C) Les frontières de l'Iran


 

6) Frontière occidentale

c) Irak et Syrie

Les deux grandes guerres entre Etats, dites mondiales, ont eu pour conséquence plus ou moins immédiate, d'étatiser le monde : ainsi, les grands Etats du monde, qui s'étaient formés par révolutions violentes, imposèrent cette forme de médiation sociale à des contrées en plein repos historique, à des déserts. Pas plus l'Irak que la Syrie ne regroupe-t-il un "peuple", une religion, une ethnie, encore moins un courant de pensée ou une activité générique qui justifie à quelque titre que ce soit ce regroupement. Ces Etats forcés, qui entretiennent bien utilement des valets de plume pour s'inventer une essence éternelle, sont en permanence l'objet des disputes indécises de leurs différentes parties constitutives, et le butin éphémère des chefs de ces divisions souvent bien plus anciennes que l'Etat qui leur sert de scène, bien plus rigide mais mieux éclairée, où la vie est presque toujours à l'abri de la représentation. Ces Etats s'avèrent donc des outils encombrants parce qu'inadéquats, plutôt que maniables, pour leurs fondateurs étrangers autant que pour les petites coteries locales qui les gèrent sur place. Le chahut permanent de cette classe d'intermédiaires entre les protecteurs étrangers et entre les habitants de ce pays, favorise des interrègnes excentriques et incommodes ; et surtout, comme dans les disputes de Chine Populaire, entraîne peu à peu, pour donner la supériorité à tel ou tel parti, ceux qu'il aurait fallu à tout prix laisser en dehors de toute histoire. Là encore (aliénation oblige, galope), les gueux deviennent plus modernes que les valets, sans que ceux-ci s'en aperçoivent ; et là encore, l'Etat moderne introduit des régions dans l'histoire, en les rendant ingérables, donc au contraire de ce qui était prévu par les puzzlologues décolonisateurs qui les ont fabriqués.

Aussi depuis l'"indépendance" qui les a divisés par Etats, les chefs d'Etat arabes ne rêvent-ils que d'unité. Ce sont souvent de petits putchistes, vainqueurs dans leurs tribus ou partis, puis vainqueurs dans leurs Etats et qui joueraient bien la finale pour s'imposer à tous les arabes. De multiples tentatives d'accouplement entre Etats arabes jalonnent tout le troisième quart de ce siècle. Aucune ne dure, parce que, à court terme, une telle union verra forcément la victoire de l'un et la défaite de l'autre des deux arrivistes du départ. Et comme au moment du mariage les chances ne peuvent plus être égales, le plus faible, généralement, divorce avant le mariage. En octobre 1978, le nième projet de ce genre éclot entre la Syrie et l'Irak, irréconciliables jusque-là. A la base de cette fusion, les généraux Bakr, chef de l'Etat d'Irak, et Assad, de Syrie, s'étaient découverts des intérêts complémentaires. Bakr, qui avec l'Irak apporte la plus grosse part et qui est le plus vieux, sera sultan jusqu'à sa retraite et aura la gloire de l'unification ; Assad se contentera, en proportion à sa dot et à son âge, d'être grand vizir, et héritier universel. Alors que le premier rêve d'un crépuscule de vie doré dans les voluptés de la gloire, le second calcule l'annexion d'un pays plus grand que celui qu'il a déjà sous sa botte, au prix de quelques années de patience, dans une excellente position, ni trop obscure, ni trop exposée. Je m'excuse qu'il s'agit ici, en plein milieu et à quelques kilomètres de la plus féroce poussée anonyme de l'histoire, de s'intéresser encore à des combinaisons de satrapes, à des affaires individuelles ; par ailleurs cela éclaire fort bien les décalages auxquels notre époque, qui par instants communique l'impression d'un mouvement uniformément rythmé, est soumise. Ce mariage de raison entre les deux généraux Bakr et Assad est, de plus, soutenu par leur fournisseur d'armes commun, l'URSS. Comme entre Somalie et Ethiopie, les archontes de Moscou préconisent d'unifier leurs deux marchés, craignant toujours devoir choisir. De plus, la frontière occidentale iranienne, dont ils commencent à se préoccuper, leur paraît plus hermétique si le tampon irakien est doublé du piston syrien. Au nom du principe qu'il vaut mieux un allié solide que deux alliés médiocres, de plus ennemis, ces poussiéreux vieillards trahissent l'infirmité de leur vue en fermant les yeux sur la chasse aux communistes qui vient de commencer en Irak.

