A) Du 10 janvier 1978 à fin septembre 1978


 

9) Septembre (du 25 août au 25 septembre 1978)

Très poliment, mais sans doute un peu médusé, et non sans l'aigre idée de se démarquer, peut-être par calcul, le FAO ne lance son ordre de grève générale que le 25 août pour le 26, lorsque donc la prise d'otages est finie et bien finie. Pour ces valets libéraux, pour ce patronat frondeur, cette grève coûte peu : août et septembre sont les mois de vacances au Nicaragua. Mais donc aussi, elle rapporte peu. Voici un parti où l'on joue avec des petites mises au moment où les enjeux de tous les autres deviennent vertigineux.

C'est le monde à l'envers : "l'avant-garde des masses" investit dans le fait divers à scandale et le patronat lance des grèves générales. Il faut que les valets se sentent bien bousculés pour révéler une telle confusion où se lit si crûment la vieille devise de tous les arrivismes : "la fin justifie les moyens" ! Les conséquences de la grève générale du FAO vont faire oublier le FAO, et même la prise d'otages qui l'a devancée ; curieux ballet, où les efforts respectifs des divers groupements de valets pour prendre la tête d'un mouvement déjà si rapide, accélèrent comme par jeu ce mouvement, galvanisent ses têtes juvéniles, comme s'il s'agissait d'une réciproque émulation, rejetant à nouveau en arrière nos valets essoufflés, ridicules dans leurs livrées où mars est boutonné avec avril, et pour qui il ne s'agit pas du tout d'un jeu.

Aux premières heures de la grève générale, qui est totale, les rues sont occupées par les barricades et les jeunes. Le 27, on se bat à Ocotal, La Trinidad, Jinotepe, Esteli, León et Managua où il y a deux morts. le 28, Somoza, faute de pouvoir arrêter ses ennemis trop jeunes, obligé de relâcher trois jours plus tôt ses concurrents sandinistes, arrête des gardes nationaux accusés de comploter contre l'Etat. Cela est fort possible, mais aussi fort peu important, et cette nouvelle purge de son parti aura donc aussi peu de publicité que de crédit. Le 29, on se bat vraisemblablement à Masaya, Somoto, Diriamba, Jinotepe et Managua, où il y a encore deux morts. "The cahotic geography of post earthquake Managua was again a problem for both, the sandinistas and the middle-class opposition. Although the strike grew rapidly, and FAO leaders were claiming an 80 % shut down by the end of the first week, it was almost impossible to organise the capital coherently."

Dès le 27 août, commence l'insurrection de Matagalpa. Si janvier avait été la répétition générale de Monimbó, Monimbó n'a été que la répétition générale de Matagalpa. Les Monimboseros avaient appelé leurs insurgés "muchachos" ; la révolte de Matagalpa "est connue sous le nom de "insurreccion de los niños" (l'"insurrection des enfants" )". 500 petits enfants, équipés d'armes légères, s'emparent de la place au désarroi des récupérateurs absents : "The revolutionary leadership was unable to hold the people back." "The youth of Matagalpa threw themselves in spontaneous street-fighting, albeit with no hope of success against an enemy with vastly superior fire-power. Barricades sprang up on every street corner ; snipers were posted on strategic rooftops ; trenches were dug and communication with the city cut." Le 28, les barrios de El Chorizo, Palo Alto et La Chispa suivent l'exemple. Le 29, le fils de Somoza, à la tête de l'EEBI, bombarde la ville, mais n'arrive pas à reconquérir le champ de ruines ; le 31, une courte trêve fait espérer à l'ineffable Obando y Bravo que, comme pour la prise d'otages ses talents de négociateur seront décisifs. Mais non : tout à l'heure c'était le spectacle, où il faisait joli dans le décor, là c'est la guerre. Après que plusieurs centaines d'habitants aient fui les restes de la ville et évacué les 50 premiers cadavres, la Garde Nationale réattaque. Le lendemain, elle s'affirme maîtresse des rues désertes, où combats, embuscades et exécutions sommaires se poursuivent jusqu'au 3 septembre, faisant au moins 30 morts de plus. La Garde Nationale, qui est obligée de détruire des villes pour les reprendre et de tuer pour pacifier, ne peut qu'intimider ou devenir elle-même timide. Pendant qu'un grand linceul de silence et d'effroi recouvre Matagalpa, le virus de la rage qui y a atteint sa maturité a déjà contaminé tous les barrios du Nicaragua et toutes les casernes de la troupe de Somoza.

