B) Guerres d'Etat


 

4) Guerre du Sahara occidental

Ce qui sépare le Tchad et le Sahara occidental est le désert. Mais c'est aussi ce qui unit la guerre du Tchad à la guerre du Sahara occidental. Ce Sahara occidental est une colonie espagnole, étendue comme la moitié de l'Espagne, mais peuplée autant que Sainte-Lucie ou la Dominique. En 1973, la pénétration de l'idéologie a fait naître jusque entre ces dunes qui frisent l'océan un parti qui a choisi le marxisme comme un acteur consciencieux choisit ses rôle, costume, armement, phraséologie, organisation : le Front pour la Libération du Saquet El Hamwa et Rio de Oro (Polisario). Le 14 novembre 1975, dans le mépris le plus complet de cette prétention arriviste d'Etat, les gredins d'Etat du Maroc et de la Mauritanie, avec la complicité de l'Etat colonial espagnol, où Franco n'est plus maintenu en vie qu'artificiellement, se partagent le territoire par un pacte à Madrid. Entre-temps l'Algérie soutient le Polisario, qui proclame l'indépendance d'une République Arabe Sahraouie Démocratique, le 26 février 1976, dans un petit show pour journalistes, près de Tindouf en Algérie. Ces guerilleros du néant forment un exécutif de 9 et un politburo de 21 membres (dont 3 chargés des organisations de "masse", ouvriers, paysans, femmes, on croit rêver), auxquels s'ajoutent 19 "élus" des "comités de base du peuple", pour former un Conseil National du Peuple. L'Islam est déclaré religion d'Etat de cette parodie stalinienne de démocratie, puisque tout cet Etat sans terre, cet Etat de camp de réfugiés, est confisqué par le Polisario, hiérarchiquement et militairement, dans l'exclusion intégrale de tous les Sahraouis qui ne sont pas dans le camp de réfugiés de Tindouf, donc hors de l'Etat revendiqué. Il ne manque à ces 800 militants que le nombre pour passer de leurs prétentions monstrueuses à une réalité monstrueuse. Lorsque l'Espagne débande ses 3 000 harkis, ils vont au plus offrant, l'Algérie plutôt que le Maroc. En 1977, ce Polisario, avec ces mercenaires et quelques recrutements forcés atteint 10 000 hommes, soit le dixième de la population totale sahraouie.

Commençons par retrancher de cette sinistre affaire la Mauritanie, enfant pauvre du partage de Madrid, enfant pauvre de la guerre. Le faible Etat mauritanien est attaqué sur son sol par le Polisario, et défendu sur son sol par 9 000 soldats marocains. En subissant ainsi le poids du début de la guerre, cet Etat n'est même plus un complice crédible du Maroc, instigateur d'une rapine que la Mauritanie, comme un enfant influençable et un peu idiot, devait cautionner en acceptant un partage inégal. Plus grave, cette guerre permet de moins en moins à la minorité arabe qui gouverne, de contrôler la majorité noire pas encore dégagée de l'esclavage pré-colonial. C'est pourquoi, le 10 juillet 1978, dans un coup d'Etat non-sanglant, Ould Mohammed Salek remplace Ould Mokhtar Daddah. Après de fastidieuses péripéties, ce nouveau gouvernement mauritanien, par un traité avec le Polisario à Alger en août 1979, arrive finalement à retirer sa patte boursouflée d'une ruche où il y avait plus d'abeilles que de miel.

