C) Les frontières du Nicaragua


 

4) Frontière nord

c) El Salvador

Le Salvador est l'Etat le plus petit et le plus dense de l'Amérique centrale. C'en est une sorte de concentré : omniprésence américaine, café, dictature militaire, forte urbanisation mais majorité paysanne, théologie de la libération, libéraux, gauchistes, guérillas. Le Salvador n'est pas un extrême de l'Amérique centrale, mais son vrai milieu. Là aussi, l'offensive gueuse arrive à une frontière, c'est sa frontière idéologique. Car la fortune des armes n'y a pas permis les grandes batailles de Septembre et de Managua. C'est donc dans ce petit Etat que l'ennemi va rassembler ses forces et lancer la véritable contre-offensive sandino-somoziste d'Amérique centrale. Si l'esprit objectif mystifie de plus en plus ce monde, la subjectivité des gueux du Nicaragua et d'Amérique centrale aura au moins le mérite de révéler de qui et de quoi le Salvador devient le sauveur.

Depuis 1970, ce n'est pas qu'en habitants que le Salvador est le plus dense, mais d'abord en récupérateurs. On y dénombre : un PCN, parti des militaires et des bureaucrates, qui tous les 5 ans remplacent, comme au Guatemala, le général-président-dictateur par un candidat choisi dans ses rangs ; une oligarchie (14 familles) organisée en patronat, ANEP ; un escadron de la mort, UGB ; une milice paysanne, répressive et anti-syndicale, ORDEN ; une opposition libérale, UNO, composée principalement de la démocratie-chrétienne, PDC ; et cinq trinités de gauche, trinités parce que chacune d'elle est composée simultanément d'une guérilla, d'un front populaire (regroupant de multiples autres sigles) et d'un parti, groupant les deux : FAL-UDN-PCS, stalinien orthodoxe, FPL-BPR-FPL, tendance guerre civile prolongée, FARN-FAPU-RN, à mi-chemin entre les deux précédents, entre réformistes et radicaux, ERP-LP28-PRS, tendance insurrectionnelle, mais contrairement au Nicaragua considérée comme plus radicale (c'est-à-dire plus dogmatique) que guerre populaire prolongée, et PRTC-MLP-PRTC, arrivé trop tard sur le marché florissant mais saturé de la putasserie léniniste pour que son atrophie permette de dégager une tendance distincte. On s'en doute, ce qui précède n'est que le sommaire de cette siglomanie, sa vulgarisation. Il faut à la fois de grandes capacités de magasinier pour stocker ces dizaines de diminutifs et leurs traductions en mémoire, et de généalogiste, pour connaître toutes les filiations, ruptures, regroupements, sans parler de leurs chefs, sous-chefs, idéologues et principaux dogmes. Je ferais certainement injure à l'observateur attentif de reconnaître à sa place dans cette inflation d'organisations, souvent minuscules, le paroxysme d'une démence récente, parce que visiblement issue de l'adolescence prolongée, si un seul des commentateurs ne s'y était pas soumis avec le plus grand sérieux (des pages et des pages de sigles et de diagrammes en glossaire !) ; et surtout si les pauvres du Salvador avaient effectivement ri de cette mégalomanie lilliputienne. Mais il faut bien reconnaître que non seulement ils ont toléré les mailles de ce filet maniaque, mais les ont souvent tissées eux-mêmes, et si étroites qu'ils en sont morts par milliers. "Je ne parle pas de Minos, ni de Numa, qui tous deux gouvernèrent la folle multitude avec des fictions fabuleuses. C'est par ces niaiseries-là qu'on mène cette énorme et puissante bête qu'est le peuple."

