Croire


 

III – CROIRE EN SOI

 

A – Etat de croire

Le fantôme de croire

1 - Ce n'est pas selon son propre concept que croire apparaît. Croire apparaît selon la philosophie occidentale, c'est-à-dire en tant qu'objet du débat dans l'histoire. Mais cette philosophie, au début esquisse de programme du tout comprendre, à la fin obsession d'expliquer chaque chose, s'est identifiée elle-même par son opposition au croire. L'apparition de croire y est donc celle d'un paria, fugace, pourchassé, et d'autant plus ubique qu'insaisissable. La philosophie n'a pas compris en quoi elle était un système de croyances. Les philosophes ont refusé de croire que leur projet impliquait de comprendre croire. Ils n'ont pas compris qu'eux-mêmes ne comprenaient littéralement que ce qu'ils croyaient comprendre.

Croire apparaît comme un concept abouti

2 - Puisque ce par quoi commence un concept est ce par quoi il apparaît, croire commence à l'envers de ce qu'est un concept. Croire commence dans notre société occidentalisée, aujourd'hui, par le résultat auquel il est parvenu dans le débat dans l'histoire. Insaisissable à la conscience selon le projet même de la philosophie, qui s'est affirmé son négatif, croire commence cependant par une affirmation dans la conscience. Cette exception, à savoir placer la conscience au commencement de croire, est le défaut historique de la philosophie, sa limite. Parce qu'elle est contrainte par son programme d'universalité d'inclure croire, et parce qu'elle est obligée de l'exclure pour fonder ses principes, la philosophie a renversé croire dans sa présentation, et ne l'a pas compris. Nous ne comprenons pas croire parce que, en même temps, nous avons décrété que croire et comprendre étaient contraires. En même temps qu'il faut toujours douter de croire nous avons acquis la certitude que croire était compris.

Une notion populaire
« bien connue de tous »

3 - Le croire compris aujourd'hui est donc le croire que les batailles de la philosophie n'ont pu capter, de leurs Thermopyles à leurs plaines de Russie. Le croire implicite est donc forgé à la fois par ces efforts indirects et infructueux à le saisir et à le repousser, et par son expérience renouvelée plusieurs milliards de fois par heure. Croire est d'abord cette profonde expérience antéthéorique. Croire est fondamentalement populaire. C'est un mode social d'appréhension. C'est une méthode de fonctionnement de la pensée sans référence.

Dieu domine encore implicitement cette notion

4 - « Je crois » ou « je ne crois pas », prononcé sans contexte, n'est pas d'abord affirmation d'un programme théorique, ou expression d'un état interne, ou validation et invalidation d'un concept, mais une prise de parti, identitaire et collective. « Je crois » ou « je ne crois pas » tout court est une prise de position par rapport au Dieu prétendu monothéiste judéo-chrétien. Ce « je crois » qui s'universalise ne dit rien sur croire, c'est l'apologie d'un objet sous-entendu, Dieu. « Je ne crois pas  » ne dit rien sur le fait de ne pas croire, ce n'est que le déni de réalité du même objet sous-entendu. « Je crois  » et « je ne crois pas » sont aujourd'hui deux affirmations identiques par rapport à croire, alors qu'elles se présentent fondamentalement opposées par rapport à une vision globale de l'univers, impliquant des modes de pensée et d'existence, des morales et des perspectives qui n'ont pas même besoin d'être énoncées tant elles sont contenues dans cette affirmation première.

D'autres abstractions peuvent remplacer Dieu avec le même résultat


Au fond de son apparence consciente, croire véhicule une communication non maîtrisée

5 - Si, au lieu de laisser le « je crois » absolument indéterminé, on lui adjoint un autre référent identitaire et collectif, par exemple le communisme, « je crois » et « je ne crois pas » suffisent à attester le système, de la même façon que pour Dieu précédemment. La même fonction de raccourci identitaire s'opère avec la plupart des concepts abstraits qui sous-entendent un programme et un mode social d'existence, une morale, un faisceau de perspectives ou de conceptions : libre-échange, humanisme, bonheur, intelligence, vérité, avenir, etc. « Je crois » et « je ne crois pas » sont ici taillés en clés de communication grossières et générales, mais avec une propension à l'illimité, et une immédiateté anhistorique fort en contradiction avec le système de communication affiné par la conscience.

Derrière son objet, croire commence réellement

6 - Ce commencement courant de croire n'est donc plus uniquement médiatisé par la conscience. L'expression si populaire « je crois », « je ne crois pas » est encore un laborieux compromis, nécessaire après la première tentative de vérification pratique – 1789-1793 – de l'objet de croire qui avait usurpé croire, le Dieu chrétien. Nous avons déjà oublié que Hume avait libéré croire de Dieu. Et libérer croire de Dieu c'est aussi le libérer de la conscience. Dans le croire le plus courant, le « je crois » pour « je crois en Dieu  », ce qui apparaît maintenant n'est pas Dieu l'usurpateur – mais qu'est-ce qu'en réalité ce croire auquel Dieu sert de paravent ! Ainsi, le croire courant n'est entravé qu'en surface par son encombrant objet. Il révèle déjà dans son fondement un croire libéré de Dieu et de la conscience, un croire indéterminé. Le fond est maintenant hors de la conscience. C'est ce que Hume appelle un « état ». La conscience de croire, notre commencement, n'est que le devenir, dans l'histoire, d'un « état », « a certain feeling ».