Voici donc une limpide guerre d'Etat moderne. A ma droite, le royaume capitaliste du Maroc, à ma gauche, la République Socialiste d'Algérie. Le ring est une province neutre et déserte, dont le combat ne déborde que peu, sans danger pour les suivistes, supporters et sponsors des deux camps. Au contraire, ce match met K.O. les premiers, ravit les seconds et enrichit les derniers. Les économistes prétendent que la principale richesse du Sahara (occidental) est le phosphate. Ces gens-là doivent avoir un gant de boxe dans l'oeil : la principale richesse du Sahara est la guerre. Elle bénéficie tant aux Etats marocains et algériens, qu'ils y ont complètement oublié l'exploitation de ce sel précieux. Pour le Maroc "Cette guerre qui n'en finit pas a pourtant des avantages : elle occupe l'armée au loin et diminue les risques de coup d'Etat, hantise de la monarchie depuis 1971. Sous couvert de nationalisme, elle permet de respirer tranquillement..." Elle justifie les arrestations massives lors des grèves sur les campus et dans les mines de phosphate marocain, au printemps 1978. Elle grève 40 % du budget marocain, séquestre l'attention du public de cet Etat et y gonfle comme une baudruche de réclame la popularité du roi Hassan II. Ce petit tyranneau s'est accoutumé à cette drogue, et il est aisé d'affirmer qu'il préfère la guerre à la victoire. La dictature de Boumedienne en Algérie, qui sauve les apparences en mettant en avant le Front de Libération de service, le Polisario, se sert également de la guerre pour absorber et entraîner l'armée qui garantit cette dictature, pour farcir de nationalisme sa propagande interne, pour justifier les déconvenues chroniques de son budget, et pour faire l'autorité morale dans ce spectacle commode car toujours gagnant où l'Etat algérien a le beau rôle : le Maroc, Vautour Noir, et la Mauritanie, Grand Nigaud, sont le tandem de méchants, le Polisario, Petit Poucet, et l'Algérie, l'Ange Blanc, sont les bons, et cette guerre n'est pas le noble sport (que le meilleur gagne !) qu'est la boxe, mais sa populeuse parodie (allez les bons ! à bas les mauvais !), le catch.

Aussi les coups y font-ils toujours plus d'effet dans le public que de ravages dans les troupes. Les raids du Polisario chatouillent en priorité le spectacle : que ce soit l'enlèvement de pêcheurs espagnols, qui rapportera la reconnaissance de la RASD par le parti gouvernemental espagnol (mais pas encore par l'Etat de l'ancienne métropole), ou des "offensives", toujours à la veille d'une réunion de l'ONU, de l'OUA, des "non-alignés", ou le lendemain de la mort de Boumedienne, le 27 décembre 1978, il s'agit toujours de rallier à ces Petits Poucets de nouveaux Etats sympathisants. Entre-temps, les "batailles", où la guérilla apparaît puis disparaît, font déjà entre 500 et 1 000 morts (janvier et mars 1979). Le 3 mars, le roi du Maroc peut donc instituer un Conseil de la Défense marocain, parallèle au gouvernement, chacun de ces deux organismes pouvant paralyser l'autre, pour le plus grand profit de Hassan II. Pour remplacer la Mauritanie sur le ring, la police du roitelet monte une guérilla sahraouie, calque du Polisario, l'Aosario, pour se battre en Algérie sans avoir à déclarer la guerre, et son armée occupe la partie du Sahara abandonnée par le forfait mauritanien. Enfin, depuis octobre 1979, s'est engagée une bataille presque conventionnelle sur le plateau Ouarkziz, qui, à l'ouest de Tindouf, forme un noeud entre l'Algérie, le Maroc et le Sahara occidental.

La cause de la guerre du Sahara est suffisamment fondée dans l'intérêt du royaume du Maroc et de la dictature socialeuse d'Algérie. Mais sa pérennité et son succès dans le monde, qui de 1977 à 1979 font de petits raids des gros, et d'échauffourées occasionnelles de petites batailles, sont fondés hors de ces participants immédiats.

