Paris, 22-08-92
En préalable à la poursuite de notre échange, nous avions posé au Groupe Communiste Internationaliste une question. Il est vrai qu'elle était difficile, dangereuse, ambitieuse. Dans le parti de la révolte le courage est en abondance, comme nous l'enseignent chaque jour les émeutes modernes ; à l'exception du courage de la pensée qu'on y trouve en proportion inverse. Notre question exigeait beaucoup de ce courage si rare, parce qu'elle mettait en jeu l'ensemble d'une conception, d'une théorie. Le communisme a-t-il une fin ? Comme un curé de campagne, vous fournissez la réponse toute faite du gros bon sens et de la langue de bois. Oui, puisque tout a un dépassement. Si oui, comment finit-il ? Vous vous êtes bien gardés de répondre à cette question subsidiaire. Il est évidemment délicat d'avoir pour but une idée (vous n'aurez pas l'impudence de prétendre que le communisme est une "réalité matérielle") quand on est capable de nommer le dépassement de cette idée. Il est assez embarrassant d'envisager les conséquences théoriques et pratiques d'une telle révélation. Et nous parlons en connaissance de cause. Le monde, contrairement à vos croyances, n'est pas fondé sur la lutte entre les défenseurs de ce que vous appelez la valeur et ceux du communisme. Ce monde est fondé par sa fin qu'il lui reste à réaliser. Les deux partis en présence ne sont donc pas "bourgeoisie" et "prolétariat", deux divisions économistes que les économistes ont réussi à substituer et superposer pendant deux siècles à la véritable dispute entre le parti qui veut éterniser et le parti qui veut achever l'humanité. Ce que vous appelez valeur et communisme sont des conséquences idéelles quoique au moins pour le premier, éminemment pratiques, du débat de l'humanité sur sa fin : deux plates idées, qui, dans ce qui est essentiel, ont pour fonction d'éterniser et de reproduire à l'infini les conditions sociales existantes. Et chacun des deux partis qui prônent ce qui pour vous sont des solutions contraires pour l'humanité, prétend simplement l'éterniser mieux que l'autre. Nous nous sommes largement expliqués sur cette question centrale, la question de l'histoire (cf. "De l'histoire" par Adreba Solneman), et nous continuerons à le faire jusqu'à la fin. Nous avons donc évidemment répondu à la vieille litanie millénariste, reprise sans critique par Marx pour enjoliver le communisme, comme quoi le communisme serait le commencement de l'histoire. Désolés : jusqu'à preuve du contraire l'histoire n'est pas l'ouverture d'un monde magique après big bang, l'histoire c'est ici et maintenant, qu'on la fasse ou qu'on la subisse, qu'on le veuille ou pas.
Gros curé imbu, il serait peut-être temps d'envisager que certaines des questions dont vous ignorez même l'existence, d'autres, moins gros, moins curés, et moins imbus, ont construit leur cohérence dessus. Lorsque vous rencontrez des réponses autres que celles du catéchisme, elles ne viennent peut-être pas du malin, la "bourgeoisie", ni de lacunes dans la connaissance du catéchisme. C'est peut-être simplement que votre catéchisme lui-même est une lacune ; ou alors un effet de la lourdeur carapacée, depuis les oeillères bien nouées sur le cerveau jusqu'aux sabots bien fichés dans la glaise, du gros curé imbu. Car pour la légèreté, c'est sûr : GCI peut accuser le monde entier d'en avoir plus que lui.
Comme vous n'avez pas osé vous engager, vous n'avez pas compris un traître mot de notre dernière lettre. Vous n'en avez compris ni le but, ni le sens, ni l'enjeu. Et par conséquent vous ne pouviez pas comprendre la seule chose à laquelle vous avez répondu, le détail. Il est vrai que notre ton était un peu rude, mais l'enjeu de notre dernière lettre nous semblait ne pas pouvoir s'accommoder de votre gras confort villageois que nous avons tenté de secouer un peu. Votre réponse nous prouve malheureusement que nous avons sous-estimé cette déficience, et que nous aurions du davantage encore user de la franche vigueur qui, depuis que des individus se révoltent, caractérisent, parmi les moins pleutres, les rapports les plus estimables. A propos, de quelle école religieuse tirez-vous que l'insulte est "l'arme des faibles" ? D'ailleurs, nos remarques sans complaisance vous ont-elles insultés ?