Ce premier acte shakespearien de la tragédie de septembre, a été une saignée si sombre et si rapide, que les trois coups qui font lever son rideau rouge, se mêlent, dans toutes les oreilles, au glas de San José de Matagalpa. Des acteurs, plus jeunes encore qu'à Monimbó, sont allés plus loin ; libéraux et sandinistes, stupides et interdits, trop vieux, ne peuvent être que spectateurs dépités de ce jeu où l'on risque sa vie, et dont toute affectation, toute idéologie est bannie ; la Garde Nationale, qui ne cherche à terroriser qu'autant qu'elle l'est, voulait faire de Matagalpa une fin. Ses niños en ont fait un début. Mais contrairement à Monimbó, dont la suite a surgi après six mois, le second acte issu de Matagalpa est déjà en cours, sur une scène si vaste qu'elle englobe le public. Quatre jours avant le Vendredi Noir de Téhéran, les protagonistes anonymes et inédits de la guerre civile du Nicaragua sont déjà en action pour déchiqueter la cervelle d'un jaguar.

La période du 1er au 9 septembre 1978 au Nicaragua, est probablement la plus riche en vécu et la plus pauvre en information : la bataille de Matagalpa, que tous les valets ont crue décisive, s'avère n'être que hors-d'oeuvre. Aussi y a-t-il un moment de flottement chez l'ennemi : libéraux et sandinistes, hébétés, et peu préparés à des empoignades si sauvages, hésitent entre le soutien à l'empoignade, où ils craignent pour leurs personnes et leurs carrières, et le désaveu de la sauvagerie, qui risque de les y exposer. N'osant se produire en public, au moment où tout est public, les valets d'opposition tergiversent fiévreusement dans le secret de leurs consistoires. Somoza a cru la guerre civile terminée en une bataille, comme à Monimbó. Il ne sait plus, devant la persistance des hostilités, s'il doit pousser l'offensive commencée à Matagalpa, ou se mettre sur la défensive. Ce tyranneau dont l'Etat éclate, n'est pas plus sûr de savoir qui sont ses amis (le 8 septembre, le "chef des opérations" de la Garde Nationale, José Ivan Alegrett est tué par un sabotage de son avion : les somozistes ne semblent pas non plus exempts de divergences stratégiques), et qui sont ses ennemis. Ainsi, geste incongru, va-t-il faire arrêter 200 grévistes, alors que tout le pays est en grève. Il témoigne par là ne pas savoir faire encore la distinction entre grévistes et émeutiers, entre passifs et actifs, entre adultes et enfants. Ce n'est pas à Somoza que la bataille de Matagalpa a servi d'exemple !

Les gueux du Nicaragua jouissent de ce flottement. Les enfants ont découvert un nouveau jeu, plus passionnant et plus riche que ceux de l'enfance. Tout est permis, tout est possible. Personne ne travaille. Les barrios s'organisent. Il n'y a pas de chefs, il n'y a pas d'ordre. J'ignore malheureusement la courbe de natalité neuf mois plus tard, mais voyez quels événements sont sortis du ventre de ces fêtards dans la première quinzaine de juin 1979 ! Je n'imagine pas de situation plus propice à l'amour. Cette délicieuse licence, cette liberté si brève, dans une période si chaude, est la récompense de Matagalpa, le laurier d'une défaite prodigue. Et si les terrains vagues du temps sont certainement les lits de leurs amours, le début si incontrôlé de septembre a été le moment où les gueux se sont parlés le plus.

Le silence de l'ennemi, de ses chefs et de son information est la dialectique de cette éloquence. Ce n'est pas le cynisme qui a privé les valets de raconter ce qui s'est passé dans cet angle mort de leur mainmise sur la société et sur le temps, c'est leur désarroi et leur ignorance. Ils n'avaient rien à dire. Ils avaient peur. On mesure à cette défaillance la faiblesse de notre parti à rendre soi-même public ses propres palabres. Car sur cette période entre le 1er et le 9 septembre, à Managua, León, Granada et Masaya, je devine plus que je ne sais.

