Le problème central des valets est de remettre les gueux au travail.
Les valets croient s'accomplir dans le travail et dans le travail seulement. Les valets, au contraire des gueux, ont quelque chose à perdre dans le travail, parce qu'ils y croient. Les valets, au contraire des gueux, ont quelque chose à gagner dans le travail, parce qu'ils y bandent. Les valets s'engagent d'eux-mêmes là où il faut traîner les gueux de force, s'illusionnent là où les gueux sont résignés, y font carrière, y meurent. Les valets organisent leur existence autour du travail et une part de leur travail est d'organiser les gueux autour du travail des gueux. Pour les valets, le travail est source de toute richesse, mais pour les valets seulement.
La grande grève de 1978 a été une catastrophe pour les valets : les gueux ont fait l'expérience qu'il est possible de survivre sans travailler, pendant cinq mois ; les valets ont fait l'expérience qu'au bout de cinq mois, il devient difficile pour eux de survivre si les gueux ne travaillent pas. Les gueux ont fait l'expérience qu'il leur est impossible de vivre en travaillant, pendant que les valets ont fait l'expérience que leur survie est inutile si les gueux ne travaillent plus. Ainsi a été menacée la théorie sur laquelle repose toute l'organisation sociale : la théorie du travail obligatoire, la théorie du travail source de toute richesse. La menace est considérable : la théorie du travail des valets, seule, justifie que les gueux travaillent, et surtout, seule, justifie l'existence des valets.
Les grévistes ont fait l'expérience de l'insurrection, de la prise d'armes, de la fête, de la vengeance, de l'amour, de l'abondance des débats. Eux qui ignoraient que la survie pouvait avoir un au-delà ici-bas, ont commencé à vivre. Commencer à vivre leur a donné la mesure de leur puissance : à mains nues, à visage découvert, ils ont battu une police féroce, puis toute une armée, pris leurs armes et mis en fuite leurs chefs, pourtant soutenus pendant des années par tous les Etats du monde. Ils doivent cette victoire étonnante, si chargée d'émotion, à la charge de cette émotion, et ils commencent à s'en douter. Ils commencent à se douter que d'arrêter le travail et prendre la rue est la condition de toute leur force et de tout leur plaisir. L'essentiel pour eux, c'est ce contraste extrême, qu'ils ont fait eux-mêmes, entre la misère quotidienne, du travail au loisir, et la richesse historique des cinq derniers mois. Aussi, lorsque Bâzargân leur demande de reprendre d'urgence le travail le 17 février, ils ont l'impression d'une autre façon d'exiger la reddition des armes, d'un retour de la tyrannie.
Car le malheur des valets est que, lorsque les gueux ne travaillent plus, ils ne sont ni chômeurs, ni oisifs, ni paresseux : ils discutent. La parole, cet organe de maître, qui dans l'organisation sociale des valets appartient à l'objectivité, est soudain utilisée contre elle, et donc, contre eux, ses maquereaux. En Iran, les valets font pour expérience que le travail a pour première fonction la censure. Ce n'est même pas d'écrire ou de lire qui sépare le pauvre d'aujourd'hui de l'homme total projeté par Marx, c'est de parler : tant que les pauvres travaillent, ils n'ont rien à dire. Le problème central des valets n'est plus de remettre les gueux au travail, mais de les faire taire. Voici le dialogue entre la Fraction Economiste qui ne le pense pas encore et la Fraction néo-Islamique des valets, qui est née, sans le savoir, de la violente démystification du travail en Iran :
(février 1979)
F.E. - Remettre les grévistes au travail est primordial. Une fois au travail, ils ne parleront plus.
F.I. - Nous pensons plutôt que s'ils ne parlent plus, ils retourneront au travail.
F.E. - Nous jouons sur les mots. Cinq mois de grève, cinq mois sans exportation de pétrole, c'est cela notre ruine.
F.I. - Pour nous, au contraire, c'est la fortune.
