A la fin de l'année 2001, l'Etat argentin s'est retrouvé, après plusieurs années de gestation, dans une sorte de banqueroute des gestionnaires. De nombreux signes annonçaient cette déconfiture, mais tant que la déconfiture n'a pas lieu, on ne sait pas que ce sont ses signes : les plus pauvres marquaient leur impatience du mépris dans lequel ils étaient tenus, et notamment dans les provinces depuis 1996, où s'était développé un mouvement de chômeurs, ralliés par des ouvriers, les piqueteros, dont le mode de protestation d'où vient leur nom sont les piquets qui bloquent les routes ; les gestionnaires, de même, marquaient leur perte de confiance dans l'Etat, dans une fuite échevelée de capitaux, imités peu à peu par une part grandissante des petits épargnants. Devant l'intensification soudaine de ce dernier phénomène – un mouvement anormalement élevé de retraits dans les banques –, le gouvernement décida d'imposer un retrait maximal. Cette disposition s'appelle le « corralito », et elle provoqua de fortes queues devant les banques ; ces queues ont été le premier avant-coureur visible des assemblées populaires qui allaient naître un peu plus tard.
Le 19 et le 20 décembre 2001, à la suite d'un mouvement massif de pillages et d'attaques de supermarchés dans tout le pays, à Buenos Aires, les gens spoliés par le corralito, essentiellement la classe moyenne, descendirent dans la rue, dans un concert de casseroles qui se termina dans une répression policière qui fit 35 morts. La réaction des manifestants et des émeutiers fut telle que le président de la Rúa dut quitter le palais présidentiel précipitamment, et démissionner. Son successeur ne put tenir le pouvoir que huit jours, avant d'être mis à la rua à son tour par le cacerolazo ; le 30 décembre, la mobilisation fut encore plus forte, et cette fois-ci il y avait la conscience à la fois du risque et du possible. Le Parlement élit un nouveau président, le péroniste Duhalde.
Tout ceci a été raconté par l'information dominante dans le monde entier. Ce qu'elle raconta par la suite furent les difficultés de l'Etat en banqueroute, les négociations difficiles du nouveau président et de son équipe avec le FMI, les déboires du peso argentin finalement dévalué, et les conséquences à la louche pour les entreprises, et parfois pour la classe moyenne argentine. Ceci dura tout le mois de janvier. A partir de février, cette information alla courir d'autres lièvres, tout aussi passionnants, et l'Argentine se retrouva rétrogradée de plusieurs places dans la hiérarchie de ses priorités.
Deux choses essentielles manquent à première vue dans cette version officielle dominante. La première est l'impression profonde laissée par les journées des 19, 20 et 30 décembre. Notre façon de comprendre et de raconter des faits ne sait pas encore comment évaluer la profondeur et même l'onde de choc, dans les consciences, d'une révolte. Ainsi, il y bon an mal an plusieurs révoltes ouvertes qui conduisent à la chute de gouvernements, et souvent en faisant des morts ; de même, les faits en 1968 en France ont toujours servi de contre-argument à ceux qui tentaient de rendre compte de la profondeur de ce mouvement dans les mentalités : qu'est-ce que c'était ? une grève étudiante, devenue grève générale, avec quelques émeutes, et un mort officiel ; quelque chose somme toute d'assez banal, quelque chose qu'il était indécent de comparer, par exemple, à la Commune de Paris et ses 20 000 tués. De même, la façon dont l'information dominante rend compte des faits, sans être fausse, ne rend pas compte de la profondeur et de l'effet durable que ces trois journées ont laissés en Argentine.
La seconde chose essentielle qui a été occultée, et qui est directement l'expression de la profondeur de l'onde de choc, est le mouvement des assemblées populaires qui s'est créé à partir de ces jours-là. C'était l'été, les gens ne quittaient plus la rue, et se retrouvaient en attroupements massifs, discutant avec ferveur, pendant toute la nuit. Ces attroupements quasi permanents se sont formalisés, en quelques jours, en assemblées autoconvoquées dans tout Buenos Aires. Cinq mois plus tard, elles sont toujours là, sans aucun soutien public autre que le mouvement des piqueteros en Argentine même, et se réunissent toujours en grande partie par l'effet de ces trois premiers jours, ce qui peut donner un aperçu de l'intensité de l'explosion initiale.
Il y a deux types d'assemblées régulières : les assemblées de voisinage ou vécinales, asembleas barriales, et l'assemblée Interbarrial, qui est leur coordination.
