A) Du 10 janvier 1978 à fin septembre 1978


 

2) Brèves présentations

Le Nicaragua est une de ces petites républiques qui serait bananière si la banane y était plus rentable, et qui existe plutôt dans les romans d'espionnage et films d'aventure, que dans le monde. Situé entre l'Atlantique à l'est et le Pacifique à l'ouest, au nord du Costa Rica et au sud du Honduras, ce pays, archétype et caricature de pays d'Amérique centrale, passerait pour imaginaire, s'il n'était pas traversé sur sa côte ouest par la route interaméricaine. C'est donc sur cette côte ouest que se situent toutes les villes, Managua, la capitale (400 000 habitants) tapie derrière un lac qui porte son nom, Chinandega, León, Masaya, Granada, où l'on compte à peine 50 000 habitants. Sur la côte est, quelques tribus indiennes végètent au fond des marécages, en parfaite indifférence réciproque avec le XXe siècle hispano-américain.

Depuis 1933, ce pays est tenu comme un ranch. Depuis 1933, le chef de la famille Somoza en est dictateur, de père en fils. Anastasio "Tachito", l'actuel père, exproprie à tour de bras, surtout depuis le tremblement de terre de 1972 à Managua, qu'il a appelé, non sans cynisme, "la révolution des possibilités", en s'adjugeant le monopole de la reconstruction et de ses bénéfices ; José, l'actuel fils, est en train de faire ses classes en tant que commandant d'un corps spécial de la Garde Nationale. Cette Garde Nationale est un peu le saint esprit du régime : intentionnellement corrompue à tous les degrés de la hiérarchie, sous le commandement direct du père, qui la favorise et la caresse comme une mère, avec la présence et la bonne parole du fils, qui y trouve ses apôtres. En dessous du clan Somoza subsistent quelques "grandes familles", qui se partagent les restes de l'exploitation, essentiellement agricole, du Nicaragua. Encore plus bas, croupit le bétail.

Mais dans de telles organisations construites sur la loi du revolver, le plus fort est toujours le fournisseur de revolvers : si les Etats-Unis ont fait quitter le Nicaragua à leurs marines en 1933, ce n'est qu'après en avoir sous-traité le contrôle policier à une troupe indigène, la Garde Nationale. Et quand le fournisseur exclusif de revolvers est en même temps le banquier exclusif, le rapport des contractants devient usuraire : subventions publiques et exonérations fiscales pour la plupart des 73 entreprises nicaraguayennes à participation, souvent majoritaire, d'entreprises des Etats-Unis. L'image d'Epinal des USA soutenant de brutales petites dictatures afin d'en sucer le jus, s'applique parfaitement au Nicaragua. Déjà le père de l'actuel petit gangster Somoza, en 1933, a compris qu'il lui fallait un grand parrain, même gourmand, pour lui assurer ses arrières, comme l'exprimait si bien Franklin Roosevelt : "Somoza est un fils de pute, mais c'est notre fils de pute."

Bien sûr, les Etats-Unis, dont la conscience a toujours voulu aller en paix, bien avant Carter, obligent leur fils de pute à entretenir un simulacre de vie politique. Le conservateur PCN sert de réplique au parti officiel de Somoza, coquettement affublé de la valorisante étiquette "libéral", le PLN, utilisés tous deux en cas d'élections, Congrès et autres facéties politiciennes. Les grandes familles, à la fois complices actives de cette dualité fantomatique et victimes gémissantes de la concurrence déloyale du clan Somoza, se regroupent en outre dans une semi-clandestinité de bon aloi, jouissant de la sympathie universelle des rares spécialistes internationaux au courant de ces nuances ; en 1974, 27 notables abandonnent leurs cryptes chrétiennes-sociales-libérales-populaires-nationales-conservatrices-constitutionnalistes-syndicalistes pour fonder une UDEL, Union Démocratique de Libération Nationale, dont l'éclatante nouveauté saute aux yeux. 12 jours plus tard, pour n'être point en reste, le traditionnel groupe de guerilleros, terré dans les traditionnelles montagnes du nord, le Front Sandiniste de Libération Nationale, se manifeste à son tour par une petite prise d'otages. Ce FSLN, aussi folklorique que tous les autres groupements de valets de cette petite république despotique, sert d'épouvantail et de paratonnerre aux brutalités du despote : lorsque des ouvriers agricoles se révoltent dans une hacienda, c'est le FSLN qui en est accusé ; et lorsque Somoza, ou un officier de sa Garde Nationale, confisque une nouvelle propriété, il légitime cette spoliation en décrétant que les expropriés soutenaient le FSLN.

Loin de cette routine bien réglée, les anonymes danseurs du Toro-Venado, travailleurs saisonniers, ouvriers, riens, indiens, nègres, métis, tous analphabètes, viennent s'agglutiner dans les nouveaux "barrios", les bidonvilles aux périphéries des villes. Là ils opposent l'esprit des transistors, des dollars américains et de l'hostilité omniprésente de cet Etat encore archaïque, à ses ancêtres dans l'aliénation, les aguizotes. "... Les "aguizotes" sont des "choses" qui ne sont pas bien précises. Ce sont des "choses" qui passent devant une personne la nuit : une ombre, une voix qui appelle, un frisson, des lamentations, une silhouette... Un informateur nous dit que ce sont généralement les personnes peureuses qui voient les "aguizotes". Car elles sont très sensibles à ces choses-là. Les "aguizotes" errent dans la nuit et poursuivent les humains. Les personnes poursuivies sont appelées "aguizotistes". Lorsqu'on marche sur un chemin et que l'on sent, voit ou entend quelque chose d'étrange, il faut alors faire une croix avec ses doigts, prier et, en même temps mettre ses vêtements à l'envers. Ainsi les choses étranges disparaissent..." Face au vice-roi de la marchandise au Nicaragua, "el perro mayor" Somoza, et à ses chiens ("perros") de la Garde Nationale, les nouveaux aguizotistes des villes, ayant épuisé leurs prières, se préparent à mettre leurs haillons à l'envers. Plus vite qu'en Iran, les pauvres ont quitté la terre, et plus que sur toute la terre, ils y procréent sans bornes.

Cette latino-caricature était un mirage dans la toile d'araignée du temps. Le Nicaragua n'a jamais eu de réalité. Il va maintenant en avoir une. Le Nicaragua va donner de la réalité au monde.


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