Casti, dans un ouvrage de vulgarisation intitulé 'Paradigmes perdus', présente une expérience appelée « le chat de Schrödinger », approfondie par Wigner : « Pour Wigner, c'est l'esprit conscient de l'individu qui est la réalité fondamentale et les choses du monde extérieur ne sont guère plus que des constructions utiles bâties à partir de ses expériences passées, codées dans sa conscience d'une manière ou d'une autre. » A ce propos il cite Stephen Hawking, dont la célébrité semble résider dans des phrases-chocs : « Quand j'entends parler du chat de Schrödinger, je sors mon revolver. » Si le célèbre Hawking passe en présence d'un téléologue moderne, je lui conseille de ne pas se contenter de le sortir, même avant que le chat de Schrödinger ne soit cité.
[2] « En 1964, alors qu'ils essayaient de calibrer une antenne à micro-ondes, deux physiciens des laboratoires de la Bell Telephone se trouvèrent gênés par un bruit de fond qu'ils ne purent attribuer à aucune source terrestre. L'explication finale qu'ils ont proposée a valu à ces deux chercheurs, Robert Wilson et Arno Penzias, de recevoir le prix Nobel de physique en 1978 : ils avaient bel et bien découvert une "preuve fossile" de l'univers ! Ce rayonnement de fond de ciel dans les longueurs d'onde millimétriques était un facteur décisif en faveur de la théorie du big-bang (l'univers est né dans une grande explosion, de proportions effectivement cosmiques), dans le débat qui l'opposait à la théorie d'un univers stationnaire (les choses ont toujours été, plus ou moins, ce qu'elles sont aujourd'hui). De l'avis général, le bruit de fond décelé par Wilson et Penzias est le résidu électromagnétique de la bombe originelle. D'autres explications viennent d'ailleurs s'ajouter, qui confortent toutes la théorie du big-bang : l'expansion de l'univers observé dans toutes les directions ; l'abondance d'éléments légers hydrogène, hélium et deutérium. » En accord avec cette description de Casti, on peut affirmer que la découverte de Wilson et Penzias a été le big bang de la théorie du big bang.
(Texte de 1996.)
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