Lorsque les élections présidentielles du 20 février 1977 ont lieu, tous ces compétiteurs sont déjà en place. Les léninistes poussant à l'abstention, le général Romero, candidat du PCN y bat le général Claramount, candidat de l'UNO, dans un rapport de 2 contre 1. Mais la fraude y est si massive qu'elle fait oublier celle de l'élection précédente, de Molina, en 1972. Le gouvernement des Etats-Unis, qui a soutenu l'UNO, Droits de l'Homme obligent, est le plus désemparé. Mais, comme toujours en Amérique centrale, cette perplexité est prise pour de la duplicité, et contribue à la colère. Colère à laquelle se rallie l'UNO, qui après quelques jours perdus à gémir son indignation, comprend qu'elle n'a plus de raison d'être si elle tolère que les élections soient aussi grossièrement manipulées, qu'elle n'a donc aucune chance de les gagner jamais, pire, qu'elle se dégrade en caution démocratique de la dictature, battue et raillée de tous. Le 24 février, par conséquent, Claramount conduit 40 000 de ses partisans sur la place principale de la capitale San Salvador (El Salvador est le nom de l'Etat), occupée en principe jusqu'à l'annulation des élections. Notons cependant que sans les gueux, que même cette opposition constate dangereusement entreprenants, jamais ces modérés ne seraient descendus dans la rue contre la dictature : "This action followed several days of spontaneous demonstrations against the regime and strikes by students, teachers, construction, factory and transport workers. The city was paralysed." Après quatre jours du plus passif des sit-in, l'armée encercle les 6 000 derniers manifestants spectaculaires et tire. Claramount fuit en exil, l'UNO passe à la clandestinité. L'armée se charge maintenant des inorganisés : "At daybreak demonstrators returned to the city center, burning cars and attacking government buildings. The troops fired with intent to kill. Some 200 people died, many of them workers responding to radio bulletins urging them to return to work. Similar riots took place in Santa Ana. In the evening Molina announced a stage of siege, banned assemblies and suspended all constitutional guarantees, blaming the violence on 'agents of communist subversion'".

A cette répression succède une vague d'assassinats de curés catholiques, attribués à l'extrême-droite. Après que le parti catholique ait basculé dans la clandestinité, l'Eglise catholique bascule dans la théologie de la Libération, à commencer par son archevêque, Oscar Arnulfo Romero qui, à la tête de tout le haut clergé, refuse d'assister à la cérémonie d'intronisation de son homologue, le futur président Carlos Humberto Romero. Jamais peut-être une dictature ne s'était forgée une image pire : fraudeuse, massacreuse, tuant du curé dans le seul pays qui porte le nom du Christ, corrompue, oligarque et hypocritement soutenue par l'abject gouvernement américain, bref, méprisable en tout ce qu'elle n'a pas de haïssable et dégoûtant même ses protecteurs. Face à une telle caricature on imagine que les recruteurs de gauche se sont frottés les mains : tout massacre, tout assassinat de curé, tout prêche anti-gouvernemental, chaque iniquité gonfle leurs troupes, les nourrit financièrement et idéologiquement, leur permet d'engraisser de manière à devenir à leur tour la gauche groupusculaire la plus caricaturale.

Toute l'année 1978, profitant du silence des pauvres, le balancier entre les deux partis valets va les renforcer, l'un dans l'image du mal, absolu, l'autre dans l'image du bien, contraint seulement d'être ferme, d'être dur. Dénonçant les multiples Panzós (sans photos), les nombreuses guérillas, dont certaines sont contraintes de s'autofinancer, se spécialisent dans les enlèvements d'hommes d'affaires étrangers, libérés contre rançon et publication de communiqués dans la presse de leur pays. Il faut reconnaître que ces tentatives d'introduire le spectacle au Salvador butèrent encore sur une réluctance enracinée de la part de l'information ainsi sollicitée. Mais les prémices d'un manichéisme spectaculaire, de deux camps valets retranchés, de cette guerre civile préventive que somozistes et sandinistes n'ont pas eu le temps d'asseoir, sont élaborées patiemment au Salvador. Entre février 1977 et février 1979, ce mode de combat à mi-chemin entre les armées classiques du Nicaragua et les commandos d'assassins du Guatemala, s'avère la façon la plus sûre de châtier les pauvres en permanence, sans risquer leur révolte.

C'est bien sûr Septembre au Nicaragua qui va faire fructifier ce dispositif au Salvador. Ce n'est pas que les pauvres du Salvador surent jamais ce qui s'était passé dans l'Etat voisin : les frontières, même aussi absurdes qu'en Amérique centrale, ne laissent filtrer que les mensonges valets. Aussi, les gauches ne propagèrent que la version sandiniste des événements. D'ailleurs ces guérillas salvadoriennes avaient encore, par rapport aux sandinistes, l'attitude des communistes allemands par rapport aux bolchéviques en 1918 : c'était au Salvador, où toutes les conditions étaient réunies, que se produirait la révolution d'Amérique centrale. Comme la contre-révolution bolchévique avait mis au pas les partis communistes éternels, la contre-révolution sandiniste mettra bientôt au pas ces guérillas éternelles. Non, c'est l'information mondiale qui commence alors à découvrir le Salvador comme alternative au Nicaragua, qu'elle trouve trop petit pour ses puissants éclairages.

