Les conseils, ouvriers, paysans, de soldats, de marins, d'entreprise, de quartier, Soviets, Räte, Shuras, depuis leur naissance en 1905 à St-Pétersbourg, ont toujours été tous vaincus. Les Etats bien différents qui ont eu à les combattre les ont fusillés tant qu'ils pouvaient être tus, calomniés s'il fallait les reconnaître, et se sont insinués par l'hypocrisie et la flatterie dans ceux qu'ils ne pouvaient plus que récupérer pour assassiner.
Les "conseillistes" s'émerveillent bruyamment, comme les hommes d'Etat s'irritent en silence, de ce qu'à chaque insurrection il en foisonne. La raison en est simple : une grève sauvage ou une insurrection éclate ; les organisations préexistantes n'y sont ni préparées ni conviées ; grévistes ou insurgés sont alors contraints de se coordonner, de se déléguer des responsabilités sans attendre que partis ou syndicats s'y intéressent ou s'y intègrent ; le conseil est né. Est baptisée conseil toute organisation de ceux qui n'en ont pas et se la donnent eux-mêmes. Une définition aussi large est comme un vaporeux déshabillé de gaze : chacun peut imaginer en dessous ce qui lui plaît ; et personne n'ose toucher à un tel concept de peur d'être déçu. La théorie des conseils, depuis Pannekoek, s'est arrêtée. La pratique des conseils, c'est-à-dire l'auto-organisation des pauvres quand ils se révoltent, soumise au siècle, s'y est engagée profondément, sans son ombre, sans sa théorie.
La révolution iranienne a été le plus vaste mouvement des conseils connu, et le moins connu. Ce paradoxe ne redémontre qu'avec éclat combien l'information est un monopole ennemi (des conseils). Dès le début de la grande grève de 1978, les ouvriers iraniens, privés des maquereaux syndicaux et des eunuques politiques alors en exil ou en clandestinité, furent bien obligés de s'organiser seuls et ensemble, pour défendre leur grève et pour s'approprier leurs usines. Lorsque l'engagement est au-delà du point de retour, lorsque donc communiquer est devenu nécessaire, il y a génération spontanée de conseils.
La longue répression sous le Shâh, et la durée exceptionnelle de cette grève générale, ont fait la force et la faiblesse des conseils iraniens. Leur force : toujours exposés à la répression directe, ils furent à l'abri de la récupération ; irremplaçables dans leur fonction, les conseils ne purent être ni noyautés ni attaqués de front par les mollas ou par les guerilleros, pas encore convertis en militants, et n'ayant pas encore l'autorité suffisante pour dénigrer ces organisations notoirement anti-shah. Leur faiblesse : le même couvre-feu, les mêmes combats quotidiens leur interdirent de se fédérer. Ainsi en février 1979, après quatre mois d'existence, les conseils en Iran s'étaient étendus à toutes les usines, puis à toutes les administrations en grève ; puis, avec la fuite des SAVAKis, et dans leur sillage, de tous ceux qui craignaient trop leurs compromissions passées, la pénurie de pétrole, d'aliments, de vêtements, d'eau et de médicaments, et la distribution des armes, des conseils se créèrent dans toutes les principales villes. "Morris also reports that "neighbourhood committees, sometimes called islamic cooperatives, have been created to help those in need, particularly strikers and the families of those injured in street clashes". One of the Teheran committees has put 200 people to work making low cost clothes and others are distributing medical supplies he says. "It appears" says Morris, "that a broad democratization of public life is occuring here, and that it is happening without any government control"." Aucun mouvement de conseils depuis le début du siècle n'a eu un baptême de feu aussi long, aussi profond. En février 1979, alors que l'Etat est en ruines, l'organisation de la société en conseils est un chantier dont les fondations sont déjà terminées.
La pauvreté et la rareté des rapports sur un phénomène aussi riche et aussi abondant entretiennent la confusion à ce sujet. La différence entre conseils et comités (révolutionnaires, islamiques et Khomeyni) est partout signalée mais nulle part expliquée d'une façon satisfaisante. Le plus probable est que le conseil est l'organisme des représentants de la base, alors que le comité serait une sorte de censeur idéologique et moral. Cela dit, la frontière entre les deux organismes est mouvante : dans beaucoup de cas les conseils ont joué eux-mêmes le rôle du comité, et les comités ont souvent la même modalité de fonctionnement, et même les mêmes compétences que le conseil. Bref, souvent les deux mots désignent la même chose. Lorsque c'est le cas, le conseil est le plus souvent issu du comité de grève de l'entreprise, et le comité, du conseil de quartier : "la vacance de pouvoir et l'unanimisme révolutionnaire président à la formation des conseils de quartier qui se transforment par la suite en Komitehs que le nouveau pouvoir va s'approprier non sans difficulté." Construits autour du lieu de travail, les conseils ont plutôt été noyautés par les gauchistes, alors que les comités, construits autour de la mosquée, prenaient plutôt une teinte islamique.