Pourtant, malgré le choc qu'a laissé la violente répression de Matagalpa, malgré le silence dans lequel sont drapés les jours qui suivent, les valets sont obligés d'admettre que tout continue. Les premiers à retrouver leurs esprits sont les sandinistes. Dès le 7 ils appellent dans un communiqué à soutenir l'"insurrection sandiniste" le 9, et un gouvernement provisoire, ayant à sa tête Sergio Ramírez du Groupe des Douze, Robelo du MDN, et un avocat conservateur, Rafael Córdova Rivas. La formalité de soutenir ces trois crapules libérales est un exercice de reptation sans danger ni incidence. Deux hypothèses peuvent expliquer l'appel à l'insurrection : selon la première il ne se serait rien passé entre la répression de Matagalpa et cet appel, le FSLN "sentant un embrasement général de toute façon inévitable" de son grand nez creux, "espère au moins limiter les dégâts et conserver la direction de la lutte armée". "Le 9 septembre, le FSLN attaque León, Esteli, et plusieurs autres villes. L'arrivée de ces colonnes déclenche la levée en masse de ces populations" : le FSLN a tout fait ; il y avait je ne sais quoi dans l'air, le FSLN n'avait pas le choix, il a pris les devants ; le FSLN est un vrai chef, qui sait s'imposer ; il attaque, les masses accourent ; il les soulève de son bras puissant ; "Le 20 septembre les sandinistes sont contraints de se replier" : bon ben c'est raté pour ce coup-ci ; c'est pas de chance. Voilà la version simpliste de tous ceux qui ont écrit l'histoire de septembre, et c'est là qu'elle s'arrête. Mais si le FSLN a tout fait dès le début de septembre, il est aussi responsable de la fin de septembre. C'est ce qu'aucun de ses apologistes ne veut lui faire endosser.

C'est pourquoi celui que je cite ici, cite en note Humberto Ortega, répondant à la question, logique, de savoir si, compte tenu "de son coût, l'insurrection de septembre ne peut être considérée comme une erreur". Le coût ici, est bien sûr le coût humain, le nombre de morts : "En fait, nous ne pouvions pas dire non à l'insurrection. Le mouvement des masses a pris une telle ampleur que l'avant-garde était incapable de le diriger. Nous ne pouvions pas nous opposer à ce mouvement de masse, à ce fleuve ; tout ce que nous pouvions faire, c'était d'en prendre la tête pour le conduire à peu près, lui donner une direction. A cet égard, l'avant-garde consciente de ses limites se soumet à la décision générale des masses et en prend la tête. Cette décision et cette volonté sont le résultat de l'exemple de Monimbó." C'est la seconde et beaucoup plus probable hypothèse, totalement en contradiction avec la première, sans que cela gêne le valet de plume qui la met en note : le FSLN n'a rien fait ; il a pris le train en marche ; les villes dans lesquelles il est venu étaient déjà insurgées, certainement déjà auto-organisées ; il a appelé à une insurrection qui avait déjà lieu, vieille technique de récupérateur, d'"avant-garde" en retard ; il ne pouvait pas dire "non", "s'opposer", pourtant ce n'est pas l'envie qui manquait. La seule chose qu'il pouvait faire pour limiter la casse c'est "d'en prendre la tête", jouer les petits chefs, "conduire à peu près" et cet "à peu près" est tout un poème tant il reflète de disputes et de désaccord avec ceux qu'il était si important de ne pas laisser libres de leur propre conduite.

La discussion avait du être chaude à la direction du FSLN, début septembre. Matagalpa avait commencé à effacer la prise d'otages dans les mémoires. Mais la continuation du mouvement avec l'absence persistante du FSLN en a effacé l'effet : la sympathie pour les sandinistes avait du s'inverser très vite en moquerie, méfiance, mépris. C'est certainement pour sauver leur image, que la tendance "insurrectionnelle" a proclamé unilatéralement l'"insurrection sandiniste", le 7, véritable pronuncia-mento pour les deux autres tendances. Mais l'autre sens d'"insurrection sandiniste" en fait avant tout un pronunciamento des trois tendances contre les insurgés, en soumettant l'insurrection au sigle, en enchaînant ces deux mots contraires, pour le meilleur et pour le pire. Ainsi, ceux qui désapprouvent les sandinistes ne peuvent plus approuver l'insurrection ; et ceux qui approuvent l'insurrection, approuvent implicitement les sandinistes. Cette méthode d'amalgame de deux concepts distincts en un, a même été ratifiée par référendum quand il a été proposé aux Iraniens de se déterminer pour ou contre une "république islamique" : insolence et désinvolture de valets, violant ce qui reste de bonhomie aux gueux (bien fait pour eux), et leur horreur regrettable pour les disputes de mots.