F.E. - Partout dans le monde, après chaque révolution la fortune ne s'établit que lorsque la paix sociale se rétablit ; et la paix sociale ne se rétablit que lorsque le travail reprend.
F.I. - Cela est vrai, mais n'est qu'un résultat. Mais puisque cela est vrai dans l'histoire (nous sommes souples), nous ordonnerons la reprise du travail (nous sommes fermes), dans notre langage, c'est-à-dire pour la victoire de la parole, pour l'Islam. Mais ne vous faites pas d'illusions : le plus difficile sera d'expliquer que la victoire de la parole, la victoire de l'Islam, est le silence.
(mai 1979 : le travail n'a pas suffisamment repris)
F.E. (amèrement) - C'est votre fraction qui paralyse nos efforts ! Les discussions sur l'Islam détournent du travail !
F.I. - Ce n'est pas nous qui entamons ces discussions et vous le savez. Le mieux que nous puissions faire est de les islamiser pour notre tranquillité commune. Il vaudrait mieux abandonner ce bastion avancé qu'est le travail, qui ne servait qu'à endiguer la parole des gueux, puisque ce bastion n'est plus tenable.
F.E. - Mais vous perdez la raison ! Le travail n'est pas un bastion avancé, au contraire ! C'est la base de toute opération ! Le monde et la richesse sont construits sur le travail, la parole n'est qu'un fruit du travail. Plus ces esclaves, actuellement révoltés, que nous encadrons, travaillent, plus nous, l'humanité, pourront communiquer, comme manger, boire, respirer, baiser. Sans travail, pas d'économie, sans économie, pas de parole.
F.I. - Vous êtes si oublieux que l'économie n'est qu'une idéologie, que vous attribuez au travail la place de Dieu et à l'économie, la place de la religion.
F.E. - Vous ne pensez tout de même pas, parce que Dieu est ce bastion avancé, dont vous parliez pour décrire le travail, auquel ces gueux d'aujourd'hui s'arrêtent comme à une curiosité, que la religion a cessé d'être une idéologie !
Ainsi ces deux fractions sont écartelées sur le fond d'une dispute, qui sera tranchée par les gueux qui l'ont suscitée : chacune reproche à l'autre de n'être que du vent et chacune a raison. Religion et économie sont la même chose dans la guerre du temps, champs de mines, mirage, diversion. Pendant des siècles, la religion a suffi, seule, à maintenir l'immobilité. Puis, s'effritant sous les coups impérieux des pauvres, elle a cédé sa place à sa variante, l'économie, alors jeune, tolérante, universelle. Mais pendant que cette nouveauté s'usait, se raidissait, se dogmatisait et se puritanisait, en première ligne, la religion pansait ses plaies sous les quolibets (qui protègent de la critique : tue-t-on un adversaire auquel on a donné un coup de pied au cul ?), se faisait un lifting discret. A travers les fissures de l'économie, elle renaît, jeune, tolérante, universelle. Gageons qu'après vingt siècles de domination de la religion moderne, vingt décennies de règne de l'économie, le règne de la néo-religion cèdera avant vingt ans.
Mais hors d'Iran tous les gestionnaires ne sont qu'économistes, et voient avec autant d'incrédulité que de mauvaise grâce triompher ces valets islamistes, non pas par la force de leurs arguments, mais par la force de la rue, qui les inspire. Ce soutien du monde entier ralentit la défaite iranienne des valets économistes (libéraux et de gauche), pour bientôt l'embourber dans une guerre de positions où les valets islamistes seront autant isolés des autres valets du monde qu'ils avaient tenté d'isoler les gueux d'Iran de ceux du monde : autant les islamistes iraniens reprochent déjà aux économistes iraniens d'être la tête de pont du vieux monde en Iran, autant le vieux monde reprochera bientôt aux islamistes iraniens d'entretenir des têtes de pont parmi les valets hors d'Iran. Reste ce constat d'avenir : la période de février à octobre 1979 est la période de la faillite de la remise en ordre de l'Etat d'Iran par la remise au travail de ses gueux, et conséquemment, la première faillite depuis deux cents ans du parti économiste.