Les assemblées de voisinage sont variables en nombre de participants (d'une dizaine voire moins, à plusieurs centaines). Tout le monde y est admis, sans examen. Elles ont généralement une organisation fort rudimentaire, autour d'un animateur qui change à chaque fois et qui distribue la parole à l'aide, éventuellement, d'un complice qui circule dans l'assemblée pour inscrire le nom des intervenants. Un orateur dit ce qu'il a à dire, et le débat s'engage parfois, parfois pas. Parfois l'animateur met la proposition au vote : qui est pour, qui est contre, qui s'abstient. Le fait d'être là suffit pour avoir le droit de vote et d'intervention. En théorie, le nombre des voix pour doit excéder le nombre des voix contre plus les abstentions pour que la motion soit acceptée ; même principe pour qu'elle soit rejetée : les voix contre doivent être plus nombreuses que les voix pour plus les abstentions. En pratique, les votes sont rarement très controversés : l'ambiance de l'assemblée détermine souvent d'avance le choix, et c'est pourquoi il est plus fréquent d'avoir des votes sans opposition que des votes indécis.
Les assemblées mandatent des délégués pour proposer leurs résolutions à l'Interbarrial. Il n'y a pas de délégués fixes et immuables ; au contraire : les assemblées paraissent attentives à ce que toutes les tâches, dont celle de la délégation, soient en rotation. La révocabilité est théorique, puisque, en principe, on change de délégué à chaque fois, que le mandat ait été bien exécuté ou non. Sinon, les assemblées nomment aussi des commissions. Mais les commissions sont très informelles. Ce qui différencie l'assemblée et les commissions, c'est que les commissions siègent à un autre moment que l'assemblée, et surtout qu'il y a moins de personnes dans les commissions : on y parle sans micro ; elles sont de ce fait essentiellement le cadre d'un débat différent. Mais elles restent toujours soumises, de commun accord, à l'assemblée dont elles émanent.
L'action publique des assemblées est ridiculement limitée. Ce n'est pas un mouvement d'occupation : en général elles sont dans la rue, à une heure convenue, et n'ont même pas arraché de local à la municipalité ou à l'Etat ou à n'importe quel autre propriétaire. Ce n'est pas un mouvement de gestion locale, comme l'ont été les mouvements de conseils, de la Russie à l'Iran ; même si elles sont sollicitées pour intervenir dans les affaires de gestion, elles se contentent de remontrances ou de propositions dûment votées, s'entend. Leur principal effet pratique sur l'extérieur de leur lieu de débat, c'est d'appeler et de mobiliser pour des manifestations. Les assemblées se comportent comme des lieux de rencontre, d'attroupement, de débat.
On y discute beaucoup du mouvement lui-même et de ses divers aspects, parfois de politique étrangère, parfois de problème concernant concrètement le quartier. Une assemblée ordinaire dure environ trois heures.
L'Interbarrial diverge en deux points du fonctionnement de l'assemblée de base. D'abord, elle est soumise à une mécanique : les délégués (d'abord ceux des assemblées vécinales, ensuite ceux des regroupements corporatistes qui existent en parallèle aux assemblées, comme les cheminots en grève ou les piqueteros) viennent lire leurs résolutions, puis les font enregistrer par le secrétariat de l'assemblée ; dans la deuxième moitié de l'assemblée, on vote à la suite toutes les résolutions enregistrées et reformulées. Le second point de différence avec l'assemblée de base est tout à fait essentiel : on ne discute pas à l'Interbarrial. Il n'y a aucun débat : on lit, on lit, on lit puis on vote, on vote, on vote. Là aussi, c'est une assemblée générale la plus ouverte possible : tout le monde est admis, et on a le droit de vote par le fait d'être là.
L'Interbarrial se tient, depuis sa création, à 5 kilomètres de la place de Mai, dans un parc, le parc du Centenaire ; et elle se réunit les dimanches après-midi. Les organisateurs (animateurs-présentateurs, secrétariat) sont tournants. L'Interbarrial dispose d'une commission de presse, dont l'activité principale semble être de communiquer les résolutions de l'Interbarrial. L'Interbarrial ne prend pas non plus de décision effective, et une très large majorité des résolutions votées ont pour effet la convocation de manifestations ; quelques propositions tournent autour du changement du mode de fonctionnement de l'Interbarrial, mais elles sont toujours rejetées : faut-il une voix par assemblée, faut-il voter au fur et à mesure (comme dans les assemblées de base), etc [*].
Le fonctionnement de l'Interbarrial n'est pas démocratique, parce qu'il y manque l'instruction de ce sur quoi on vote, qui ne peut être fournie que par la discussion et par l'argumentation dans la configuration d'une assemblée générale. Contrairement à ce qui se passe dans l'assemblée de base, on vote en aveugle sur des propositions fermées. Si le fonctionnement et le vote sont ceux d'une assemblée générale ouverte, l'absence de débat en fait une chambre d'enregistrement étroite et non représentative (les disputes et les arguments des assemblées de base n'y sont pas représentés).