Le 9 septembre, entre 6h et 6h30 du matin, des petits groupes de guerilleros apparaissent dans les rues d'Esteli, Chinandega, León, Masaya et probablement Managua, intimant aux habitants de les rejoindre ou de leur livrer les armes. Comme dans l'insurrection de février 1979 à Téhéran, le premier soin des récupérateurs est de récupérer les armes, ce qui prouve à quel point ils craignent de les voir retournées contre eux. Détruisons au passage de cette première exigence (rapportée par un de leurs apologistes les plus scrupuleux, qui n'y a pas vu matière à réflexion) cette légende populaire selon laquelle les sandinistes voudraient "armer le peuple" : les sandinistes, comme tous les léninistes divagant sur l'"armée populaire" ne veulent armer que ceux qui se soumettent à leur hiérarchie ; ils ne veulent que se réserver le privilège de la distribution des armes ; et par "peuple" ils n'entendent jamais que tous ceux qui reconnaissent qu'ils en sont l'"avant-garde".

La suite de ce matin du 9 septembre est malheureusement inconnue. Il est difficile de dire dans quelle ambiance étaient les villes investies, mais tout porte à croire que l'insurrection y était endémique et que les enfants y avaient radicalisé leur spontanéité jusqu'à des embryons d'organisation. Pour les gueux, l'arrivée des sandinistes a du être très attendue, et assez applaudie, malgré son retard inexpliqué : enfin des renforts, enfin des hommes expérimentés au combat, enfin des armes lourdes ; enfin en chair et en os les héros de légende, invincibles et désintéressés, dont on avait toujours été séparé par les médias ! Ce bonheur a du être bref. Pour les sandinistes, issus des so-called "classes moyennes", coupés des gueux des villes par les montagnes, l'exil ou la prison, et plus récemment, par un vedettariat accentué par la clandestinité, les "masses" étaient alors des "auxiliaires" pour leur putschisme populiste, une sorte de bétail multiple et imbécile, qu'il faudra mener, pousser, éduquer, commander, et parfois, châtier. Le mépris dans lequel les sandinistes ont toujours tenu tous les gueux, même révoltés, tient dans cet honneur insigne que leur fait Humberto Ortega d'inverser sa croyance initiale à leur sujet : "En vérité, on a toujours pensé aux masses, mais on voyait en elles un appui à la guérilla, qui devait permettre à celle-ci d'assener des coups à la Garde Nationale. La réalité a été toute autre : c'est la guérilla qui a servi d'appui aux masses pour que celles-ci, au moyen de l'insurrection, écrasent l'ennemi." On les croyait idiotes, mais pas du tout, elles sont intelligentes, nos bêtes. On croyait qu'il fallait tirer sur la laisse, et bien figurez-vous que ce sont elles qui ont tiré sur la laisse ! Heureusement que les sandinistes la tenaient bien !

Mais ce qui a certainement résolu les sandinistes à mettre en péril leur image (car l'invincibilité et le désintéressement sont plus difficiles à prouver qu'à mettre en scène), à venir dans le dos de leurs ennemis gueux, c'est une nécessité de police. Car les gueux commençaient à s'organiser seuls, et certainement selon des principes diamétralement opposés aux principes de ces valets. Dans le jargon des récupérateurs offusqués, cela se prononce "anarchie", comme le souligne fort bien le flic Ortega : "Si nous n'avions pas donné forme à ce mouvement de masse, à ce moment-là, il serait tombé dans l'anarchie généralisée. Autrement dit, la décision de l'avant-garde d'appeler à l'insurrection de septembre a permis de canaliser le fleuve, de donner une forme à l'insurrection pour remporter la victoire par la suite." Ni en septembre, ni après, je ne vois d'autre victoire issue de cette canalisation fluviale, de cette sculpture d'insurrection, que celle des valets sur les gueux. Mais comme pour l'armée rouge il importait d'avoir pris Berlin et de ne discuter avec l'armée libérale qu'à Torgau du partage des esclaves d'Hitler, pour le FSLN il fallait à tout prix précéder la récupération concurrente du FAO et la répression de Somoza dans la lutte contre l'anarchie généralisée : celui qui en vient à bout le premier, passera pour le vrai parti de l'ordre, aura la reconnaissance du vieux monde.