Paradoxalement, l'état indéterminé qu'est croire comprend la conscience,
et non l'inverse

7 - Depuis Erasme, l'éloge de la raison a rendu impossible à la philosophie de progresser de la conscience d'une chose à un « état ». La hiérarchie implicite de notre outillage cognitif, rationnel, impose la raison, quintessence de la conscience, comme résultat le plus élevé, alors que l'« état », ce qui est le plus immédiat et indéterminé, est ce qui est commun avec l'animal. Mais croire, qui va jusqu'au machiavélique dans l'histoire et au fantomatique dans sa silhouette imprécise aux abords de la philosophie, est justement cette incertitude entre la pensée la plus concentrée et la pensée la plus distendue, entre ce qui est ressenti par un humain qui va penser et ce qui en est conclu par un humain qui sent.

Le phénomène mérite que l'on insiste sur son détour

8 - Il aurait été plus conforme à nos méthodes et habitudes de pensée de commencer croire par son « état » pour aboutir à son résultat dans l'histoire. Mais justement, je crois que ce n'est pas la dialectique de son mouvement, alternatif et combiné, qui perd conscience sans raison, puis retrouve son intelligence en l'état, avant de parcourir le chemin inverse.

Ce qu'est un état, sans majuscule

9 - « L'abondance des mots n'a d'égale que leur imprécision pour désigner ce qui n'est, finalement, que la rencontre de notre imaginaire avec l'état de nos viscères. (...) La combinaison de manifestations somatiques et viscérales peut être toutefois caractéristique de l'état : accélération ou ralentissement du cœur et de la respiration, variations de la pression artérielle et de la circulation cutanée, changement de la température du corps ou de certaines des parties, posture et mouvements de la face (mimique) ou de portions du corps (cou, queue, oreilles, etc.). (...) Un langage sans parole auquel l'homme a parfois recours lorsqu'il s'agit de connaître l'état interne de l'autre. » Voici comment la biologie vulgarisée (ici Jean-Didier Vincent) appréhende l'« état ». Un certain nombre de caractéristiques physiques permettent d'évaluer un « état », mais si le concept n'est pas exclu de la biologie, il n'en existe pas encore une définition précise.

Un « état » est donc essentiellement une situation du sujet qui échappe non seulement à la biologie, mais à la conscience. Un « état » est une absence de perception de ce qui est ressenti, car ce qui y est ressenti domine encore la perception. La pensée y est en germe, en gestation. C'est une émotion par défaut, c'est de la communication par défaut.

Croire est un certificat d'hébergement non administratif

10 - Un « état » est une disposition générale, si imprécise que la conscience y reconnaît immédiatement le parfum indéfinissable de croire. L'état de croire lui-même peut se décrire comme une ouverture, une attente, une sympathie. L'analyse caractérielle pourrait dire que l'état de croire est l'ensemble des lieux et des moments où il n'y a pas de défense caractérielle. Croire est l'accueil de quelque chose d'étranger, d'extérieur, d'autre. Cet extérieur se présente d'abord comme un autre état. Mais il est aussi l'état de quelqu'un d'autre ou de quelque chose d'autre. Croire c'est d'abord s'apprêter à recevoir, sans examen. Mais ce qui est effectivement reçu est de la pensée. L'état de croire n'est donc pas une prédisposition commune à tous les animaux, mais la prédisposition des êtres doués de conscience et sans carapace caractérielle. L'enfant croit tout, sauf en forgeant son caractère ; son animal domestique ne croit jamais, sauf lorsqu'un humain lui fait la grâce de croire qu'il croit : ce dernier lui prête alors du croire, ou impose par transfert l'état de réceptivité à l'état de réceptivité qu'est croire.

Où croire commence à devenir vraiment sympathique

11 - Toute la richesse de l'ouverture est dans l'état de croire. C'est d'abord la liberté du mouvement, mais dans l'indolence de la réception. Croire est une paresse, une langueur. C'est aussi la curiosité qui se laisse happer par l'extérieur, avec le risque de se perdre dans l'exploration. C'est encore l'appétit, où les sens suivent la volupté des fumets ou des grandes causes. C'est enfin la sensualité, qui se vérifie dans la sexualité. Le lien de croire avec aimer, leubh, est ici établi, dans l'origine non encore consciente du concept. Son ancienneté affleure aussi, puisque la passivité de croire ne s'établira qu'avec le patriarcat qui associe trop systématiquement se laisser pénétrer à la passivité. Au contraire, si la disposition à recevoir qu'est croire apparaît au début sans effort, l'excitation qui grandit en elle va devenir source de nombreux efforts qui, ensemble, constituent l'engagement que croire est principalement.

L'outrance de l'état est l'émotion

12 - Le premier de ces efforts est bien connu des chrétiens qui l'ont appelé Passion : « Dans le recueillement croyant, l'individu s'oublie et, rempli par son objet, il abandonne son cœur et ne se conserve pas en tant qu'immédiat. » Cette description de Hegel n'est pas tout à fait à sa place ici, tant elle décrit un retour, un effort sur soi, une volonté d'abandonner la raison qui n'est pas encore dans la maison à ce stade du croire. Mais elle réfléchit déjà la perte de soi, entraînée par un courant, et l'excès de l'état. Croire est ici devenu une émotion. L'émotion naît à l'état comme l'émeute naît à l'Etat.

Croire est le réceptacle initial du désir

13 - Le premier accident de cet état disposé à ce que sa terre tremble est cette excitation grandissante elle-même, sa liberté, sa sensualité gustative, sa mise en branle. La rencontre de l'autre, attendu, modifie cet état : c'est la prémonition de l'aliénation puisque cet accueil de ce qui est étranger va générer un tiers. La philosophie, pour en finir avec elle, n'a été que le compte rendu, elliptique quoique argumenté, de la répression de cet état. La pensée jardinée que nous avons accumulée, depuis Socrate, n'est que l'hyperbole de la répression du désir contenu de l'état de croire.
 

B – Doute

Croire se partage

14 - Dans l'attirance pour l'autre menacée par l'interdit social du désir, croire fourche. Croire rencontre le négatif. La dualité où l'état, qui était excitation grandissante, engagement naissant, émotion, devient appréhension, irritation, colère et rejet, mais oscille sans régularité entre cette excitation et cette appréhension jusqu'à les confondre, est le doute.