Cependant, même les islamistes n'en savaient et même n'en imaginaient rien, lorsque, au zénith des combats de Téhéran, Bâzargân appelle à la fin de la grande grève, à la reprise du travail pour le 17 février, fermement appuyé par Khomeyni ; et plus fermement encore par ce vieux chien fidèle mais crotté qu'est le Tude, ce PC iranien aussi édenté que tous les PC d'opposition, qui espère enfin manger dans la gamelle des ouvriers iraniens, en exigeant le premier la fin de cette maudite grève qui lui a toujours échappé.
Le 19 février, en parlant du pétrole, Bâzargân insiste : "il faut exporter sinon la révolution va marquer le pas." Cette phrase, qui aurait pu être du Shâh, doit se lire ainsi : il faut exporter sinon le gouvernement va marquer le pas : seul le propriétaire du pétrole iranien, c'est-à-dire l'Etat iranien, a intérêt à son exportation. Pour Bâzargân, ce vieux bourgeois sans joie, la révolution c'est son gouvernement, sa petite entreprise de gestion de l'Etat. Les ouvriers y travaillent, Bâzargân, cette vieille larve, se charge d'y tout gérer, d'y gérer la révolution. Comme si, exporter et révolution, gérer et révolution, gouvernement et révolution, Bâzargân et révolution, n'étaient pas des contraires ! Ce camouflet lui sera rendu dès le lendemain, 20 février, par les ouvriers de la capitale du pétrole, Abâdân, qui une semaine après l'appel public au travail de Bâzargân, font semblant de ne pas l'avoir entendu et méprisent souverainement ce ministre (Bâzargân s'était fait haïr par ces ouvriers en janvier, lorsque, avant d'être nommé chef du gouvernement, au plus fort de la grève, il était venu à Abâdân autoritairement, et au nom de Khomeyni, nommer ses créatures à la tête des comités de grève) en envoyant un télégramme à Khomeyni où ils l'assurent qu'ils reprendraient le travail dès que lui, Khomeyni, en donnerait l'ordre. Sous-entendu : comment, nous qui entendons parfaitement ce qui est le plus radical, aurions-nous pu entendre parler de reprise du travail ? Oseras-tu, toi aussi, Khomeyni, exiger pareille lâcheté ? Qu'est-ce que c'est que ces foutaises économistes ? Nous, ouvriers du pétrole, avons bien compris : il ne faut pas exporter du pétrole, ou la révolution va marquer le pas.
Les gueux ne sont pas une classe économique : ils ne se définissent pas par leur travail, mais par leur place hiérarchique dans la société, par leur absence d'engagement dans les moyens de communication objectifs, et consécutivement, par l'étendue de la perspective que leur liberté d'engagement leur laisse contre. Les gueux d'Iran sont jeunes, nombreux, dissemblables, et autant le travail domine le quotidien de chacun, autant il est négligeable (et négligé) dans l'histoire commune qu'ils font. Les gueux d'Iran n'ont aucune théorie du travail, logique reflet de la pratique fort lâche qu'ils en ont.
Les ouvriers iraniens sont dans une situation assez différente que les ouvriers des pays où la classe ouvrière est un monument historique. Ils sont nettement minoritaires parmi les gueux, et aucune organisation ne les médiatise en tant qu'ouvriers. D'ailleurs, cinq mois de grève dans un pays où dominent les entreprises de moins de dix employés, ont acculé à la faillite presque toutes ces entreprises, et les économistes estiment le nombre des chômeurs entre 3 et 4 millions, sur 10 millions d'"actifs", au milieu de 1979. La débandade des cadres et des bureaucrates devant l'épuration, et des capitaux devant la confiscation et la dilapidation, renforce en nombre et en poids l'exil et l'inchiffrable marché noir, qui assiège le marché du travail comme les bidonvilles assiègent Téhéran. Les ouvriers iraniens, jusque-là séparés entre eux, isolés et enviés des autres gueux dont la survie est beaucoup plus précaire, jouent dans le débat sur le travail le même rôle que les hezbollahis dans le débat sur la morale : ils sont le célèbre fer de lance, mais qui risque de se briser et de se retourner contre les gueux.
