Ce qui différencie la BE des anarchistes est notre conception de l'individu. Nous ne pensons plus qu'il existe une unité physique absolument pour elle-même qui serait l'individu humain. Au contraire, l'aliénation a grandi la part de pensée commune en chacun et a réduit la part de pensée propre. Ce mouvement, dont la manifestation pratique est ce que tente de décrire la démographie, est irréversible.
Nous ne défendons pas l'intégrité de l'individu en général. Nous ne voulons pas rendre à l'individu son authenticité en général. Nous pensons que ceux qui, comme les anarchistes, partent ainsi de la défense de l'individu sont des conservateurs de ce monde.
La Bibliothèque des Emeutes est essentiellement un projet. Tous ceux qui ont été attirés par ce projet ont obtenu une confiance presque complète, souvent abusée, jamais regrettée. Tous ceux qui ont approché la BE pour ses individus ont rapidement été rejetés, englués dans quelque médiocrité affective : ils s'avéraient incapables de saisir notre raison d'être ensemble.
La question de savoir qui sont les membres de la BE, combien ils sont, quel est leur sexe, leur âge, la couleur de leur peau, a évidemment plus intéressé le « petit milieu » que ce que disait la BE, et comment l'utiliser. Les potinologues ont cherché nos curriculum vitae et, ne trouvant de nos membres aucun passage dans les organisations ou petits groupes qui les ont formés, ont conclu que c'était louche. Ils ont raison : c'est louche.
Si les identités des membres de la BE sont abandonnées à la police et aux potinologues, c'est parce que ces identités n'ont aucun intérêt. La lecture en diagonale, celle qu'ont imposée peu à peu nos ennemis de l'information dominante, se pratique en lisant un titre pour un article, et une signature pour un essai. C'est pour éviter ce raccourci que les membres de la BE ne signent pas. Mais, alors, la signature « Bibliothèque des Emeutes » ne manque jamais, et nous engage collectivement.
Ensuite, c'est pour donner un sens supplémentaire que nous signons n'importe comment.
Dans la BE, nos ex-individualités ont fusionné, emportées dans l'activité commune. Hors de la BE, nos ex-individualités ont fusionné avec d'autres flux de pensée, dans d'autres processus d'aliénation.
Cependant, nous ne sommes pas de vertueux révolutionnaires anonymes, humbles et désintéressés, beaucoup s'en faut. Dans la Bibliothèque des Emeutes, en reniant notre individualité physique, nous avons seulement pratiqué, furieusement, l'aliénation.
Comme nous apprécions d'être flattés à bon escient, et comme nous sommes ambitieux à l'extrême, nous voudrions bien passer à la postérité. Seulement, ce qui flatterait réellement notre ambition démesurée, et ce pour quoi nous ambitionnons réellement d'être flattés, c'est qu'après nous il n'y ait pas de postérité. Non pas : après moi, le déluge, mais moi, le déluge.
Il nous a parfois été demandé pourquoi nous ne donnions pas plus de portée à notre discours. Nous répondons : nous voulons bien la gloire, mais pas la célébrité. Ce qui revient à dire : nous voulons bien être connus du monde entier, mais nous ne passerons pas pour cela par les moyens d'information ennemis, sauf si ceux-ci sont contraints de nous traiter explicitement et nommément en ennemis. De sorte que nous sommes plus sensibles à ceux qui nous reprochent les compromis de notre diffusion qu'à ceux qui nous reprochent sa confidentialité.
Ce qui nous différencie des communistes, c'est le but. Les communistes veulent transformer un déséquilibre en équilibre, la société capitaliste en société communiste, mais ils veulent que cet équilibre soit perpétuel. Il n'y a rien de perpétuel. Une révolution est un débat sur le monde à un moment de l'histoire. Si elle ne crée pas davantage de déséquilibre que d'équilibre, c'est qu'elle est achevée. Le communisme est un ultraconservatisme.