Par conséquent, les résolutions votées à l'Interbarrial n'engagent personne. L'engagement est aussi tout à fait facultatif dans les assemblées de base, mais les participants se sentent beaucoup plus engagés par une assemblée où ils ont exposé leur point de vue, même si elle décide contre, que dans une assemblée où les points de vue ne sont exprimés que dans la maladroite langue de bois de propositions rédigées par d'autres et seulement déclamées. L'engagement, qui est le respect de son assemblée, est une condition extrêmement importante de la démocratie ; et elle ne se laisse pas forcer : on n'est engagé, en démocratie, que si on est suffisamment en accord avec la communauté pour se sentir responsable des décisions qu'elle prend, quelles que soient ces décisions ; ou alors rompre avec cette communauté, si on ne peut pas soutenir ses décisions.
Les assemblées de base ne discutent en retour qu'une très petite fraction des résolutions votées par l'Interbarrial.
On peut aller à Buenos Aires, et ne pas se rendre compte de l'existence de ce mouvement. La première apparence est celle d'une activité tout à fait « normale », comme peut être normale l'activité dans une pseudo-démocratie occidentale, dominée par le travail et l'ennui. C'est certainement ce qui est le plus étrange : les gens se tassent dans les transports en commun, le travail ne s'est pas arrêté (malgré l'horizon d'une grève générale qui reste une revendication fort lointaine), les mêmes loisirs continuent, la fatigue vient relayer l'ennui dans la course de la survie. Les assemblées elles-mêmes, qui sont sur le trottoir, sont traversées par des passants, qui ne s'arrêtent pas, emmurés dans on ne sait quelles urgences plus grandes. Cette cohabitation de l'ordinaire et de l'extraordinaire ajoute encore à l'extraordinaire.
Pourtant les événements, dont il est encore trop tôt pour dire s'ils sont historiques (c'est par nous qui en ferons quelque chose ou pas qu'ils le seront ou non), sont présents partout. On peut difficilement traverser le centre-ville deux jours de suite sans être confronté à au moins une mini-manifestation de gens lésés, devant une banque (il y a toujours de longues queues devant les banques), une assurance, une caisse de retraite ; les Argentins sont évidemment tous concernés, à un degré ou à un autre, et parlent de la situation, chez eux, et dans les lieux publics. Et il y a deux façons d'en parler.
La première est celle de l'information dominante. L'information dans le monde a fait de cette situation une sorte de catastrophe, ou de crève-cœur, un peu sur le mode de : les Argentins n'ont pas fait attention à leurs sous, eh bien maintenant, il faut qu'ils paient la note ; relisez la cigale et la fourmi. En Argentine l'information dominante ne relaie évidemment pas cette réduction moraliste et épicière pour l'édification du bon peuple. Mais elle reprend le thème de la gestion comme thème central, et développe en priorité les difficiles rapports entre l'Etat, le FMI, les options de gestion, les scénarios politiques. Si cette information est une véritable nuisance dans les manifestations, où des équipes de télévision en direct virevoltent et profitent de la complaisance bon enfant des Porteños pour réaliser un nombre quasi illimité de micros-trottoirs, les assemblées sont pour elle un tabou. Le catastrophisme de l'information mondiale est répercuté mais de manière réduite, et reste appliqué aux principaux valets dirigeant l'Argentine, avec pour effet de renforcer le rôle de spectateurs impuissants mais coresponsables des Argentins eux-mêmes, qui ne paraissent pas du tout catastrophés. Ce travail de confirmation que l'essentiel c'est « la crise », qui n'a été au mieux qu'un déclencheur, et que les assemblées n'ont pas d'existence contribue puissamment à la victoire de l'ordinaire sur l'extraordinaire, et au fait que des passants traversent des assemblées tête baissée, en pensant avoir quelque chose de plus important à faire.
La seconde façon de parler de la situation consiste à reconnaître l'extraordinaire. Le catastrophisme relatif de la mauvaise gestion fait certes partie du tableau, mais c'est la part qui appartient en propre aux gestionnaires, dont le discrédit est généralisé et complet, et à eux seuls : c'est leur affaire, mal gérée, c'est à eux de payer. L'appauvrissement de la classe moyenne est certain parce que les gestionnaires de l'Argentine tentent de financer la banqueroute en confisquant les avoirs de cette classe moyenne ; mais ceci est au second plan, derrière les assemblées.