Le plan militaire du FSLN semble avoir été tripartite comme son organisation interne : 1- Occupation des villes du nord-ouest ; 2- Prise de Managua ; 3- Diversion au sud, où la seule troupe lourdement armée du FSLN devait, après avoir traversé la frontière costaricaine, occuper le gros de la Garde Nationale, et prendre Rivas et Granada. Or, que ce soit à cause de la dispersion des barrios de Managua, isolés par des terrains vagues depuis le tremblement de terre, ou à cause de la vigilance de la Garde Nationale de la capitale qui, prétendant empêcher une infiltration de rebelles de Matagalpa, barra la route du nord, ou parce que les gueux en chassèrent les sandinistes, la seconde partie du plan avait échoué dès le 10. Apparemment mal coordonné, Edén Pastora ne traversa la frontière du Costa Rica sur le "Frente Sur" que le 12, où le fiasco fut encore plus cinglant, puisqu'il la retraversa dans l'autre sens le même jour ; il fallut une vive accusation du gouvernement de cet Etat voisin contre l'énergique poursuite de la Garde Nationale jusque sur son territoire, pour sauver de l'anéantissement l'armée responsable de cette troisième partie du plan sandiniste (le 17, une tentative analogue semblera avoir un résultat analogue). La Garde Nationale s'adapta beaucoup mieux à cette guerre plus classique et plus spectaculaire depuis l'arrivée des sandinistes : dans les villes insurgées, ses faibles garnisons se recroquevillèrent dans une défensive où elles semblent avoir été peu inquiétées, passives mais présentes ; et l'EEBI, soutenue par l'aviation, l'artillerie lourde et les tanks, eut le monopole de l'offensive et reprit une ville après l'autre ; c'est ce qui explique la durée de la répression, les combats ne s'achevant que le 22 septembre à Esteli. Sur les 7 500 hommes de la Garde Nationale, 500 au plus désertèrent ; seuls les 2 000 de l'EEBI combattirent effectivement, avec des pertes insignifiantes.

Au plus tard le 12, par conséquent, avec leur défaite sur le "Frente Sur" et l'insuccès de leur mise de grappin sur Managua, les sandinistes savaient que leur plan avait échoué et que le succès de leur offensive était sans espoir. De deux choses l'une : soit ils avaient alors usurpé tout commandement dans les villes insurgées, soit non. Dans le premier cas, sur lequel personne n'a jamais publié de doute, ils auraient du ordonner la retraite, dissoudre l'insurrection, quitte à ce que les muchachos se moquent de leurs couilles, quitte à perdre leur image de Till l'Espiègle, ne pouvant pas alors ignorer que ces villes s'exposaient chaque jour davantage à une répression dont Monimbó et Matagalpa avaient permis de mesurer le degré de férocité. Si, donc, les sandinistes n'ont pas ordonné la retraite le 13, c'est soit parce qu'ils ignoraient que leur plan avait échoué, ce qui est hautement improbable, soit parce qu'ils n'étaient pas obéis, ce qui est hautement probable.

Dans le second cas, par conséquent, ils auraient du, soit rompre avec les insurgés, soit se dissoudre en eux. S'ils avaient rompu, ils seraient partis seuls, dès le 13 ; s'ils s'étaient dissous en eux, ils se seraient battus jusqu'au massacre qu'ils auraient subi avec les enfants. Les sandinistes n'ont pas rompu avec les insurgés, puisqu'ils sont restés jusqu'à la veille du massacre, et ne se sont pas confondus avec les insurgés, puisqu'ils les ont abandonnés, en corps, à la veille du massacre.