Dans le doute, l'homéostasie est menacée

15 - Il s'agit d'abord d'un état, mais d'un autre état que celui de l'acceptation initiale. C'est un équilibre instable, un indéterminé, un informulé. Le doute commence sans conscience ni du croire ni du doute. Le doute est justement cet équilibre précaire où deux états contraires se soutiennent. Il y a partage, rencontre, mélange, continuité d'ambiance, mais aussi trouble, choc, bouleversement, rupture d'ambiance, par conséquent danger. C'est que l'engagement vers l'autre projette l'état initial de croire, excitation du désir, au-delà de soi, hors de la connaissance et du contrôle. Le doute est l'état initial à la fois perdu et conservé.

S'y frotter est s'y piquer

16 - Le doute est aussitôt l'examen de l'autre dans le mouvement de pénétration. C'est l'oscillation de l'androgyne entre se laisser pénétrer et pénétrer. L'examen n'est pas ici un examen théorique, la vérification n'a pas encore été stipulée, c'est un examen d'admission, pratique, un test de solubilité. La recherche de la fusion est puissamment prévenue par les expériences d'échec de fusion dans l'histoire : le refus immédiat, la dérobade attentiste et durable, l'accouchement douloureux sont en balance avec la lente et délicieuse mixité et la fulgurante explosion d'horizon.

Prise de conscience de la perte de contrôle

17 - L'engagement du croire est maintenant un engagement pour rompre l'équilibre entre les deux états, l'initial et l'autre, déjà inextricables. Alors qu'ils se confondent l'un l'autre, ils ne ressemblent déjà plus que dans la mémoire à ce qu'ils étaient séparés. Le doute est maintenant dualité entre l'imperceptible glissade de ce commencement et le galop vertigineux en devenir. Le croire-état, immuable et doux, est devenu un croire-mouvement, périlleux et entraînant. « Croire c'est finalement se livrer : se risquer à ce qui dépasse la maîtrise », dit un certain Pierre Gisel, auteur de 'l'Excès du croire'.

Croire devient activité

18 - Entre l'état qui est déjà en mouvement et la perte de la maîtrise qui se raccroche à la stabilité de l'état initial conservé, croire était émotion. Il est maintenant activité. L'essence de croire est cette activité. Mais cette activité est dans le doute avec l'inactivité initiale. L'incompréhension philosophique de croire est la transcendance de ce concept à travers les catégories de la pensée. Au cœur du doute, croire est état, émotion et action ; croire, qui était se laisser pénétrer, est devenu pénétrer ; croire, qui était relâchement, est devenu tension ; croire, qui était acceptation, est devenu refus ; dans le doute, l'engagement de croire prend le dessus sur l'excitation progressive stimulée par l'autre.

Cette activité est une lutte

19 - Le milieu du croire est ce moment instable et pourtant en équilibre, une activité incontrôlée vers l'avant, et pourtant une recherche du centre, le moment où le rejet et le désir qui se côtoient se valent. C'est la lutte du doute. Nous sommes maintenant au carrefour des contraires, et ces contraires ne se contentent pas d'être apposés, ils entrent en conflit : la femme et l'homme, le moi et l'autre, le bien et le mal, le plaisir et l'interdit, le conservatisme et la révolution, l'infini et la finitude. De cette énumération abrégée on comprend combien croire entoure d'un champ de bataille chaque crise de notre ici et maintenant. Et l'étendue de cette lutte n'a d'égale que la diversité des moyens qui vont y être requis.

Cette lutte s'ouvre au plaisir

20 - C'est en tant que lutte sur le plaisir qu'il faut d'abord concevoir la lutte du doute. Il y a d'abord une interrogation phénoménale : le plaisir est-il son propre mouvement, dont la maîtrise est momentanément perdue, et qui ne s'atteint que parce que cette maîtrise est perdue ? Ou bien le plaisir est-il justement une maîtrise, et il faut pousser la maîtrise jusqu'à son extrémité, c'est-à-dire jusqu'à son contraire, sa perte, qui est alors équivalente à la perte du plaisir ? Vaste débat d'amants, si souvent commencé et qui reste toujours au centre de ce que nous croyons, individus et genre, soumis à notre doute !

Il y a ensuite une interrogation téléologique : le plaisir mérite-t-il cette première place ? Sinon, doit-on l'évacuer comme hors-d'œuvre, ou bien le retenir comme dessert ? Faut-il s'adonner à ce doute, avec le risque, à ce stade de croire, d'oublier les ambitions de la conscience, ou bien faut-il retenir ce doute, avec le poids écrasant de devoir le supporter à travers toutes les autres batailles de la lutte du doute ?

Il y a enfin une interrogation sociale et historique : atteindre le plaisir, éteindre le plaisir est-il permis ? En ennemi du plaisir, le travail de la morale patriarcale, économiste, utilitariste dit non. Les sciences parasites de cette question, que sont la psychologie et la psychiatrie, ont montré la profonde culpabilité multiforme qui agit contre le doute même en prétendant le résoudre, le devancer. La guillotine du subconscient est à l'entrée et à la sortie du champ de bataille, est la pesanteur qui alourdit à tel point la lutte du doute que l'engagement initial, qui paraissait hors de tout contrôle l'instant d'avant, est maintenant si faible et dérisoire que de nombreux courages ont fait demi-tour à cet endroit.

La volonté est réquisitionnée

21 - Le premier moyen de la lutte du doute est la volonté. Hume l'avait pressenti : « Croire consiste en quelque chose qui ne dépend pas de la volonté mais doit provenir de causes et principes dont nous ne sommes pas maîtres.  » En effet, la naissance de la volonté provient de la perte de contrôle dans la lutte du doute ; et c'est donc la volonté qui dépend du croire comme une tentative d'en résoudre le doute, et non l'inverse. La volonté est cette concentration de l'engagement pour résoudre la crise du doute. Vouloir, c'est transformer l'émotion de croire en outil pour achever le doute.