Mais pour l'heure, au Salvador, la guerre est encore confuse. Les gauchistes qui freinent dans les villes et poussent dans les campagnes, n'ont pas pu retenir leur base. Car chaque manifestation porte encore son débordement. Car chaque organisation agit encore sans coordination avec les autres, regroupe des militants et des sympathisants peu nombreux, qui bougent sans ordre, et qui ne respectent pas leurs chefs, parce que ceux-ci sont encore trop petits. Ces deux années, où la bipolarisation entre deux armées se renforce continûment, est aussi la période où se renforce, paradoxalement, la spontanéité et le radicalisme des pauvres. De sorte que, ni leurs assassins, ni leurs récupérateurs ne sont encore parvenus à les étouffer sous leur couverture divisée ; et que cette radicalisation a en retour radicalisé ces assassins et ces récupérateurs. Ainsi, la vraie guerre qui se joue alors au Salvador, est celle, très indistincte, entre des pauvres, révoltés, et leurs encadreurs, professionnalisés. Indistincte, car cet encadrement leur ressemble, et eux pensent souvent comme cet encadrement. Contrairement au Nicaragua, la limite entre gueux et valets n'est pas ici même visible, bien loin d'être vue. La récupération n'est qu'une fine pellicule qui recouvre déjà tout, sauf les interstices entre les mailles, et qui colle aux ruades de la bête pour les adoucir. Principalement mais sans conscience, les petits valets de gauche vont éviter la jonction entre les gueux du Nicaragua et du Salvador. Et l'intensité, mais feutrée, étouffée, de cette lutte fantomatique entre gueux et valets, où les actions des premiers sont discrètement applaudies par les seconds, jusqu'à ce que les seconds s'emparent des actions des premiers dont les bruyants applaudissements trahissent la soumission, va provoquer mécaniquement en réaction la guerre avouable entre ces gauches et la dictature. Ce conflit-là, apparent, n'est que la manifestation visible du conflit réel.

Dès 1977, cette ambiguïté entre gueux et valets récupérateurs commence avec les premières occupations. Ainsi, alors que les gueux occupent des rues ou des usines, les valets font des prises d'otages spectaculaires dans des lieux publics. Mais au Salvador, dans les occupations se mêlera toujours un caractère spectaculaire et dans les prises d'otages une spontanéité nullement arriviste : autant ces actions freinent les gueux en les enlisant dans l'idéologie gauchisante, autant elles radicalisent les valet en banalisant leurs spectacles par leur multiplication informelle. La prolifération des occupations se lit dans l'éventail des lieux occupés : rues, usines, champs, églises, ministères, ambassades étrangères (Panamá, Venezuela, Costa Rica et Suisse en 1978, Mexique en janvier 1979). Signalons au passage que les gouvernants et les informateurs des Etats dont les envoyés étaient, contre l'usage tacite en vigueur depuis des millénaires, ainsi violentés, bien loin d'être indignés, acceptèrent toutes les conditions des preneurs d'otages, les excusant par l'ignominie de la dictature, leur faisant de la propagande, jusqu'à devenir complices de leur évasion. Ceci à titre d'exemple comme quoi le Droit prétendument si sacré en "démocratie" est aujourd'hui sacrifié sans hésitation à l'idéologie.

Dès février 1979, une vague de grèves dont il ne semble plus pouvoir être établi si elles étaient syndicales ou sauvages, déferle sur le Salvador. En tous cas leur manque de coordination, et le vague inhabituel à ce sujet chez tous les degauches patentés, semble attester leur sauvagerie. le 10 mars, une usine de soft drinks occupée est prise d'assaut par l'armée qui tue 8 ouvriers ; le 11 mars, le BPR occupe la cathédrale de San Salvador : il s'agit là de récupérer l'attention sur soi, à la sandiniste ; "by 13 March 24 unions had declared strikes in solidarity with the soft drink workers" (ce qui semble bien montrer le peu de retard, mais le retard quand même, des récupérateurs syndicaux sur leur base présumée) ; "a week later, FAPU called out the power workers, bringing industry in the city to a halt" : cette fois-ci, les ouvriers se sont barricadés et menacent de faire sauter la centrale, si l'armée attaque. Le gouvernement est obligé de céder : il y a déjà 150 000 salariés en grève, à moins de 300 kilomètres d'Esteli.