Il n'y a rien qui soit bonheur sauf le comble de l'insatisfaction qu'est la satisfaction. Nous voulons que le bonheur crève comme une bulle de savon, et non qu'il vive comme une illusion. Il n'y a rien qui soit justice, sauf le monde que nous faisons aujourd'hui. L'équité est une plaisanterie de la relativité, que nous trouvons relativement plaisante.
La critique de l'économie est la critique de la survie et du besoin comme noyau irréductible de la société. La critique moderne de l'économie avait commencé avant la vague d'assauts de 1988-1993, où elle est devenue omniprésente. Les communistes ne savent rien de cette critique, et ne la comprennent pas dans ce moment.
La critique de l'économie nous a contraints de dénier la division de la société en classes sociales. Cette division, que d'ailleurs le soi-disant ennemi de classe a toujours fort volontiers reconnue, est une division économiste. Mais si la société n'est construite sur l'économie qu'en apparence, elle ne peut pas être essentiellement divisée selon l'économie. Le prolétariat et la bourgeoisie ne sont au mieux les divisions de la société que dans la survie. Mais si l'on admet que le monde est fondé selon un autre principe, ce sont les divisions de ce principe qui sont les divisions réelles de l'humanité.
Dans leur logique interne, les communistes sont obligés d'annexer les révoltes modernes à ce qu'ils appellent « prolétariat ». C'est une vieille vantardise de récupérateur et de conservateur que de nier la nouveauté dans les ruptures imprévues, et de la déformer à son image. Seuls quelques communistes ont parlé de la grande insurrection de 1991 en Irak, en prétendant soutenir cette insurrection. C'est un malheur de plus pour les insurgés, parce qu'ils ont prétendu que c'était là une révolte du prolétariat pour le communisme. Le malheur, lui, n'est pas une illusion : il est l'insatisfaction, la révolte insatisfaite.
Comme la méthode policière qu'est le stalinisme, et qui bizarrement porte son nom, le communisme est une méthode de gestion pour conserver le monde. La chute du stalinisme ne nous a pas exonérés de demander quelle est la fin du communisme. Les communistes qui ne sont pas stalinistes nous ont répondu qu'ils n'en savent rien. Nous leur avons alors demandé pourquoi le communisme. Mais eux ne se sont pas encore posé la question. Ils sont simplement croyants. Le communisme, c'est plus de vie parce que la survie sera garantie et, selon les goûts, plus de cinéma, ou plus de réflexion, moins de guerre ou plus de guerre, plus de partage et moins ou pas de travail. C'est le paradis sur terre, à la mode de qui-veut, « sur terre » signifiant quelques grosses ficelles réalistes. « Pourquoi le communisme » signifie dans quel but, c'est-à-dire qu'est-ce qui vient après.
Après les communistes viennent les postsitus. C'est un petit peuple à la fois arrogant et prudent. Ils ne se risquent pas à disputer sur leurs dogmes, sauf avec ceux qu'ils peuvent en instruire. Une nécessaire critique du concept de spectacle, par exemple, n'a donc pas encore été entreprise.
D'autres points de la théorie situationniste méritent d'être attaqués. « Ne travaillez jamais » est une vaine exhortation. Il n'y a pas de solution individuelle au travail comme cette phrase a permis de le penser ; et, en même temps, elle exonérait les situationnistes et leurs suivistes de dire comment ils comptaient supprimer le travail.
La « question de l'organisation » que les situationnistes avaient commencé à poser pendant leur désorganisation finale ne s'est pas posée comme résultat de l'époque. La nôtre a vu la pratique négative scindée de sa théorie, et la revendication minimum de l'unité pratico-théorique est devenue davantage un frein qu'un accélérateur du mouvement de révolte moderne.