Car l'hymen projeté entre Irak et Syrie est par ailleurs comme un noeud qu'on essayerait de faire entre deux sacs de noeuds. Bakr et Assad sont chacun chef du parti unique dans leur pays, et, curiosité, c'est le même dans les deux pays : le parti Baas, panarabe et socialisant. Mais alors qu'en Irak c'est l'aile gauche du Baas qui est au pouvoir, en Syrie le putsch d'Assad en 1970 était justement un putsch de l'aile droite contre l'aile gauche (qu'on ne s'arrête pas à ces dénominations ronflantes mais creuses : il n'y a pas plus de différences entre aile gauche et aile droite qu'entre Bakr et Assad) : d'où l'irréconciliabilité, jusque-là, entre Irak et Syrie. Ensuite, les chefs du Baas irakien sont sunnites dans un pays à majorité shi'ite ; et les chefs du Baas syrien, shi'ites (alaouites) dans un pays à majorité sunnite. Ces quelques contradictions, qui pour les fiancés passent pour des complémentarités, vont redevenir des obstacles infranchissables sous l'impulsion des jaloux.

En effet, si la lune de miel semble être de l'intérêt des deux dictateurs, elle n'est de l'intérêt que des deux dictateurs. Prenons l'exemple du numéro deux irakien, Saddam Hussein, qui soudain se retrouve numéro trois, ce qui à ce stade de la compétition est inacceptable, et qui d'ailleurs équivaut à un pied dans la trappe à partir du moment où le Syrien Assad, qui saura préférer les siens, a une fesse sur le trône. Ce numéro deux irakien, qui se voyait bientôt numéro un irakien et qui se retrouve soudain numéro zéro irako-syrien, va donc manoeuvrer de toutes ses forces contre l'union. Il s'attaque d'abord au PC, allié du Baas, mais qui soutient plutôt Assad que lui. D'ailleurs si cela pouvait fâcher l'URSS, ce serait déjà un premier pas contre le mariage. Pour les armes, peu importe, ce ne sont pas les fournisseurs qui manquent. Aussi, de purges en purges, les communistes passent du gouvernement à la clandestinité. Ensuite Hussein attaque les Kurdes, et il est raisonnable de supposer qu'il finance leurs divisions : plus les troubles fomentés en Irak sont complexes, moins Assad aura envie de les épouser. Et Hussein retarde la noce. Puis, puisque l'URSS demeure insensible aux malheurs des communistes irakiens, Hussein prétextant l'alliance de l'Irak avec la Somalie (quelle ironie), se défait de celle de l'URSS, rejetée sur la seule Syrie. Et le 16 juin 1979, l'Iran se fait sentir, c'est le massacre de 63 cadets, alaouites comme Assad, à Alep en Syrie, ce qui est en même temps un spectaculaire applaudissement du massacre de Kahramanmaras, et dont Hussein, s'il n'en est pas l'auteur, en demeure néanmoins le principal bénéficiaire. Enfin, le 16 juillet, Hussein met à la retraite le général Bakr, maintenant heureux de s'en tirer si bien, et qui démissionne de la direction de l'Etat et du parti pour "raisons de santé". Le 28, pas même deux semaines après s'être emparé de toutes les prérogatives de la dictature, Hussein démasque un complot dans la plus pure tradition stalinienne, éteint ainsi tout murmure contre sa propre famille unanimement haïe, et en accuse bien sûr Assad et la Syrie. Mais déjà l'Iran rappelle à la réalité tous ces révolutionnaires de palais.

Du 30 août au 2 septembre 1979, le seul port de Syrie, Latakia, est fermé par l'émeute. Son prétexte et sa limite semblent avoir été la dispute alaouite-sunnite (autant qu'on puisse en croire une presse avide d'exalter des disputes confessionnelles orientales, nouveau filon médiatique à la mode, appuyé sur le background iranien et les précédents de Kahramanmaras et d'Alep), mais sa forme et son contenu sont ceux des pauvres modernes qui s'insurgent contre l'Etat et pillent les marchandises. Il faut 2 000 soldats pour en venir à bout, et on avouera 12 morts. En Irak, le vent frais d'Iran entretient les brasiers allumés par Hussein pour s'emparer de l'Etat : au nord, les Kurdes, gagnés par l'exemple de ceux d'Iran, et par la crainte que le nouveau dictateur ne supprime leur espèce d'autonomie, ont repris les armes, rejoints par la guérilla communiste ; au sud, les shi'ites, fascinés, en même temps que poussés par la République Islamique, se réveillent en temps que communauté : Hussein fait arrêter l'âyatollâh Bakr el-Sadr et exécuter les chefs shi'ites du Baas irakien, accusés d'avoir organisé le complot du 28 juillet pour le compte de la Syrie d'Assad.

Exécrés par tous leurs administrés, ces néo-despotes n'ont pas vraiment entendu dans les vociférations de plus en plus nombreuses et inintelligibles des nouvelles générations le gong du dernier chapitre de l'histoire personnelle des sous-officiers arrivistes comme eux. Déjà la menace de débordement du Khouzistan, étrange et incompréhensible, fait que Saddam Hussein masse ses troupes derrière cette frontière trop poreuse. Mais au lieu d'en être remercié par les nouveaux valets d'Iran, il en est violemment apostrophé. Au sommet d'une carrière brutale, ces hommes qui se croient nouveaux, représentent déjà le passé des hommes.


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