La volonté est la violence du croire

22 - Contrairement à croire, qui est une recherche de son but, la volonté est produite et n'apparaît que par son but, comme l'affirme Nietzsche lorsque, dans son 'Gai Savoir', il dépasse l'auteur du 'Monde comme volonté et comme représentation' : « Schopenhauer croyait, comme tout le monde, que vouloir est simple et immédiat. » Il n'y a pas d'autre volonté que d'en finir avec le doute. La volonté est la tentative de maîtrise du désir, c'est transformer en force l'émotion, c'est forcer l'engagement pour supprimer l'oscillation du doute. La volonté clôt le champ de bataille pour y faire la décision. Elle fortifie et protège. Mais ces défenses qu'elle construit deviennent aussi des prisons, comme le caractère, qui permet au croire de vaincre le doute, mais en supprimant l'ouverture contenue dans le doute.

La liberté commence dans le doute

23 - C'est dans le doute, comme épicentre du croire, que se découvre la liberté. La liberté est l'acte de fusion avec l'autre qui peut être refusé ou accepté, le jeu du désir. Depuis l'état d'ouverture, croire n'est qu'inclination, de plus en plus violente certes, mais jamais encore obligation. A travers les siècles, le travail des policiers a consisté à trouver comment contraindre à croire. Mais croire tient dans son doute qui n'est qu'une autre formulation du possible. On peut certes contraindre à affirmer, on peut contraindre à ignorer, mais non à douter.

L'organisation de la société autour de la marchandise est celle où le croire atteint son apogée. Depuis que les marchandises parlent et projettent, elles sont placées pour anticiper, préparer, précipiter le mouvement de croire à chacun de ses stades. Cependant, même la marchandise la plus séduisante, habillée du marketing le plus sexy, ne peut contraindre quelqu'un à croire, parce que la liberté de croire est d'abord que croire est libre de tout objet, avant même d'avoir le choix d'admettre ou non cet objet dans son engagement. Aussi, l'expression publique de la marchandise est une suggestion du croire, appelle une probabilité du croire, tente de capter ou susciter du croire. La marchandise propose et l'humanité est libre en ce qu'elle dispose, même si c'est si peu et mal aujourd'hui.

Comment la liberté devient nécessaire

24 - Dans la lutte du doute, la liberté est la nécessité de l'état initial de croire de poursuivre son mouvement. Les limites de cette liberté apparaissent déjà dans le paradoxe qu'elle est une nécessité. Cependant, la liberté n'a de vérité qu'en actes, c'est-à-dire au contact de ce qui la nie. C'est pourquoi la liberté agit dans le doute. La liberté de croire est donc d'abord la perte de maîtrise du désir ; puis le possible de l'intensité, du sens, et du ton de la volonté, lors de la tentative de recouvrement de la maîtrise ; enfin, la liberté se comporte comme l'incertitude même du doute, de la lutte. Et en même temps, la liberté est ce qui permet de décider de l'horizon, du devenir non seulement du doute, mais du croire.

Chez Hegel, le paradoxe de la liberté du croire est que dans le recueillement on se laisse pénétrer : est-on libre quand on se laisse pénétrer, quand on accepte un donné ? « Car la liberté exige que cela soit posé, soit produit par moi. » Hegel, de manière peu convaincante, affirme que dans croire il s'agit de mon croire, contre celui des autres, et qu'en cette conviction de moi-même gît la liberté de croire. Même si croire est le mouvement de Dieu en moi, il est mouvement différent chez moi et chez toi. Et c'est pour sortir de cette pirouette malaisée que Hegel finit par convenir que ce n'est là qu'un croire abstrait, et que là où la liberté se rapporte au contenu, il y a en réalité la fameuse rupture entre croire et penser.

Croire comme activité se fond dans le jeu, activité humaine générique

25 - La lutte du doute, par le plaisir et la liberté de croire ou d'arrêter cet état et cette rencontre d'états, mais aussi par l'oscillation et l'incertitude, est le moment où croire devient jeu. Maintenant, le résultat de la lutte du doute se discute, c'est un débat. Dans le plaisir de son oscillation, entre la rigueur de la volonté et le vertige de la liberté, dans la fusion d'états qui s'opère, croire se détermine, entrevoit son but.

Il existe de nombreuses représentations du jeu de croire, à commencer par le pari de Pascal, qui est instaurer un jeu où l'on croit, plus seulement en soi, mais déjà à un résultat. Là apparaissent le débat, la règle, et les joueurs, là apparaît, en bordure du croire, la conscience. C'est en devenant activité que croire devient jeu, parce que le jeu est l'activité humaine générique. Mais par la lutte du doute devenant jeu s'avère que l'état de croire est l'état humain générique. Si la normalité n'avait pas pris une connotation essentiellement policière, on pourrait dire que l'état normal de l'humain est de croire.

Paroxysme du doute

26 - Et plus la lutte du doute va vers son terme, plus le danger grandit. Ce danger ne consiste que dans le mauvais choix qui contraindrait de retourner dans le doute après en être sorti. La lutte du doute, et la sanction qui apparaît maintenant, l'irréversible, sont si éprouvantes que le doute se retient encore grâce à la prémonition de la faute de choix, intensifiant en réaction la volonté de le dépasser. Ce doute paroxystique est celui qui est exorcisé par la volonté, c'est la liberté subjective qui tend à un devenir objectif. Tous les moyens disponibles sont maintenant mis à disposition, y compris la raison s'il y en a, pour faire pencher la balance. C'est un moment obscur, intense et âpre, où de nombreuses fautes parmi les plus tragiques sont commises tant la rupture d'équilibre paraît ici la condition indispensable de l'équilibre, et tant tout ce mouvement est dominé par une insupportable urgence.
 