Jamais, et pour cause, les sandinistes n'ont raconté ce qui s'est passé dans les villes insurgées pendant la semaine cruciale, du 13 au 20 septembre ; et comme pour cause de décès, personne d'autre n'a pu le faire, en voici donc l'hypothèse la plus vraisemblable :

Très vite, les insurgés ont compris ce qu'était l'aide désintéressée de ces guerilleros arrivés en retard. Ces nouveaux vaqueros s'efforçaient de passer le mors aux bêtes devenues sauvages. Les occupants de la rue ont du aussitôt discuter les leçons impératives de ces militaires calculateurs, qui ne connaissaient ni les personnes, ni les villes, ni le combat urbain. Par l'étendue de leur vue, par leur générosité, par leur audace, ils contestent la supériorité des sandinistes, qui n'est que prétendue, et dont le fla-fla ne résiste pas à ce terrain. Si ces néo-bolchéviques sont restés dans les villes insurgées après le 12, c'est pour en affaiblir les gueux, en enrôlant, en imposant leurs recrues dans les organisations indépendantes, les CDC, non hiérarchiques jusqu'au succès tardif de ce noyautage armé. Pour le FSLN, comme pour le parti de Lénine, il fallait que les gueux se soumettent ou meurent. L'activité de ce groupuscule, en septembre, se résume donc en deux ignominies, dont les dégâts pour le parti de l'histoire furent proportionnels à sa folle confiance préalable, à sa crédulité infantile face au spectacle sandiniste de la révolte : d'abord faire la police et l'évangélisation dans les rues, transformer des insurgés libres en "masses" ; ensuite, médiatisant toute tentative de communication entre les villes, les immobiliser entre l'offensive et la défensive, attirant ainsi les chiens de Somoza sur ce loup pris au piège, leur présence prolongée exposant, mettant à nu les insurgés, et désignant au massacre ceux qui ne les ont pas suivi dans leur fuite suspecte, à n'en pas douter les réfractaires à leurs méthodes et à leurs catéchismes. Ainsi, ils ont à la fois agi comme les staliniens contre les anarchistes pendant la guerre d'Espagne, et comme l'armée de Staline devant Varsovie en 1944 ; à ce détail près, qu'avant d'abandonner la Commune de Varsovie à la répression des troupes d'Hitler, l'armée rouge n'était pas allée jusqu'à y appeler à l'insurrection.

Juste avant, ou à l'arrivée de l'EEBI, devant chaque ville, les sandinistes s'éclipsent mystérieusement, emmenant avec eux vers les montagnes leurs nouvelles recrues (payées 300 córdobas par tête) et laissant des poignées d'irréductibles qui se sont battus jusqu'au bout. "With Managua under control, the Guard allowed the FSLN to hold on León, Chinandega and Esteli, and turned its firepower first on Masaya." Le terme "allowed", utilisé maladroitement par l'apologiste de service, n'est qu'un indice supplémentaire pour l'existence de contacts entre Garde Nationale et FSLN. Ce qui surtout étaye cette supposition, c'est que l'encerclement des villes par l'EEBI fut tel que des familles ne passèrent plus, alors que des colonnes entières de sandinistes s'évanouirent sans qu'il y ait trace de combat ; et ces colonnes, puissamment étoffées par le recrutement, n'ont à ma connaissance jamais été poursuivies, pas même par l'aviation pour laquelle elles auraient constitué une cible facile. Les sandinistes avaient intérêt à livrer à la répression les enfants restés sur les barricades, répression qu'ils avaient intérêt à ne pas effectuer eux-mêmes ; et la Garde Nationale avait tout intérêt à négocier le départ des garnisons sandinistes qui lui avaient si bien mâché le travail, avant de prendre d'assaut chaque ville. Cette connivence, cette complicité, ce pacte germano-soviétique sur le dos de la Pologne, n'a jamais pu être établie, parce que les deux partenaires ne peuvent évidemment jamais la reconnaître sans se compromettre. Mais il suffit de se rappeler combien les forces respectives de ces deux polices sortirent indemnes du grand carnage de septembre.