Il n'est pas surprenant de reconnaître en 1978, dans la dispute à la tête des Etats, et entre les Etats eux-mêmes, la forme édulcorée, quoique poursuivie avec des moyens autrement redoutables, de la dispute universitaire de 1968. Le manichéisme idéologique, qui à l'université est une insigne faiblesse et sottise des futurs dirigeants, devient, au gouvernement, la seule chose à laquelle ils croient vraiment. Chaque dispute idéologique, en 1978, n'est ainsi jamais qu'une variante de la dispute de forme entre USA et URSS, d'un libéralisme contre un socialisme, d'un économisme de marchandises contre un économisme d'Etat. Il est visible que, secoués par les saillies de la vraie vie, les vieillards à la tête des pays vieux ne soutiennent plus ces illusions qu'en tant que moyen éprouvé pour conserver leur domination ; mais, hypocrisie ou routine, ces vieux catcheurs soutiennent avec chaleur le même mensonge chez leurs successeurs en début de carrière. Aussi, la guerre entre Algérie et Maroc, ces deux caricatures des deux moitiés complémentaires de l'idéologie, gauche-droite, Est-Ouest, stalinisme-capitalisme, passionne bien plus que le grand public les différentes organisations d'Etats, comme les Nations Unies, et peut-être plus encore, l'Organisation de l'Unité Africaine, siège de la rivalité entre héros vieillissants de l'Indépendance, et héros universitaires soixante-huitards : cette guerre, en 1978, est à la mode.

Dix ans après 1968, la gauche idéologique est partout en expansion. Non pas que la justesse de ses prémices théoriques centenaires soit vérifiée, au contraire : il semble admis, admissible, que cette vérification, le communisme, sans cesse imminente, ne se fera que bien après nous. Dépouillée du temps, cette idéologie paupériste ne fait plus que la morale, comme la religion déiste avant de se corrompre, et avant que le matérialisme n'en nie quelques superstitions désuètes. La gauche fait le bien, aide les pauvres, est le bien. Le Polisario, ce petit bloc pyramidal, vraiment hostile à l'homme, n'a cure de ne se faire applaudir que par des Etats, puisque l'annexion pure et simple du Maroc est radicalement contraire au sacro-saint "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes". Indépendamment de ce qu'une consultation locale, selon ce droit, ne permettrait même pas aux Sahraouis, du fait des frontières limitrophes, de choisir une autre forme d'organisation commune que l'Etat, le Polisario est une usurpation de cet Etat. La guerre du Sahara, embrigadant les pauvres dans le choix entre un parti qui supprime toute représentation indépendante et un parti qui usurpe toute représentation indépendante, est un archétype des guerres d'Etat. L'image sandiniste du Petit Poucet, rigoureux, pauvre, combatif, croyant, honnête, se battant pour la terre spoliée des siens, avec raison, sérieux et maturité, confine dans ce Police-haro, par sa rigidité dépouillée et intègre et son scoutisme un peu brusque, au prototype d'une police efficace. L'ignoble dictature algérienne, dont ce Front de Libération n'est que l'armée visible, passe pour l'altruiste protecteur d'un opprimé sans défense, quoique brave, ou encore mieux, le voisin pour qui le droit d'hospitalité est sacré, surtout pour un banni, surtout pour un banni si juste. Cette mièvre parodie de héros populaires, étendue à des Etats, ne sera même que légèrement assombrie lorsque l'Etat libyen prétendra étendre sa grande cape galonnée d'expérience tchadienne sur les malheurs du Polisario, en concurrent de l'Etat algérien. Mais les sectaires du Polisario ne sont pas les dilettantes du Frolinat, et Tindouf n'est pas en Libye, mais en Algérie. Quant au roi du Maroc, ce méchant de série B ne reculera devant aucun effort de guerre de ses sujets pour se maintenir. Et ses alliés sont les repoussoirs du public : cet ami de Sadate reçoit l'aide des Etats-Unis, et va même jusqu'à accueillir sur son sol le Shâh d'Iran, réprouvé par tous les moralistes depuis que les gueux de Téhéran lui ont arraché son auréole.

La pureté de ses clichés idéologiques confère à cette guerre d'Etat son vedettariat éphémère. Mais leur mode cessera et cette guerre continuera. Comme d'anciennes gloires de catch, dont l'heure est passée, mais qui ne savent rien faire d'autre, les responsables de cette guerre entretiendront autour de cet Etat du désert l'éternisation du désert de l'Etat.


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