C – Certitude

La certitude dépasse le doute

27 - Dans la lutte du doute, le but est la fin du doute, sa suppression, la certitude. La certitude est le dépassement dialectique du doute. Elle est essentiellement l'acte qui s'appelle aussi choisir, juger, trancher, décider. Vu depuis la certitude, croire était donc au départ prémonition du choix, évaluation des alternatives, volonté de choisir, puis maintenant, choisir effectivement. Dans croire, choisir est l'acte fondateur de la conscience. La conscience ainsi n'est pas seulement, comme dans la philosophie allemande, la perception se prenant pour objet, c'est la plénitude et l'achèvement d'une dure lutte, celle du doute. La certitude est la négation de la négation de l'état initial, et en ce sens ce par quoi croire est pensée consciente.

Croire transforme de l'émotion en pensée

28 - Finalement croire est l'état devenu émotion qui aboutit dans la pensée qui se prend elle-même pour objet. C'est un même mouvement, continu quoique accidenté, qui traverse et transcende le doute, y rencontre le jeu de la liberté et de la volonté, et y confond état et idée pour en sortir (c'est la définition que Hume donne pour « une opinion de croyance » : « une idée vive reliée ou associée à une impression présente »).

Le doute et la certitude
se renforcent mutuellement

29 - La fin de la lutte du doute s'amorce dans une surenchère périlleuse de moyens non vérifiés. A la volonté exacerbée s'ajoutent des paris hasardeux, des exorcismes puérils ou monstrueux. Chacun connaît cette pose du cadre ou du sportif qui concentre en poings fermés et muscles bandés son « j'y crois » jeté comme un défi à l'improbable : il est encore dans le doute, mais signifie déjà le contraire. L'engagement de l'état de croire est devenu prise de parti. Il s'est jeté, il s'est donné, il s'est livré, coûte que coûte. Ce « j'y crois » est à la fois doute et certitude, et il est l'annonce solennelle de ce qu'il y a d'irréversible dans le jeu. Il claironne d'avance un triomphe encore douteux.

L'état de certitude

30 - Si croire est passé de l'état au concept, la certitude, qui est l'aboutissement de ce concept, n'en est pas moins un état. Et c'est d'abord, délivré du doute, un état triomphal. La certitude est au doute ce que la mort est à la vie, ce que l'orgasme est au désir. Hegel est d'ailleurs le seul à constater cette jouissance du croire : «  Le culte consiste à se donner cette jouissance la plus haute, absolue – il y a du sentiment là-dedans ; j'y suis engagé avec ma personnalité particulière. »

La principale faiblesse de ceux qui rejettent croire aujourd'hui est d'en ignorer le plaisir. Le « positivisme logique » par exemple est construit sur l'occultation du plaisir dans la connaissance. Cette tradition puritaine qui fait valoir la respectabilité des sciences athées par leur sèche absence de sensualité, leurs mœurs sans sexe, indique comment elles s'achetèrent une respectabilité en honorant la morale chrétienne sans ce soupçon trouble pourtant si perceptible dans croire. Ce n'est pas tant qu'un mathématicien ne saurait avoir un orgasme en trouvant une formule, c'est qu'il ne saurait l'avouer sans au moins subordonner cette incontestable réussite à celle beaucoup plus douteuse de la formule découverte. C'est pourquoi, à juste titre, la connaissance comme science est aujourd'hui considérée comme fade, pudibonde, infatuée, et raisonneuse ; tout comme la connaissance dans la théologie à l'orée de la révolution française.

La vitesse du choix est souvent opposée à la justesse du choix. Les héros dans l'histoire sont ceux qui savent trancher vite et juste. Selon l'époque qui les contemple on les proclame grands hommes d'action ou juges avisés. Mais la vitesse a elle-même sa justesse et la justesse sa vitesse. Et un croire où l'on ne cherche pas trop à retarder le triomphe pour le grandir encore, ni à le précipiter pour l'assurer, détermine souvent ce qui passera pour rapide, et pour juste. L'histoire est un catalogue de choix douteux, dont très peu ont triomphé.

La certitude est la métempsycose du doute

31 - La certitude finit par nier le doute. La certitude réalise le dépassement de la pénétration dont le doute était l'inquiète opération. Croire, qui était doute, est devenu soudain certitude. C'est l'ambivalence fondamentale de croire, chrysalide devenue papillon. La certitude révèle ainsi la réalité effective du doute : être le doute entre le doute et la certitude. La certitude de croire est donc une certitude lourdement médiatisée, sans innocence. Elle a fait l'expérience du doute, le contient, et le redoute.

La raison est subordonnée à croire

32 - La crainte de retomber dans le doute pousse la certitude à rechercher son fondement. Elle affirme maintenant la conscience se prenant pour objet, la raison. La raison de croire est d'abord une affirmation des causes de croire, et de leur logique. Le choix de la certitude doit être réaffirmé, renforcé. C'est maintenant dans la pensée, par l'argumentation, la démonstration et le discours que la certitude continue de se consolider contre le retour menaçant du doute. La raison est d'abord la justification de croire.

La raison est également une censure morale du croire, particulièrement du négatif dans le doute. Ce n'est plus la lutte du doute, mais la lutte contre le doute, c'est-à-dire contre le plaisir de la certitude elle-même, contre la culpabilité socialement liée au plaisir, mais aussi contre une faute possible lors du choix.