Ce n'est pas seulement une solidarité, déjà très courante en Argentine, qui s'est trouvée puissamment renforcée, ce n'est pas seulement le fait d'avoir enfin quelque chose à faire qui constitue cette vision, c'est surtout le fait de répondre à un besoin profond et intime, encore mal connu, qui se développe dans ces attroupements aussi peu formalisés que possible. Ce sont des lieux ouverts, où la confiance règne à un point désarçonnant, même s'il reste des méfiances devant les ambitions cachées, les réminiscences d'une dictature pas si ancienne et les manœuvres politiciennes. Ce sont des lieux de rencontre, où le vieux concept mourant d'amitié semble retrouver une vigueur étrange. En cinq mois, les progrès du parler et de l'écoute ont été étonnants : les controverses n'entraînent pas d'agressivité, et le respect des autres est renforcé, les coupures de parole sont presque inexistantes, la peur de parler a considérablement reculé. La peur et l'anxiété en général ont été repoussées. Même dans les manifestations où vont les assemblées, on sent cette étonnante confiance qui est la contradiction réalisée de la perte totale de confiance pour les gestionnaires de l'Etat et de la marchandise.
Et pourtant, les assembléistes ne savent pas où il vont. C'est un mouvement de propositions, ce n'est pas un mouvement de solutions. C'est un mouvement qui cherche, sans direction, sans encadrement, sans autre gouvernail que sa propre envie et peut-être, au fond, un quelque chose qui appelle, qui gratte, qui questionne, une insatisfaction qui vous tire, un plaisir qui vous tend. Mais c'est un mouvement qui ne sait pas ce qu'il cherche, qui cherche ce qu'il cherche. Là, le gouvernement, la crise économique ne sont que des clés d'entrée du discours, des idiomes pour commencer à parler. Mais c'est d'autre chose qu'on parle, autre chose qui est encore innommable, et qui touche à la racine du vrai, à la grande distinction du possible et du réel, là où la conscience et l'aliénation alternent furieusement.
Il y a peu d'humour mais beaucoup de bonne humeur. Ce n'est pas la passion qu'il y a dans les cafés, le dimanche, quand Boca Juniors ou River Plate sont suivis avec l'anxiété éruptive qui accompagne les matchs de football, c'est juste une sereine ferveur, presque le plaisir de la raison chavirant légèrement. L'imagination, contrairement à ce qu'on disait en France il y a trente-quatre ans, n'est pas au pouvoir. On ne voit pas de graffitis, d'expression parallèle et originale qui soient des marques ou qui constituent des symboles de ce mouvement. Les banderoles sont factuelles, les rares textes sont gris. Les assemblées sont dominées par des gens entre 40 et 60 ans, c'est-à-dire par des gens qui ont souvent participé aux mouvements gauchistes et étudiants d'avant la dictature de 1976, et dont la référence reste le Cordobazo de 1969. Ils ont connu vingt-cinq ans de silence, ils ont pris de la raison et de la bouteille, de l'argument et de la frustration. Tout le mouvement parodie, en discours, en idées, en apparence, cette période d'il y a trente ans, avec son gauchisme triomphant, son ouvriérisme sans failles, ses drapeaux rouge et noir, ses tracts solennels et insipides, ses poses, et même avec ses manifestations bien rangées, bien sages. Une psychanalyste quinquagénaire disait au milieu d'une manifestation que c'est comme dans les années 70, sauf qu'à l'époque on manifestait pour une classe, par compassion, alors qu'aujourd'hui on manifeste pour sa propre classe.
Ce sont des assemblées de la classe moyenne, mais qu'il faut entendre à l'ancienne. En effet, cette classe moyenne n'est pas encore entrée dans ce que nous appelons la « middleclass », et qui se définit pratiquement par un alignement sur l'information dominante et par l'intégration de l'ex-classe ouvrière. La critique situationniste n'a pas encore été faite ici : il n'y a pas de critique du travail, il n'y a pas de séparation entre la vie et la survie, et l'idée de spectacle en tant que règne de l'apparence, en tant qu'hypertrophie de l'image, en tant qu'introduction à la critique de l'économie et à la communication infinie n'existe pas. On voit encore défiler la classe ouvrière en bataillons serrés, comme dans les organisations de piqueteros, ou dans les groupuscules gauchistes. Les ouvriers et les jeunes sont davantage regroupés dans les organisations gauchistes que dans les assemblées. Sans doute, le bagou des quadragénaires libérés en expulse ceux dont la capacité à s'exprimer est moins outillée ; mais la différence vient surtout de ce que dans les partis gauchistes on refait un monde, meilleur pour les ouvriers et à carrière rapide pour les jeunes ; dans les assemblées, on est le monde, c'est-à-dire qu'on ne sait pas où on va, qu'il faut de la responsabilité, définir soi-même à chaque instant les buts et les perspectives, se tromper, le savoir, et recommencer. La génération qui a entre 40 et 60 ans, dans la classe moyenne, sait qu'elle n'aura plus d'autre chance de sortir du triste quotidien promis, de se réaliser ; les ouvriers et la génération la plus jeune ne le savent pas.