Une disparité plus grande encore marquait leur organisation interne. Hélas, lorsqu'ils ont prononcé le mot magique de conseil, les conseillistes de tous bords présupposent leur organisation copie de celle à laquelle leur idéologie adhère. Ils s'intéressent à ce moteur du conseil à peu près autant que si c'était la tapisserie intérieure d'un carrosse. Je n'ai même pas de preuve qu'il y ait eu en Iran des conseils pratiquant la démocratie, quoique j'en sois persuadé, tant la situation y était favorable. Par démocratie j'entends ce que ses ennemis nomment démocratie totale, c'est-à-dire la libre élection et la libre révocabilité des délégués. La plupart des conseils iraniens semblent avoir été des conseils élus une fois pour toutes, et certains auraient vu leurs délégués nommés, par exemple par le mollâ du quartier ou le directeur de l'entreprise. D'autres conseils encore ont composé avec les restes ou les renouveaux de l'autorité d'avant la révolution. On trouve des conseils d'usine tripartites, un tiers de délégués du personnel, un tiers de sièges pour la direction et un tiers pour les représentants du ministère de tutelle. Ainsi se trouvait reproduit le schéma des syndicats du Shâh ; de même, de nombreux comités de quartier ont pactisé avec les nouvelles formes de police et les résidus des anciennes. Mais au cours de l'année 1979, l'éclectisme des conseils et la variété inimaginable de taille, de forme et de contenu semble s'être encore accrue par un mouvement de radicalisation de ces organismes devenus souverains, mouvement lui-même très inégal selon le lieu et le temps : "dans toutes les entreprises, grandes ou petites, les comités ouvriers, nés pour la plupart pendant les grèves insurrectionnelles de l'automne dernier, ont instauré une sorte de "dictature autogestionnaire". En collaboration ou non avec les comités islamiques, les ouvriers procèdent à des épurations, désignent leurs directeurs, s'octroient des hausses de salaire, fixent la nature et le niveau de la production. N'ayant aucun statut légal, ces comités ne sont pas passibles des tribunaux. Les licenciements ayant été interdits - sauf dans des cas exceptionnels - les patrons ne peuvent pas non plus réduire leur personnel, et, encore moins, sanctionner les "fauteurs de trouble" qui bénéficient le plus souvent de la complicité des "comités islamiques". On est loin des "chouras" , ces conseils mixtes patrons-ouvriers-employés que les intégristes musulmans avaient tenté d'imposer au début de la révolution comme substituts aux syndicats." Même s'il avait mieux connu le sens du mot "Shurâ" et la composition des syndicats sous le Shâh, cet approximatif journaliste du "Monde" n'en aurait pas moins marqué d'affolement d'autant de liberté à la base ; et s'il s'était douté de la pluralité "absolue" du mouvement qu'il esquisse avec autant d'effroi, certainement n'aurait-il même pas rapporté si peu de ce débat si vaste.
Mais si leur vie interne a été bariolée, l'action concertée de ces conseils sur le monde, et même sur le mouvement iranien, est restée bien pâle. Les pauvres y ont géré, et bien entendu, comme toujours, mal géré. Les conseils sont d'abord un instrument de défense, défense de l'entreprise, du quartier, défense du pauvre dans sa pauvreté, défense de ce qui est là. La plupart du temps, les conseils tendent à détruire des institutions pour les remplacer et non pas pour détruire l'activité de ces institutions. Quoique ils l'aient partout et toujours soutenue vigoureusement, ils ne m'est pas connu que les conseils aient pris l'offensive dans la guerre sociale. Cependant, devenant l'autorité responsable de la vie civile, le conservateur du bien public, un frein au mouvement de ses membres, les conseils, généralisés, ont été l'incontournable ennemi du gouvernement et la terreur secrète des idéologues.
C'est pourquoi l'écrasante majorité des idéologues a feint de soutenir les conseils. Il faut en excepter les libéraux, qui, chargés de la rénovation de l'Etat ont feint de les ignorer, comme la presse hors d'Iran, qui s'était faite en bloc l'écho de cette petite coterie-là. Toutes les gauches, même léninistes, ont fait comme Lénine en 17 et le SPD en 18, elles ont crié vive les conseils ! d'une voix blanche, sauf le Tude : "the attitude of the left parties towards the councils is on the whole favorable. Only the Tudeh Party has achieved the historic distinction of being decidedly unenthusiastic about the whole idea of the workers' councils, even in the teeth of the workers' overwhelming enthusiasm... The vehemence of the Tudeh Party on this subject is puzzling. It seemed to me (something less than a belief but more than a suspicion) that it was stronger than any other party among industrial workers and also that those of his sympathizers who are or were members of councils are as fervently for the councils as everyone else." C'est que le PC iranien, qui sait avec un peu plus qu'une certitude qu'il a un peu moins qu'un soupçon d'influence auprès des ouvriers de l'industrie, contrairement à ce qu'en pense le brave de gauche écrivant dans "Merip Reports", sait aussi combien, de Cronstadt à Budapest et Prague, la pérennité du stalinisme a toujours eu pour préalable l'écrasement des conseils.