Mais le 4 mai, la contre-offensive de gauche commence. Il s'agit maintenant que les gueux suivent les valets. Il s'agit enfin que le spectacle, c'est-à-dire dans un Etat d'Amérique centrale, l'histoire, s'empare du Salvador, en distribue les dividendes à chacun des sigles, et en supprime l'anonymat. Le BPR occupe simultanément l'ambassade de Costa Rica et de France, puis jusqu'à 8 églises de la capitale. Le 8 mai, l'armée tire sur la manifestation de soutien au BPR devant la cathédrale : 25 morts. "The number of dead was much less than in February 1977 and the methods used were no different with the plaza beeing sealed off and sharp-shooters carefully picking off defenceless demonstrators from the surrounding government buildings. But this time the world at large viewed the event through its TV screens ; it was the first image of the residual violence of Salvadorean society to be piped into the living rooms of the metropolis." Ca y est : la très grosse artillerie soutient les valets salvadoriens. "L'exemple du Nicaragua voisin incite les jeunes rebelles, issus pour la plupart de la petite bourgeoisie contestataire, à donner un tour plus spectaculaire à leur action" (Le Monde, 19 mai). Après l'occupation de l'Ambassade du Venezuela (mais comme déjà pour celle du Costa Rica, l'ambassadeur parvient à s'évader au nez et à la barbe de l'amateur commando, le 20 mai), l'eau et la nourriture sont coupés aux preneurs d'otages et l'approvisionnement par la foule est empêché par l'armée le 22, qui tire à nouveau dans le tas : 10 morts. Enfin, le 1er juin, toutes ces prises d'otages s'achèvent pacifiquement dans un avion français qui transbahute tous ces héros maladroits mais indemnes, vers l'exil. Il y a, encore, en mai, un mouvement de grève, et notamment de soutien, mais il n'a plus la parole. "While the strikes had diminished, guerilla attacks increased, together with direct action by the popular organisations ; burning of buses, road blocks, occupations of embassies and radio stations were the principal methods used." Mais au moment où le Salvador devient spectacle, le spectacle, l'information dominante eux-mêmes sont également en pleine expansion, en pleins travaux : s'ils veulent bien séjourner un mois mercenaire au Salvador, ils n'y veulent pas encore élire demeure. D'autant que non loin de là commence alors la bataille de Managua.

C'est encore plus mêlés et inextricables que gueux et valets de gauche se relancent à l'attaque en septembre 1979, les seconds pour devancer les premiers : "By early september popular mobilization in the capital had surpassed the level it had reached in May. This time it took the form of demonstrations, occupations and attacks on public buildings, as well as the ritual burning of buses." "Romero's own brother was killed by the guerillas and the independance celebrations had to be cancelled for fear of an urban insurrection after 100 people had lost their lives in street clashes in the space of three weeks."

Le spectacle de mai n'aurait pas du se relâcher, s'il avait voulu étouffer ses ennemis. Au contraire, ainsi il les a excités. Et dans leur exercice de ligature compliqué car en pleine course des gueux, les valets salvadoriens se sont eux-mêmes attachés à leurs ennemis entravés, qui menacent aussi bien de leurs tomber dessus que de s'écrouler sous eux. D'autre part, le Salvador est maintenant devenu la suite, le contrepoids du Nicaragua, car maintenant que les sandinistes ont réussi la mise en scène de leur victoire, le spectacle peut leur nuire davantage qu'il ne leur sert : applaudir la gestion sandiniste s'avérera peut-être scabreux, au mieux fade. Mais l'Amérique centrale est rentrée dans la compassion, la compétence de beaucoup d'informateurs. Et comme les frontières du Nicaragua ont été réfractées jusqu'au canal de Panamá (spectacle) et aux massacres du Guatemala (obscurité), le même éclairage idéologique ne peut retrouver le même applaudissement mondial qu'au Salvador.

Sur les neuf premiers mois de 1979, il y aurait eu 550 assassinats au Salvador. Le nombre de morts, ainsi assené, en appelle toujours davantage au sentiment qu'à l'analyse : il serait indécent de mesurer tant d'horreur. Mais qui veut mesurer l'importance de l'information ennemie dans le choix du champ de bataille devra outrer le verdict moral. En effet, le même mode d'extermination, pendant la même période, a tué au moins cinq fois plus dans le Guatemala voisin. Comme quoi, en Amérique centrale, ce n'est pas la plus grande des horreurs qui est la vedette, mais l'horreur qui est la plus grande des vedettes.


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