La vraie étrangeté de ce mouvement se lit dans son rapport à l'information dominante. Ce ne sont pas les assemblées qui ont rejeté l'information, bien au contraire, c'est cette information qui n'y va pas. Et c'est bien extraordinaire. D'abord, parce que les informateurs font partie précisément de cette classe moyenne qui parle là. Ensuite, parce que le peuple des assemblées est le cœur de cible de l'information, comme diraient les spécialistes des études de marché. Enfin, parce que l'information aurait tout intérêt à récupérer ce mouvement, à le médiatiser, à l'aplatir, à lui donner son sens, comme elle a su le faire avec tant d'autres mouvements de révolte des quinze dernières années. Eh bien non : l'innommable de ce mouvement véritablement démocratique, son indétermination, effraie tout ce qui est institutionnalisé et c'est réciproque : au travail, les assembléistes n'osent pas parler de leurs assemblées, c'est un mouvement non prosélyte ; et pourtant, plus de la moitié des gens affirment avoir participé à une assemblée ou à un cacerolazo, moins de 10 % se disent contre les assemblées, il n'y a aucun parti anti-chienlit audible.
On peut lire ce même caractère insaisissable du mouvement dans la relation entre les assemblées et l'Etat. Si les assemblées rejettent clairement l'Etat, ce n'est pas en véritable double pouvoir, qui voudrait remplacer l'Etat. La possibilité d'une société assembléiste est évidemment discutée, mais elle aussi en marge, en vieux réflexe raisonnable, parce qu'il faudra bien gérer aussi, n'est-ce pas ? Mais la gestion des affaires est peu présente dans le véritable besoin de parler et de débattre que sont les assemblées. Les assemblées poursuivent d'autres buts que l'Etat, des buts que l'Etat ne connaît pas et ne comprend pas, et c'est là où se situe la différence : les buts et les perspectives de l'assemblée sont précisément ce qu'elle cherche à découvrir, ce devant quoi elle se prétend incompétente, mais cette recherche, sa propre incompétence, est son être et sa raison d'être ; alors que pour l'Etat, il faut que le but et la perspective soient formulés en lois, il faut un cadre préétabli, il faut une compétence vérifiable. C'est pourquoi l'Etat et les assemblées poursuivent des trajectoires parallèles, et n'empiètent pas l'un sur l'autre : l'Etat, même corrompu et discrédité, est là pour la gestion, et les assemblées n'ont pas la compétence et le désir de gérer ; les assemblées sont l'approfondissement du besoin de parler, la recherche du débat, et l'Etat, qui s'est toujours contenté de contenir et de policer le parler, n'a jamais même revendiqué le moindre approfondissement dans ce domaine, puisqu'il ne sait même pas que ce besoin existe. Aussi l'Etat reste-t-il inquiet face à ce voisin qu'il n'arrive pas à comprendre ; et les assemblées cohabitent avec cet Etat qu'elles méprisent, sans véritablement tenter de le jeter à la célèbre poubelle de l'histoire.
Avec l'information il en va exactement de même. Si elle ne va pas vers les assemblées, les assemblées ne la recherchent pas non plus jusqu'à présent. Son domaine d'expertise va du FMI à Boca Juniors. Mais pour les assemblées, elle aussi aurait du mal à les raconter, parce qu'elle ne sait pas où va ce mouvement, et ce qu'il veut ; ses hypothèses risqueraient d'être puissamment contredites. L'information en Argentine, davantage que dans le vieux monde, craint et idolâtre l'Etat. En parlant des assemblées l'information court deux risques : se trouver en opposition à l'Etat, qui est sans doute un faux risque, et se trouver débordée par les assemblées, qui est certainement un faux risque. En Argentine, elle ne semble pas avoir encore conscience de son indépendance, et de son rôle normatif dans la résolution des conflits. Celui qui est en cours va peut-être l'y forcer. Mais pour l'instant, elle préfère ignorer le mouvement des assemblées, et il faut bien reconnaître que c'est assez réciproque.
C'est un mouvement étonnamment peu violent, surtout après un début aussi sanglant. Pourtant, la non-violence n'est pas affichée et la militarisation de pacotille des gauchistes tend plutôt à exalter la confrontation. Même les pillages de supermarchés, plutôt dans la grande couronne de la capitale et en province, sont souvent désamorcés par des accords avec les commerçants (on vous donne cent paniers de quinze produits de base, et vous ne pillez rien, d'accord ?). En province, cependant, il y a des émeutes sporadiques, notamment pour les salaires impayés qui s'accumulent dans les régions où le personnel de gestion a été le plus corrompu.