Les vôtres, et c'était apparemment leur but absolutionniste, nous ont dégrisés. Point par point, platement, vous nous renvoyez votre vieux discours où effectivement il n'y a rien de nouveau, que du ravalé, du recraché. Espérons au moins que vous ne doutiez pas que nous pourrions vous renvoyez à notre tour, point par point, et en smashant, et avec effet, toute cette bonne foi, mauvaise foi, égrenée comme un chapelet, reflet comme vous dites, pas même de l'information dominante, mais de toute la misère du Seigneur, y compris ce à quoi vous avez jugé plus prudent de ne pas répondre. Et nous pourrions passer en revue vos pataudes trivialités sur l'offensive et la défensive, sur la progression vers l'origine que vous ne pratiquez pas, sur survie et vie, sur histoire et quotidien, sur travail et jeu, sur besoin et superflu, sur idée et réalité, sur syndicats et partis, sur la politique et l'économie, sur la passion, le prolétariat, la démocratie, la révolution, l'Irak et la religion. Nous essayerions une deuxième fois de vous faire entendre que nous savons que nous n'utilisons pas ces concepts dans le même sens que vous, et que c'est précisément pourquoi nous les engageons par rapport à vous, dans l'espoir de vous faire partager la racine de cette différence. Un exemple : ce que vous appelez valeur n'est pas la valeur réelle, mais a pour toute réalité d'être une petite branlette de militants frustrés (remarquez, s'il vous plaît, que dans tous les cas de figure de cette lettre, curé et militant sont interchangeables). Pour comprendre en quoi "votre pratique d'attaque contre la valeur" (alias branlette) "n'attaquerait pas réellement le rapport social capitaliste, mais ne ferait que le reproduire" il n'y a qu'à regarder le rapport social capitaliste, comme vous dites. En quoi votre attaque (alias branlette) l'a-t-il changé ? Fin de l'exemple, avant l'argumentation comme quoi elle reproduit le rapport en question, traitée dans le premier paragraphe, avant celle qui discuterait du nom de ce rapport, et avant la synthèse qui proposerait un déplacement de perspective commun, de ce détail vers l'essentiel, la perspective de l'humanité achevée. Mais tout cela serait encore plus inutile que long ; car tout cela reviendrait, dans le dogme précédent, auto-satisfait et mou, à hauteur de smash, sans que l'ensemble de cette situation absurde ne donne à réfléchir au gros curé imbu, content d'avoir remis le coup, et d'un si juvénile délassement. Nous ne pouvons que vous assurer que nous n'avons pas le goût du ping-pong théoricien, surtout avec un adversaire désavantagé par son poids et sa soutane, parce que nous n'avons guère plus le temps. Il appartient à d'autres jeux, plus intenses et plus vastes, auxquels notre précédente lettre était encore la naïve invitation, mais pour lesquels il faut des partenaires, pardonnez l'expression, un peu moins béotiens, un peu mieux informés de leur monde. Vous, cher frère, qui nous traitez d'artistes, n'avez vous pas appris, dans votre trou, que les derniers sont morts il y a 70 ans ? Nos illusions, que vous croyiez pêcher dans un ruisseau si éloigné de votre sacristie, étaient plutôt dans les capacités d'un Groupe Communiste Internationaliste.
N'ayant donc répondu ni à nos espoirs, ni à notre préalable, ni à notre dernier bulletin, nous nous sommes évidemment demandés pourquoi ce sermon de 12 pages, pour qui ? Une seule chose est certaine, ce n'était pas pour nous. Pour l'instant nous excluons également l'hypothèse que vous soyez des sous-marins de Bayer ou d'un autre fabriquant d'acide acétylsalicylique : ils auraient choisi moins plouc. Eh bien, nous pensons que notre petit curé de campagne, affreusement inquiet de ce que deux ou trois de ses ouailles nous aient contactés sans le lui confesser préalablement, a décidé de resserrer les rangs, qui sauf erreur, en avaient bien besoin. C'est à sa petite paroisse que s'adresse ce sacré discours dont nous sommes le profane prétexte. Il ne s'agit évidemment pas de commercer avec une quelconque Bibliothèque des Emeutes, il s'agit de remettre les idées en place à cette base peu disciplinée. Les temps sont durs quand le moindre débat sur l'extérieur est immédiatement une menace pour l'unité du groupe. Voyez le Parti Communiste Français. Sauf que ces dirigistes-là, sans doute un peu moins bureaucrates, n'ont pas besoin de six mois pour confisquer un début de débat, le couvrir d'une bordée de dogmes, refaire l'unité par ce silence bruyant, et pondre un ou deux textes d'eau bénite. Et au milieu de la manoeuvre, vous feignez d'être surpris que nous trouvions moins critiques vos lettres que celles, plus fraîches et plus hardies, d'individus de GCI, plus honnêtement intéressés ? Ne croyez pas que vos paroissiens resteront éternellement cons comme des militants. Et vos rituelles incantations au "sectarisme" ne raccommoderont plus très longtemps vos mitres mitées. Quant à notre professorat, dont nous abuserions sans scrupules sur vos agneaux sans défense, il n'est que dans votre tête de curé complexé ; en tous cas, GCI est la première organisation politique, tous Etats compris, à nous reconnaître le moindre diplôme universitaire. Hosanna ! Alleluia !
Pour nous, nous n'oublierons pas que ce sont des individus de votre groupe qui nous ont d'abord sollicités ; et que le respect et le dialogue initiaux, le groupe les a interdits.
Terminons par ce qui aurait de toutes façons suffi à cette
rupture définitive : l'injure que vous faites à ce pour quoi
nous respectons Marx. Nous respectons également d'autres révoltés
contemporains de Marx, la plupart anonymes, quelques uns adversaires, voire
ennemis de Marx ; et, en désaccord complet avec "le Capital", nous
risquons fort peu de passer pour marxistes. Mais nous ne découpons
pas sa pensée en petites rondelles au goût d'hosties pour
donner de la saveur à notre communion avec autrui. Marx n'était
pas un bibliothécaire, et probablement pas un émeutier. Mais
il n'était pas non plus un militant, à quoi l'impudent curé
veut le rabaisser pour l'avoir à son niveau. Marx est jeune où
vous êtes vieux ; nous ne divisons pas les "révolutionnaires"
entre jeunes et vieux, nous n'avons aucunement ce pouvoir, nous prétendons
que ceux qui se révoltent sont jeunes, et excluent de tout projet
révolutionnaire les vieux comme vous. Marx est joyeux où
vous êtes tristes. Marx dispense généreusement l'insulte
où vous pleurnichez comme des faibles que c'est l'arme des faibles.
Marx est hardi, il ose engager sa théorie, vous êtes conservateurs,
vous n'osez pas engager la théorie de Marx. Marx est jouisseur,
vous êtes chiants. En un mot, Marx est vivant et vous êtes
morts. Enfin, Marx connaît comme aucun autre la théorie des
50 dernières années, dont vous n'avez pas la moindre idée.
Pour la BE
Philip FRANCIS, Chrétien FRANQUE, Adreba SOLNEMAN
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