Car la suite n'est plus qu'une immense boucherie. Je ne veux pas ici entrer dans le concert des lamentations, ou dans l'indignation moraliste qui a fait si bien connaître la fin de Septembre au détriment de son début. C'est la guerre. L'ennemi somoziste, je l'ai dit, ne peut pas faire de prisonniers ; les gardes nationaux ont le dos au ravin, et la haine des jeunes gueux du Nicaragua les y pousse, sans ménagement non plus. Plusieurs témoignages rapportent que ces hommes étaient drogués, pour expliquer leur fureur aveugle, car sans discernement ; on aurait aussi bien pu, dans ce dopage, se réjouir de la fin de leur lucidité et de leur courage. Ces mercenaires permanents détruisirent tout : combattants, spectateurs, maisons, villes entières. Leur pillage fut notoire. On se serait cru dans les guerres d'Italie ou de religion des XVIe et XVIIe siècles. Mais moi, dont l'éloignement ne m'a pas permis de sentir l'odeur de ce sang, j'y ai vu la main de la Renaissance, le retour de la passion dans les disputes des hommes.

La chronique rend hommage à ces enfants, qui malgré les progrès de la médecine ont fait remonter le taux de mortalité infantile. Dès leur arrivée le 9, les sandinistes ont du faire le coup de feu partout, surtout à Monimbó et Esteli, probablement soulevées depuis au moins deux jours déjà ; à Managua "les insurgés ont semble-t-il cherché davantage à tuer les membres des commissariats qu'à occuper ceux-ci", ce qui est un bien bel exemple ; le 11, la Garde Nationale attaque León et l'aviation bombarde Esteli ; le 12, à 1 heure du matin, le gouvernement décrète l'Etat de Siège et la Loi Martiale à Masaya et Esteli, puis, au petit matin, l'assaut est donné à Masaya : "Bien que les sandinistes aient utilisé dimanche" le 9 septembre "et lundi des armes plus sophistiquées, il semblait lundi que les éléments les mieux entraînés du Front avaient déjà quitté la ville, laissant à quelques uns des leurs seulement et aux jeunes rebelles spontanés le soin de fixer le plus grand nombre de gardes nationaux à Masaya, pendant qu'eux-mêmes poursuivaient d'autres objectifs." Dans le champ de ruines qu'est devenue Masaya, les derniers enfants, francs-tireurs isolés, résistent jusqu'au 14, pendant que les éléments les plus entraînés de la Garde Nationale "nettoyaient" la ville, c'est-à-dire, poursuivaient d'autres subjectifs. Le 13 au soir, Etat de Siège et Loi Martiale sont étendus à tout le pays ; le 14, nouvelle attaque sur León ; la Garde Nationale annonce qu'elle ne garantit plus la vie des civils, c'est le contraire qui serait nouveau ; exode massif des derniers innocents ; à León, il y a au moins 1 000 morts ; 26 sur ses 30 pâtés de maisons y sont totalement détruits ; si l'esprit d'Arrichavala, cavalier fantôme richement habillé, qui vient la nuit fouetter les habitants égarés de cette ville, y a survécu, il y passera désormais pour un enfant de choeur, à côté de Somoza junior ; à León, les sandinistes sont déjà à bien d'autres objectifs, lorsque les derniers muchachos se font tuer le 16 ; à Esteli, "quand le repli devient nécessaire, les soldats du Front décrochent des "Muchachos", cachent leurs armes, ôtent leur masque noir et rouge, et se mêlent à leurs voisins et amis". Pour les somozistes, il y a alors deux façons distinctes de tuer : au combat ou après, lors des "nettoyages", où ils ne tuent pratiquement que les enfants et les adolescents, sans discernement, qu'ils capturent dans leurs familles ; c'est pourquoi les "soldats du Front" peuvent se dissimuler dans la population, protégés par leur âge ; "Avant que la Garde n'attaque en masse, la ville sera renforcée rue par rue. Déjà à plus de 2 kilomètres de la sortie, les sandinistes ont mis en place des barrages et contrôlent toute circulation." Il est évident que ce n'est pas pour arrêter l'ennemi somoziste que cette tâche policière s'effectue. "Pourtant là aussi la pression devient trop forte et il est prévu de décrocher... Pour revenir dès que la Garde sera partie nettoyer une autre ville." Belle description de la complémentarité sandino-somoziste, où contrôle et nettoyage alternent par le mécanisme pression-décrochage et retour ; les journalistes sont interdits dans les zones de nettoyage ; le 17, l'eau et l'électricité sont coupées à Esteli, où le FSLN a décroché ; le 19 et le 20, prise et nettoyage de Chinandega (450 morts) ; le 20, attaque finale sur Esteli, dont les enfants résistent avec d'autant plus d'acharnement jusqu'au 22, que la ville est encerclée, et que s'ils se rendent ou essayent de se cacher, ils sont fusillés aussi ; Esteli est détruite ; la Garde Nationale termine dans une orgie de sang : il y a au moins 1 200 morts ; le 24, une série d'explosions dans les barrios de Managua perpétue l'habitude des sandinistes de fêter la fin d'un mouvement de gueux de quelques pétards qui leur donnent le dernier mot. Lorsqu'un journaliste lui demande (cité dans "Le Monde" du 27 septembre) comment il explique que dans la plupart des villes les derniers à résister étaient des jeunes gens inorganisés, Daniel Ortega répond tranquillement "Il y a toujours des combattants qui refusent de se replier" avant de résumer la satisfaction légitime du FSLN après Septembre : "Notre structure militaire et politique reste entière, elle a pu se replier. Notre encadrement n'a pas été touché et notre capacité opérationnelle demeure." En d'autres termes : les sandinistes sont prêts à recommencer. La grève générale du FAO se termine le 25.