Il y a de grands décalages entre Buenos Aires et la province. L'agglomération de la capitale représente un tiers de la population totale d'un Etat deux fois moins peuplé que la France, mais deux fois plus grand, où les déplacements sont longs et dépaysants. En province, dit-on, les gens se révoltent parce qu'ils ont faim. Il y a très peu d'assemblées : à la première Interbarrial nationale, fin mars, il y avait 170 assemblées de barrios représentées, dont seulement 20 de province. Le mouvement des piqueteros, lui-même divisé en plusieurs centrales qui reproduisent les appareils militants, encadre l'essentiel de la révolte en province. Dans les assemblées, cette révolte lointaine, mal connue, est perçue comme différente, comme un autre volet du mouvement. Et les piqueteros sont très respectés dans les assemblées, où on est fier de l'alliance, maintes fois réitérée, entre ces deux principales tendances du mouvement ; c'est sans doute ce qui explique qu'à l'Interbarrial – qui, comme son nom l'indique, est l'association des assemblées sur la base géographique – les corporations, et notamment les piqueteros, s'expriment à égalité en parole et en vote avec les assemblées. C'est une véritable alliance de classes qui s'est réalisée au moment de la disparition des classes. Même si elle paraît désuète, c'est elle qui rend le mouvement si difficile à attaquer : l'alliance piqueteros-assemblées est l'exemplaire tentative des gueux, ici en formation, se déclarant solidaires des pauvres de la middleclass, ici en formation, et réciproquement, qui a tant manqué dans tout le mouvement de révolte dans le monde entre 1988 et 1993.
Le mouvement ne connaît pas le monde. Les références historiques sont argentines avant tout, il y a le mouvement piquetero depuis six ans, juste avant on avait les émeutes et les pillages de 1989, plus loin on trouve la dictature, et le Cordobazo, encore plus loin le « vrai » péronisme, qui fait que l'attente que ce mouvement produise l'homme providentiel, issu du peuple en assemblées, y est courante. On va même jusqu'à ancrer le mouvement dans celui de 1890, où un autre mouvement populaire, de grèves et d'union civique, s'était insurgé contre une corruption effrénée des gestionnaires qui avaient poussé l'Etat à la banqueroute.
D'autres visions sont celles d'une Amérique latine unie, pourquoi pas en assemblées. Le Venezuela est ici le voisin le plus proche (mais Chavez est considéré comme un autre Perón, et dès lors les Argentins tendent à voir ce qui se passe au Venezuela comme ayant cinquante ans de retard). Enfin, du reste du monde, la vision la plus courante est une plate vision de gauche : on soutient Cuba, on se préoccupe de la Palestine, on est horrifié par Le Pen.
La conscience de la perte de souveraineté de l'Argentine n'est présente que par rapport au FMI, là aussi on voit le retard de pénétration de l'information dominante, et l'incompétence de ses dirigeants qui prouve qu'ils ne sont plus nécessaires, décisionnaires : « Que se vayan todos » est le slogan du mouvement. En retour d'un angle de vision encore très fortement national, les Argentins n'ont pas vraiment conscience de la nouveauté que leur mouvement des assemblées peut représenter dans le monde : ils restent exagérément modestes en affirmant que c'est une nouveauté pour l'Argentine.
Par sa structure sociale, le mouvement ressemble à celui de la grève générale en France à la fin de 1995, sauf que ce mouvement de basse middleclass n'avait pas réussi sa jonction avec les gueux, et était une pleurnicherie qui venait après la bataille de 1988-1993. Par son idée, il ressemble bien davantage à l'assemblée des chômeurs de Jussieu en 1998, qui posait des questions, et s'est éteinte après cette éjaculation, sans doute précoce. On ne sera pas surpris de trouver ici la même ignorance profonde des révoltes des vingt-cinq dernières années que partout ailleurs. Ici, ce ne sont pas encore les références pseudo-démocratistes de l'information dominante qui dominent, mais elles sont en concurrence avec les références du vieux mouvement ouvrier, qui tourne le mouvement vers le passé, déjà lointain : Mai 1968, la guerre civile en Espagne, la révolution russe. Même le curieux mouvement contemporain de Madagascar et la révolte en Algérie sont tout à fait hors du champ de vision. Quant à l'Indonésie, dont l'insurrection en 1998 était partiellement causée par des phénomènes de gestion identiques à ceux que rencontre l'Argentine aujourd'hui, elle pourrait servir de témoin précurseur, mais il n'y en a pas la moindre conscience.
Tout comme on le voit à travers son hallucinante cohabitation entre ordinaire et extraordinaire, le mouvement des assemblées en Argentine n'a pas encore tranché sur son avenir, dont il tient pourtant toute sa vérité : mouvement historique, c'est-à-dire un moment de l'humanité se prenant pour objet, ou mouvement civil et citoyen qui va s'intégrer dans le quotidien de la middleclass. Un débat qui va changer le monde, ou un parler qui va s'ajouter aux loisirs.