Dans le christianisme, le protestantisme a eu pour fonction de substituer la raison de croire au plaisir de croire. C'est ce qu'appelle de ses vœux, sans le savoir, un Roger Martin du Gard : « (...) il y a, quoi qu'on veuille, une chose irréductible, une chose qu'aucun doute ne parvient à entamer : ce besoin qu'a l'homme de croire en sa raison. »

Etre sûr de soi

33 - Par la raison, qui est la conscience de la conscience, la certitude du croire s'étend à la conscience de soi, croire en soi, se faire confiance à soi-même. Là où la langue française dit croire en soi, la langue allemande dit couramment « être conscient de soi » (selbstbewusst sein). Croire en soi est à la fois croire en croire, et se réaffirmer soi-même, dans la conscience. Ici, la certitude du croire atteint son extension maximale et consume les derniers vestiges du plaisir qui était son carburant. Comme le croire en sa raison, le croire en soi est considéré comme le rempart à la démence, la certitude même.

La certitude à son tour renouvelle l'expérience du doute

34 - Mais comment conserver le plaisir qui s'évanouit dans la distance ? La certitude continue d'affirmer et de confirmer son choix. Mais elle ne progresse plus. Au contraire, confrontée à elle-même dans la raison et le croire en soi, la certitude fait l'expérience de n'être que ce qui contient le doute, et le doute comme contenu de son affirmation. Le grand malheur de la certitude est que sa confrontation à elle-même, son expérience de soi, se présentent comme le retour du doute, les feux du triomphe de sa suppression pas même éteints.

Dans le doute, faut-il réprimer ou fuir

35 - Maintenant la certitude hésite, doute, entre réprimer et fuir le doute. Réprimer le doute consiste à s'opiniâtrer dans la certitude qui en est issue, mais à en nier la liberté. Le doute qui est ici réprimé par la matraque de la volonté, soutenue par la délation de la raison, est le vieux doute déjà vaincu, un état de croire qui précède le triomphe qu'il est déjà nécessaire de prolonger, de conserver. La répression du doute, c'est quand la certitude se regarde (dans la glace) et occulte jusqu'à la négation du doute, dont elle est issue. Fuir le doute c'est se projeter dans l'au-delà de croire. La connaissance est cette certitude délivrée du doute. Croire se rapproche seulement de la connaissance dont l'altérité tient dans ce qu'elle est indubitable. Mais quelle connaissance ne serait pas issue de croire ? Ne faut-il pas croire en une certitude pour qu'elle devienne connaissance ? La connaissance n'est que du croire qui a oublié le doute. La connaissance est la fuite en avant du croire.

La fuite mène à la connaissance

36 - Connaître, c'est s'emparer de l'autre. Dans croire, nous ne nous sommes pas emparés de l'autre, nous avons fondu ensemble. Ce que croire connaît, c'est l'ouverture, l'émotion, l'engagement, et croire connaît le doute. Mais croire ne connaît encore aucune des choses qui nous entourent. Croire c'est s'engager, en doutant, et c'est la conscience, pour justifier le choix qui supprime le doute, qui attribue à cet engagement un objet. Quand croire fuit dans la connaissance, la connaissance occupe l'engagement de croire à valider un objet.

Il ne faut pas confondre la vérité de croire et la vérité de l'objet de croire

37 - Le rapport le plus souvent opéré sur croire est son rapport à la vérité. Mais lorsqu'on croit qu'une chose est vraie, la vérité se rapporte à la chose, non au croire. Croire, son état qui va jusqu'à l'émotion, son engagement qui transcende du doute à la certitude, sa capacité à se donner raison, est simplement instrumentalisé comme rapport entre un sujet et son objet.

La vérité, c'est de vérifier ce qu'on croit

38 - La vérité de croire est son mouvement. D'abord déformé par l'histoire, ensuite allant de la simple inclination à la connaissance de la vérité, croire est un long processus dont certains stades sont contradictoires. Mais comme la vérité est le résultat du mouvement, et comme croire est le phénomène de la vérité qui appelle la vérification (voilà la vérité du mouvement de croire dans l'histoire), un raccourci courant a fait de la vérité l'arbitre de croire. En effet, comme tout le développement ci-dessus tente de le signaler, c'est plutôt croire l'arbitre de la vérité, plus exactement le premier arbitre, celui qui oriente ; l'arbitre dernier, celui qui absout sera en effet la vérification pratique.

Dans la vérité du croire, il y a une autre confusion que celle qui fait porter la vérité sur croire alors qu'elle ne parle que de la vérité de l'objet de croire. Il s'agit de la négation de croire. Lorsque je dis « je crois qu'il fait beau », je traverse toutes les étapes du croire, de l'état de réceptivité au doute, du doute à la certitude. Mais lorsque je dis « je ne crois pas qu'il fait beau », je traverse exactement les mêmes étapes, qui sont celles du croire ; sauf que le choix, à l'issue de la lutte du doute a un contenu, une coloration, contraire. Ma négation n'est donc pas au bon endroit, puisque ce n'est pas croire que j'ai nié, mais le contenu du choix. La négation « je ne crois pas » existe, mais elle signifie seulement une absence du mouvement de croire, qu'il paraît illusoire de discerner pour la conscience, tant croire même n'apparaît à la conscience qu'à l'issue de la lutte du doute. On ne devrait donc jamais dire « je ne crois pas qu'il fait beau » ou « je ne crois pas en Dieu », mais « je crois qu'il ne fait pas beau » et « je doute que Dieu ait une réalité ; je crois que non ».

Dans ce dernier exemple je parais donner raison aux déistes qui renvoient le fait de « ne pas croire » en Dieu à « croire ne pas » pour être à égalité avec les athées et rendre insoluble la question. Mais, d'abord, tant que la question est insoluble, c'est à ceux qui la posent, les déistes, de la rendre soluble ; « croire ne pas » renvoie seulement celui qui pose la question à une vérification pratique bien impensable dans le cas de Dieu : la réalisation et la suppression de Dieu.