Les partisans officiels les plus chauds des conseils ont été parmi les néo-islamiques : "Khomeiny himself has supported the idea of councils in the most general possible way (allegedly reluctantly and under pressure from Taleghani) although it is not clear what he means by the word." L'âyatollâh Behechti, le 1er mai, va jusqu'à dire : "Pour libérer les travailleurs de l'oppression des propriétaires, il faudrait créer des conseils ouvriers islamiques, de vrais "soviets"", six mois après le début de leur existence ! "On assiste même à la tentative de lier le conseil au martyre par le slogan : "Il y a - deux choses, principes, institutions essentiels - le martyre et le conseil" (Chahâdate asto chôwra)". Le mot conseil en Iran, Shurâ, est un mot coranique qui signifie consultation. De Mahomet à 'Ali, la consultation est restée un principe de commandement chez les fiers et farouches nomades qu'étaient les premiers musulmans. L'Article II de la Constitution de 1906, qui accorde à un Conseil de cinq religieux le droit de veto sur toute décision du Parlement, est l'exemple le plus célèbre de la survivance de l'antique coutume de Shurâ dans l'Iran shi'ite (il convient d'ajouter que ce droit n'a jamais pu s'exercer). Le néo-Islam ancre ainsi dans sa propre origine l'origine des conseils. C'est l'Islam, disent les menteurs comme Behechti, qui crée les conseils, les conseils sont vieux comme l'Islam. Les conseils ne sont pas l'organisation spontanée d'une révolution qui cherche sa théorie, mais le retour des conseils est dû à un retour de l'Islam. Ainsi, quitte à bousculer un peu les répugnances de Khomeyni, le néo-Islam fait oublier qu'il prend le train des conseils en marche en prétendant qu'il est depuis toujours sa locomotive.
De février à octobre, comme en 1917 en Russie, les conseils, en 1979 en Iran, connaissent une impunité qui les transforme en avalanche. "Pendant un temps (derniers mois de l'ancien régime, jusque quelques mois avant le départ de Banisadr)" en été 1981, "un bouillonnement conseilliste s'est emparé de la société toute entière, n'épargnant aucune organisation : universités, usines, écoles, administrations, villages, zones urbaines, régions ethniques etc. Ne serait-ce que pour rendre justice à la révolution iranienne, il faut, au risque d'en surestimer la portée, attirer l'attention sur la massivité et l'ubiquité du fait conseilliste en Iran pendant cette période." Jusque dans l'armée la critique de l'organisation passée se fait par l'organisation en conseils : "De nombreuses unités ont élu des "conseils" de soldats, de marins, d'aviateurs. Conseils à ne pas confondre avec les "comités islamiques" avec lesquels ils coexistent quand ils ne les supplantent pas." "Certaines unités ont élu leur propre commandant et refusent d'obéir à ceux qui ont été nommés par le chef d'Etat Major Général, qui, le plus souvent, finit par entériner la décision prise par la troupe." Mais au moment où les premiers conseils, forts de leur expérience et de son impunité se radicalisent et haussent le ton, l'hypocrite adhésion de tous les idéologues y pousse déjà en masse les timorés, les suivistes et les paysans. Comme les foules de l'Ashurâ avaient plus bloqué la rue à l'insurrection qu'elles ne la lui avaient ouverte, la généralisation permise des conseils est l'eau dans leur vin.
Il serait cependant trompeur d'oublier que cette victoire du quantitatif sur le qualitatif s'est déroulée dans une longue ivresse ne se cristallisant qu'insensiblement en gueule de bois. Dans les campagnes, les casernes, les usines, les écoles et les bidonvilles, de la propriété privée à la hiérarchie, en passant par la probité des chefs religieux, tous les principes de domination sont mis à mal sans mots d'ordre. C'est comme si, dans la glaise silencieuse dans laquelle est encastrée l'apathie des pauvres, l'absence de respect et le plaisir d'agir commençaient à insuffler un mouvement imperceptible à des millions de golems, condamnés à mourir sans avoir vécu. Les conseils sont la première étape de cette tentative de maîtriser leur histoire. Et de cette terrible poussée les dégâts sont visibles sur le champ : chaque conseil ne consulte plus que soi-même pour agir et l'Etat a perdu le contrôle de ce qui se fait, de ce qui se pense. Industrie, commerce, information ne sont plus coordonnés par une tutelle centralisée et ne le sont pas encore par une union à la base. Même la religion, si fort en progrès, est discutée et interprétée dans chaque comité par les passifs d'hier, d'où ses progrès. Le consensus prêché par les chefs religieux est un voeu pieux. D'abord charmés par l'avalanche de questions, ces théologiens sont maintenant épouvantés par la boule de neige des réponses. Ce n'est plus le sommet de la société qui maintient sous le poids grandissant de sa lente élévation ceux qui gémissent en la soutenant, c'est cette base, sur laquelle est construite la pyramide, qui la balance à bout de bras, menaçant à la moindre accélération de son mouvement, de lui faire perdre cet équilibre si fragile, dont le maintien est devenu un si grand miracle.
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