Cinq mois après son début, le mouvement a changé. C'est d'abord une désaffection visible. Les assemblées ont perdu entre deux tiers et trois quarts de leurs participants, et l'Interbarrial plus de neuf participants sur dix. Il en va de même pour les grandes manifestations sur la place de Mai : le 20 avril, jour anniversaire du cinquième mois du mouvement, et le 25 avril, manifestation nationale convoquée par les piqueteros, les effectifs ne tournaient plus qu'autour de 5 000 personnes. Les manifestations répétitives qui ne fêtent souvent que des événements passés fatiguent et ont peut-être même ce but. Signe invariable de l'ennui, les partis politiques d'extrême gauche y sont de plus en plus présents. Le gouvernement est certes toujours inquiet devant ce mouvement incompréhensible qui dure, mais le président Duhalde s'accroche, tient, navigue à vue, et ne tombe pas comme on le prédisait rituellement dans les assemblées où, après avoir fait chuter deux présidents, on croyait pouvoir les faire chuter tous.
A l'intérieur des assemblées mêmes, il y a de nombreuses faiblesses : il y a d'abord beaucoup d'arrivismes plus ou moins cachés, et de noyautages, plus ou moins discrets. Les partis ralentissent et dévient le contenu, le gouvernement tente de récupérer ce qu'il ne peut ni affronter ni comprendre, et de nombreux individus, notamment parmi les défenseurs de l'« homme providentiel », se rêvent d'être celui-là. Il y a ceux qui sont satisfaits de cette situation pourtant instable, rassasiés de leurs propres paroles, et qui veulent seulement que les assemblées ne changent plus, qu'on n'aille pas au-delà, ce qui tendrait à transformer ce discours émergeant en papotage hebdomadaire ; et il y a ceux qui, inquiets, cherchent des sorties, comme l'idée d'une assemblée constituante qui finirait par réconcilier Etat et assemblées, ou encore un cran en dessous, qui pensent seulement que de nouvelles élections où des assembléistes se présenteraient pourraient résoudre la « crise » dont, après tout, les assemblées ne seraient qu'un signal d'alarme. Enfin il y a ceux qui ne sont pas satisfaits et pour qui l'expérience a des horizons encore hors de toute visibilité.
L'Interbarrial est devenue un cadavre. Au début il y venait 4 000 personnes et presque toutes les assemblées. Maintenant, ce corps mort ne rassemble plus que 300 fidèles, et environ un septième des assemblées y envoient un délégué. Cette coordination où on ne discute pas ne représente même plus le mouvement ; au contraire, du fait de la place qu'elle prend, du symbole qu'elle est, elle empêche une véritable coordination. La ranimer est aussi absurde que la soutenir. Elle n'est plus qu'un vestige encombrant, une statue mal finie, un reste sans vie et sans goût, un frein comme tout poids mort. L'Interbarrial du parc du Centenaire aura été la mesure du mouvement dans la première phase, en espérant que cette première phase s'achève aujourd'hui [*].
Mais la grandeur du possible domine largement ces faiblesses. D'abord il faut souligner que ce mouvement, parce que son début a été fort, mais aussi parce qu'il trouve en lui les ressources pour relancer cette intensité, a tenu cinq mois, sans aucune aide d'aucune sorte : aucune publicité ne lui a véritablement été faite nulle part dans le monde, et même en Argentine il est soumis à cet étonnant ostracisme, qui lui va bien. L'ambiance est loin d'un déclin : ce n'est pas la « fête », dont les situationnistes avaient fait la mesure de toute révolte, mais l'intensité des assemblées est nettement plus grande que l'intensité du quotidien, du travail ; si les Argentins ne veulent pas quitter l'Argentine en ce moment, contrairement à ce qu'annonce le catastrophisme middleclass de l'information occidentale, c'est en grande partie à cause du plaisir des assemblées, qui n'existe pas dans tous ces pays où leurs relations n'ont pas d'amis. Si, ensuite, le nombre des participants aux assemblées diminue, le nombre des assemblées augmente : il y en aurait désormais 280 dans le grand Buenos Aires, c'est-à-dire le double d'il y a un mois. Ce développement provient pour beaucoup de l'insatisfaction de participants à des assemblées, insatisfaction d'abord contre de trop nombreuses discussions politiques, et contre les manœuvres des carriéristes : les militants sont bien sûr présents dans les assemblées, mais ils y arrivent avec l'hypothèque de représenter des partis politiques dans un mouvement explicitement constitué contre les partis politiques et avec les lourdes tentatives d'organisation et les objectifs insuffisants auxquels justement on tentait d'échapper ; et les carriéristes, qui voudraient institutionnaliser les assemblées, ressemblent déjà trop aux politiciens en faillite. Comme l'Interbarrial ralentit le mouvement de son poids mort, les militants, et les carriéristes, en replaçant les débats dans leurs perspectives importées, empêchent l'approfondissement des assemblées.