Dans la pratique de la connaissance, croire se vérifie

39 - L'engagement qui grandit dans croire, de l'émotion à la certitude qui se justifie jusque dans la raison, constitue la connaissance pratique. Cette connaissance est la vérité de croire, sa vérification pratique. Parce que cette connaissance est le bouleversement universel en actes, croire, qui est sa vérification théorique, est si dangereux.
 

D – Croyance

La certitude de croire devient croyance

40 - L'apogée de la certitude du croire est courte. La certitude devient raison, connaissance et vérité, qui appelle la vérification. Mais le doute supprimé n'est pas anéanti. C'est la peur du doute qui va maintenant figer croire en règle du jeu, en carapace caractérielle, en chose. La certitude s'objective, se cristallise, croire devient croyance. Après avoir été état, action, croire se pétrifie en objet.

L'activité devient chose

41 - Chosifiée, extranée, la croyance est croire qui a épuisé l'action en œuvre, transformé le mouvement en monument, la pensée vive en symbole. Dieu est l'allégorie monolithique, devenue monstrueuse dans sa version monothéiste absolue, de ce résultat. La métaphore contient ce renversement logique étonnant que croire, en devenant croyance, devient l'objet de son objet.

La croyance est conservatrice

42 - La conscience, qui finit de se prendre pour objet dans la croyance, est maintenant scindée : d'une part elle se ferme au doute par la répression ou la fuite dans la connaissance, d'autre part elle tente encore d'éterniser le plaisir du triomphe sur le doute. L'urgence de la décision est maintenant derrière nous, le nécessaire n'est plus offensif mais défensif, il ne s'agit plus d'achever, mais de perpétuer. Après le jeu du doute, la conscience travaille maintenant à renforcer la certitude si gratifiante, à installer la croyance. C'est dans la croyance que naît le plus originel conservatisme, celui de la satisfaction. Mais plus la satisfaction s'éloigne de l'orgasme, de la victoire dans la lutte du doute, du triomphe de la certitude, de la vérité qui en appelle à la vérification, plus elle décroît.

Le territoire de la croyance

43 - La puissance de l'engagement du croire s'est répartie en objets, s'est répandue et figée en choses, en œuvres ou en progéniture. Elle va aussi manifester sa grandeur dans le temps. Ainsi, la croyance dure, portée par une argumentation sûre d'elle, qui se trouve des raisons bien en amont du doute. La croyance se forge un espace mais aussi un temps, et tous deux sont proportionnels à l'engagement de la lutte du doute, dépassée.

La foi

44 - La croyance, en participant ainsi des choses qui nous entourent, est maintenant tournée vers le monde. Là, elle rencontre d'autres croyances, pareillement carapacées, mais absolument opposées. Le monde s'avère un danger multiforme d'être replongé dans le doute. Un surcroît d'émotion et de volonté, issu de ce danger, est mobilisé pour soutenir la croyance dans un monde de croyances contraires. Les croyances entrent en concurrence sur leur engagement. Et l'engagement atteint ici sa limite. C'est ce qu'on appelle la foi.

La croyance s'érige en système

45 - Le retranchement de la foi n'est jamais isolé. C'est en système de croyances que la croyance se défend le mieux. D'une croyance à l'autre, le système de croyances renvoie émotions et arguments, triomphes sur le doute et connaissances, appels à la vérification. Le système de croyances détermine ensuite la place de nouveaux croire possibles, c'est-à-dire détermine en lui-même les emplacements, de plus en plus rares, qu'il réserve à l'état d'ouverture initial. Car en tant qu'état, un système de croyances est une fermeture.

La concurrence avec les autres systèmes de croyances se joue sur l'excellence de la fermeture, sur la cohérence du système, et sur les réserves de volonté, d'engagement, et de places libres à de nouveaux croire. De sorte qu'un système de croyances ne se défend, puisqu'il est continuellement attaqué, qu'avec tout ce qu'il peut. Il est très fréquent que l'engagement se maintienne contre le doute renaissant de la conscience et le réprime. C'est ce qu'on nomme la mauvaise foi.

La confiance

46 - Tout comme croire est d'abord ouverture, un système de croyances se porte d'abord à l'ouverture, mais qui est ici fuite en avant vers un autre que soi-même, foi en un autre. Recevoir et adopter l'autre, non plus en tant qu'état, mais en tant que système de croyances, est la confiance. La confiance est d'abord croire en l'autre, c'est-à-dire avoir foi en son système de croyances, mais aussi croyance que l'autre croit en moi, a foi en mon système de croyances. La confiance est donc le croire qui unit des systèmes de croyances jusque-là incommensurables, le moyen d'échange des systèmes de croyances. La confiance est le croire même de la communication. Ou, plus exactement, la communication est le croire même de la confiance.

Une forme d'aliénation de la confiance

47 - Cette curieuse manie humaine de prêter de la confiance aux choses, jusqu'à confondre objets et sujets, fait de la confiance un des mouvements de l'esprit où se pratique le plus couramment la réification. Avoir confiance, par exemple en Dieu, l'avenir ou l'Etat, qui sont des concepts, en sa voiture, son chien ou en une partie de son corps, qui sont des choses, transforme ces objets en sujets, comme s'ils pouvaient produire, de manière indépendante, des systèmes de croyances. En vérité, notre confiance va aux systèmes de croyances humains qui ont été prêtés à ces objets ; mais nous oublions ce phénomène implicite au plus tard lorsque nous parlons de ces objets en les dissociant de la confiance, séparément, dans un autre contexte. Ainsi, la pensée qui est dans Dieu ou dans le chien, nous finissons par croire qu'elle provient de Dieu, ou du chien.

La confiance est l'acceptation d'un système de croyances sans vérification, donc approximatif et qui ne pose pas encore la question de la finalité. C'est la magie du potlatch idéalisé : on donne sans devoir, on reçoit sans compter. C'est la magie de la communication. Même les utilitaristes pensent que la confiance fait gagner du temps.