Somoza a gagné la haine de tous les gueux restant au Nicaragua, et il l'a fort méritée ; tout porte à croire que cette haine est réciproque (sans qu'on sache pourquoi, il était par exemple notoire que le dictateur haïssait depuis toujours les enfants). Aussi son compte est-il réglé : dans un Etat, les gueux peuvent en chasser le dictateur, mais le dictateur ne peut pas en chasser les gueux.

Les grands vainqueurs de la défaite des gueux ont été les valets sandinistes. Septembre leur a permis de recruter en "masse". Ceux des combattants qui n'ont pas voulu se soumettre ont été abandonnés dans les villes et massacrés. On s'étonne que, contrairement à la Commune de Varsovie, il n'y ait eu aucun témoignage contre cette technique de répression restaurée par le FSLN. A cela, il y a plusieurs raisons : à Varsovie, les insurgés ont alerté d'autres gouvernements, qui, à la défaite de Hitler eurent intérêt à témoigner contre Staline : les insurgés de Varsovie comptaient eux-mêmes dans leurs rangs des politiciens alliés de ces gouvernements et aucun gouvernement du monde, évidemment, n'était allié aux insurgés du Nicaragua ; d'autre part ces combattants, contrairement à ceux de Varsovie, étaient tous des enfants, presque tous analphabètes, beaucoup moins nombreux et beaucoup plus disséminés que ceux de Varsovie : leur massacre a donc été beaucoup plus complet ; de plus, l'ignominie de la Garde Nationale, victorieuse nominale de Septembre, a beaucoup plus éclipsée celle du FSLN que l'ignominie de l'armée nazie, vaincue peu de temps après, n'a éclipsé, sur ce point, celle de l'armée rouge ; enfin, en 35 ans, les progrès de l'information sont tels, qu'il est aujourd'hui beaucoup plus difficile qu'à l'époque de Goebbels, Staline et Orwell, d'exprimer une pensée indépendante, délicate pour l'information dominante. Alors que les gueux ont saigné au point de devoir, malgré leurs réserves sans bornes, concéder une trêve qui durera plusieurs mois ; alors que le FAO est désormais à la remorque ; alors que la Garde Nationale s'est légèrement érodée, le FSLN, qui n'avait que 700 combattants le 9 septembre, se retrouve après deux semaines de massacre avec plusieurs milliers de recrues. Que le cynisme et l'insolence de cette organisation d'arrivistes reste en mémoire à tous les gueux, par la bouche de Humberto Ortega : "Je tiens à répéter que nous nous sommes lancés dans l'insurrection en raison de la situation politique qui régnait, pour ne pas abandonner le peuple au massacre, car le peuple, comme à Monimbó, se lançait seul dans l'action."

En septembre 1978, il y eut 5 000 morts, 25 fois plus qu'à Monimbó.

Il n'est pas connu qu'un Toro-Venado eut lieu à Masaya en octobre 1978.


teleologie.org / événements / offensive 1978-1982 / Adreba Solneman / Offensive du Nicaragua / <<   >>