La multiplication des assemblées semble donc correspondre à une sortie de la béatitude du début du mouvement, à une étape de la critique dans la réflexion, qui, devant ces premiers signes de désaccord, s'accompagne de la disparition de la majorité spectatrice. Ceux qui sont restés sont plus engagés, veulent en avoir le cœur net. Les assemblées ont ainsi considérablement amélioré leur format. Entre l'assemblée elle-même et les commissions la dispute est mieux préparée, avec des débatteurs déjà aguerris, qui se savent engagés : pas de retour possible, le salut est devant.
Pour se faire une idée chiffrée de ce mouvement, il suffit de prendre en compte l'hypothèse que la moyenne des participants à une assemblée doit s'approcher de 50 personnes ; et il y a peut-être un tiers de participants en plus, si on compte les absents épisodiques. Ceci nous amène à un total d'environ 20 000 personnes pour le grand Buenos Aires. C'est un chiffre ridicule dans une ville de douze millions d'habitants, moindre que la moyenne des spectateurs aux matchs de chacun des grands clubs de football. Mais c'est un chiffre immense quand on pense que ce sont 20 000 personnes dont chacune a un discours et le confronte à d'autres personnes qui ont également un discours, avec les multiples jeux et battements que cela occasionne. Trop faible en quantité pour être un véritable mouvement social, héritier des mouvements de masse, et trop fort en qualité pour ne pas laisser de traces durables dans le monde.
En province, où elles s'appuient sur une violence qui a disparu dans la capitale, les assemblées commencent plus timidement à voir le jour ; mais ce contre-jour à contretemps est plus qu'un soutien : c'est une relance, c'est une extension. Cela montre la difficulté qu'a le mouvement à s'étendre hors de Buenos Aires, mais en retour, le stimule.
Gouvernement, police, armée continuent d'être très indécis. Rien ne justifie une répression contre un mouvement qui touche aussi peu de choses sensibles, et qui reste aussi généralement apprécié. La langue de bois qui a suivi les journées de décembre et de début janvier marque la crainte profonde d'un mouvement capable de faire chuter un gouvernement, en feignant toujours de compatir et de soutenir la protestation sur le mode : c'est quand même bien normal qu'ils protestent, d'ailleurs nous, gouvernement, police, armée, faisons partie de ce peuple, et nous protestons avec eux.
Le possible est difficile à évaluer, parce que les assemblées de Buenos Aires sont déjà dans l'inconnu. C'est une révolte contre la middleclass, avant même l'arrivée de la middleclass : l'alliance piqueteros-assemblées sort des schémas de classe dans lesquels elle est taillée. Comme l'assemblée de Jussieu – qui se demandait ce qu'était le travail –, mais avec une dimension incomparablement plus grande, cette révolte va devoir reconstruire une façon de voir le monde, va devoir questionner les fondements triviaux de tout ce qui nous entoure.
Très concrètement, il apparaît urgent de reconstruire une nouvelle coordination, hors de l'Interbarrial. Des tentatives sont en cours, et elles sont très difficiles parce que la tradition de l'Interbarrial fait déjà frein, et parce que l'analyse de son échec n'est pas faite tant que la seule chose qui lui est reprochée est son taux anormalement élevé en militants. Mais sur de nombreux points, il est urgent de construire des avis partagés :
Redéfinir l'alliance assemblées-piqueteros sans l'angélisme qui consiste à dire que tout ce qui est piquetero est bien, parce que la solidarité passe avant toute lucidité.
Le besoin de parler : à quoi il correspond, quel est son contenu, comment du besoin de parler parvient-on au débat ?
L'Etat et la gestion par rapport au mouvement : comment les traiter ? Les affronter frontalement avec un rapport de force nécessairement défavorable, ou les ignorer en laissant subsister leur capacité de nuisance, et même de destruction, dans le dos ?
L'international : le risque d'étouffement le plus grand reste lié à l'indifférence et au silence de ce phénomène hors d'Argentine, et hors d'Argentine signifie hors d'Amérique latine.
(Texte du 26 avril 2002.)
[*] Depuis la rédaction de ce texte, l'Interbarrial a été réformée : le vote d'une voix par assemblée, qui ouvre la nécessité d'une affiliation et d'un contrôle des votants, donc d'une bureaucratie et d'une police, a été institué.
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