La confiance trahie

48 - La confiance, qui est un renforcement de la certitude de soi par l'alliance avec un autre système de croyances que le sien, rencontre aussi son doute particulier : c'est la trahison. Si, par la confiance, nous cherchons à valider nos systèmes de confiance auprès des autres, les autres apportent aussi la contradiction dans nos systèmes de croyances. Mais comme la confiance se donne et se reçoit sans vérification, contredire un système de croyances ainsi confié est ce qu'on appelle une trahison. Dès lors, il est pratiquement impossible de refuser une confiance sans la trahir, c'est-à-dire sans contredire le système de croyances qui lui est inhérent.

Ainsi, la confiance qui est ouverture devient violente imposition, et quand elle est rejetée ou contredite elle devient trahison. Par cette rupture de la confiance, croire retrouve le doute.

Dans les relations entre individus, la confiance joue un rôle déterminant. C'est même la « qualité  » fondatrice et déterminante de l'amitié. Je t'offre mon ou mes systèmes de croyances et j'accepte, sans vérification, le ou les tiens. Envers autrui, je m'engage à soutenir tes systèmes de croyances comme tu soutiendras ou soutiendrais les miens. Dans l'amitié, la confiance tient aussi en échec le désir, et ce sacrifice lui donne une force particulière qui semble très ancienne, comme en témoigne le plus ancien ouvrage connu, 'l'Epopée de Gilgamesh', qui est le récit d'une amitié.

Dans l'amour, en revanche, la confiance est une fausse monnaie. Elle ne tient pas en échec le désir et ses vertus modératrices sont gravement mises en cause par l'outrance. Les systèmes de croyances de l'un et de l'autre des deux partis sont constamment vérifiés et mis en doute, et la confiance n'y apparaît que comme prêtée à l'autre, de même que nous prêtons notre confiance à Dieu et aux chiens. Dans l'amour, la recherche du dépassement explose le sacrifice, le compromis, le raisonnable qui sont le terrain d'entente de l'amitié.

Confiance en soi

49 - La confiance en soi est la prise pour objet de notre propre système de croyances. Pour lutter contre le doute, un sujet objective son système de croyances, mais ne le soumet pas à la vérification, il lui accorde confiance, comme s'il s'agissait d'un système autre, comme s'il entrait en amitié avec lui-même. La confiance en soi est une proclamation, une expression publique, donc qui s'adresse aux autres, de la confiance qu'on accorde à son propre système de croyances. Cette duplication du système de croyances, lorsque l'opération n'est pas sabotée par le doute, a pour effet de le renforcer ; c'est alors une addition de deux systèmes de croyances identiques, sans contradiction. Mais c'est aussi l'addition des doutes de ces deux systèmes identiques, et c'est pourquoi la confiance en soi est toujours limitée, et dans ces effets sur soi et les autres, et dans le temps. C'est une sorte de dopage de la certitude qui la rend extrême et par là la met en danger.

Les vieux sont plus croyants que les jeunes

50 - Généralement, on estime que l'expérience de la vie est une élimination progressive des croyances. Au contraire, la vie est une accumulation de croyances, et leur construction en système. L'enfant, qui est tant disposé à croire, n'a que peu de croyances, souvent abouties. Mais il en change volontiers. Et puis, au fur et à mesure, il se blinde, construit un caractère, s'appuie sur des certitudes. Son système s'établit. En retour, ses croyances reliées vont peser sur la liberté de ses choix. Les croyances, en s'étoffant les unes les autres, s'éliminent moins volontiers. L'appel à la vérification n'est plus ponctuel, mais permanent, si bien qu'il se prétend vérification : notre vie n'est-elle pas la vérification de ce que nous croyons ?

La fausse croyance

51 - L'illusion, c'est-à-dire la croyance qui est confondue avec la vérification (la vérification théorique est devenue dans notre société l'illusion même), est le monde des vieillards. L'enfant passe son temps à faire tomber des illusions, et lorsqu'un vieillard en démasque une, c'est une exception honorée mais lugubre et douloureuse. L'enfant connaît des quantités énormes d'illusions, parce que ces croyances-là sont chez lui encore sans système, et que la confrontation avec d'autres systèmes les renvoient au doute ; le vieillard ne connaît que des illusions énormes, agglomérats, souvent en quelques systèmes et parfois en un seul, de ses croyances accumulées. L'état initial de la réceptivité a disparu, la lutte du doute n'est plus une joie mais une menace, le triomphe de la certitude s'est mu en nostalgie, accumulée et conservée. Nous vivons dans l'illusion de conserver les triomphes de la certitude. C'est là une des grandes limites humaines.

Le mouvement de croire est plus compliqué que sa théorie

52 - Le mouvement de croire, poursuivi ici, est évidemment une simplification théorique de ce qu'il est en réalité. Ce sont d'innombrables allers-retours à vitesse variable entre émotion et conscience ; parfois l'émotion est refoulée, parfois c'est la conscience. Il n'y a pas de conventions de Genève dans la lutte du doute. Toutes les ruses et toutes les violences y ont cours. La morale ne s'étend pas à cette profondeur de notre vécu, si décisive pour notre plaisir, et si dangereuse pour notre vie.

Au sujet de croire, le doute persiste

53 - J'ai pris garde de faire de l'individu humain le sujet explicite de croire, parce que, dans un mouvement de pensée qu'il maîtrise aussi mal, c'est le genre humain en entier qui agit. Mais comme la part de cette présence générique est difficile à déterminer, et comme nous ne savons toujours pas qui produit la pensée, du genre ou de l'individu, je crois qu'il faut sur l'identité du sujet de croire affirmer au moins une part de doute.

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