Ce que l'IS n'a pas critiqué (économie, prolétariat, musique, voyage, infinitude, etc.) est considéré comme bon par les postsitus ; ce que l'IS a critiqué, jusqu'à la « pollution » incluse, est considéré comme mauvais par ce petit peuple, qui n'a même pas l'esprit de rébellion que Marx trouvait si chiche chez les jeunes-hégéliens : « Chacun isole un aspect du système hégélien et le tourne à la fois contre le système tout entier et contre les aspects isolés par les autres. »
Presque tous les anciens situationnistes se sont rangés dans une petite célébrité culturelle. Debord chez Gallimard, Khayati à l'université, Bernstein en critique littéraire de 'Libération' sont les exemples flagrants de ce renoncement dont il serait illogique de penser que les racines n'étaient pas antérieures. Les autres situationnistes n'ont pas vengé ces bassesses, mais préfèrent parader lorsque Beaubourg organise une exposition situationniste. Ils meurent vieux.
Seul continuateur de l'IS, Jean-Pierre Voyer n'a jamais été reconnu par le « petit milieu », pour avoir été le seul à appliquer les méthodes situationnistes à l'IS et, donc, à commencer à la critiquer ; notamment en prélude à sa critique de l'économie. Ces gens respectueux ont été choqués par ce crime de lèse-majesté qu'ils n'osaient pas eux-mêmes envisager, froissés par des lectures plus difficiles à comprendre que ce dont ils se contenteraient bien, et ont donc rejeté leur auteur sous prétexte qu'il avait mauvais caractère. Les membres de la BE, plus récemment, ont fait connaissance avec le même extrémisme conformiste, qui n'est qu'un conformisme extrême.
Voyer a ensuite développé une théorie de la communication, comme étant le principe du monde. Cette théorie méritait, seule, en ce temps, d'être critiquée.
Lorsque Voyer, après de nombreuses années de silence, s'est à nouveau manifesté dans 'l'Imbécile de Paris', en 1991, la Bibliothèque des Emeutes a engagé avec lui un débat sur la communication. Le principe était le même qu'avec le communisme. La communication a-t-elle une finalité ? Si non, va te faire foutre, curé. Si oui, laquelle ? Comme Debord avait refusé quelques années plus tôt de répondre à Voyer sur la critique de l'économie, Voyer a refusé de répondre à la BE sur la fin de la communication. Tout ce qu'il a donc fini par communiquer de Debord s'applique aussi à lui.
La communication est justement le moyen qui permet de déterminer la fin. Le sens et le contenu de la communication sont déterminés par la fin. La communication est proprement le débat de l'humanité sur sa propre fin, la communication directe n'est que le rêve de la communication comme but. Voilà la fin de cette discussion.
A cette série de nos contradicteurs, il est nécessaire d'ajouter le grand nombre d'illuminés variés qui ont espéré les uns nous embrigader, les autres nous séduire, d'autres encore simplement se faire éditer. De ceux qui, à l'instar de Voyer, « seront lus dans cent ans » à ceux qui pensent « être à Debord ce qu'Einstein était à Newton », c'est une forme particulièrement poignante de la misère que nous combattons qui se dressait, en grand nombre, sur ses pattes arrière.
Enfin, les défenseurs de la mode et l'arrivisme caché ont fait partie des désillusions surprenantes qu'a rencontrées la BE. Parmi les tenants de la dernière mode – rock, punk, skin, rap... –, il y a toujours ceux, en effet, qui en revendiquent la sincérité, surtout quand, démodée, ils en portent encore les illusions comme un drapeau percé. L'arrivisme culturel, avec ses espoirs plus ou moins dissimulés de survivre dans le cinéma, le polar, la musique, la littérature ou d'autres « arts », nous a approchés attiré par notre extrémisme. Non par ce que cet extrémisme, qui ne l'est pas tant, signifie, mais parce qu'il brille ; non par le contenu, mais par la forme.
Ces débats résumés que nous avons menés en deux ans sont une traversée en coupe de l'époque. C'est à la tronçonneuse que nous avons fendu le gras, mou et légèrement pourri, des vieilles idées dominantes. Laissant aux sociologues le soin de construire des grilles, nous avons essayé de faire tomber le plus d'illusions possible comme des cadavres, le long de notre chemin au plus pressé.
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