Mais dans un pays où les partis ouvriers sont constitués d'étudiants en exil, et où aucun syndicat indépendant n'a réussi à se faire tolérer, ni dans l'Etat, ni, à sa chute, chez les grévistes, les ouvriers, prudents mais décidés, se sont comportés d'une manière exemplaire. Ils se sont d'abord protégés des casseurs de grève en s'emparant des entreprises ; et ils se sont prémunis contre la récupération en ne s'unissant jamais qu'en acte. Depuis février, le refus du travail transcende leur courage en euphorie, leur obstination en fierté, leur suivisme prudent en insoumission ouverte. Bien moins exposés que les hezbollahis, l'ennemi a préféré les taire. Criant au scandale pour le tabou auquel grattaient les hezbollahis, les idéologues ont enseveli dans leur embarras celui avorté par les ouvriers iraniens : en le paralysant, mais en ne le laissant pas soigner par des spécialistes, ces derniers ont envisagé la critique du travail, sa suppression. Ils se sont ainsi portés au coeur du débat sur le monde, à l'orée du jeu. Cela, évidemment, l'ennemi ne pouvait même pas le reconnaître. Car, comme dans le néo-Islam on ne parle pas d'ouvriers, chez les économistes on ne parle pas d'ouvriers opposés au travail : pour l'économiste, l'ouvrier est le travail fait homme, donc sacrés tous les deux. Enfin ils ont montré qu'à la guerre l'éparpillement et la discrétion peuvent devenir des atouts redoutables. Comme la grosse caisse sourde et grave, ils ont poussé sans cesse.
Et puis, en cinq mois de grève contre le Shâh, l'armée, puis Bâzargân, avaient habitué les ouvriers à affronter l'adversité à travers leurs nouvelles organisations. Là, dans leurs conseils et comités, tous les pauvres d'Iran avaient commencé à balbutier les premières formules contre la pauvreté. Ils avaient pris des armes, ils avaient pris la parole. Ils avaient pris confiance en leur force, en leur jugement. Un simple ordre au retour du travail ne suffisait plus à les faire obéir ou douter.
Le 21 février, Entezâm, porte-parole du Bazargang, se fait le porte-parole de cet échec inchiffré dans cet appel au secours : "les ouvriers ont certes repris le chemin de l'usine, mais ils passent leur temps à tenir des réunions politiques. Si ça continue, ce sera la catastrophe." L'écho amplifié de cette inquiétude grandissante vient de Bâzargân le 28 février : "la population s'est habituée au rythme accéléré des événements et sur son élan elle veut que la révolution soit parfaite et totale tout de suite. Or, avant même d'entreprendre des réformes de structure, il faut remettre le pays en marche et ce n'est pas facile après cinq mois de grève." "Les extrémistes nous poussent à aller très vite, et moi je ne cesse de répéter, patience, patience, patience." Alors que la révolution menace "de marquer le pas" ! Alors même que les "extrémistes" font preuve de toute la triple patience du contradictoire vieillard dès qu'il s'agit de retourner au travail et à l'exportation de pétrole ! Le 15 mars, alors que pour des raisons de démagogie islamique, en une première marque de dédain public pour l'économie, Khomeyni a proclamé la gratuité de l'eau et des transports, contre l'avis de son Premier ministre, ce Bâzargân vient pleurnicher à la télévision sur les malheurs de la gestion. Et comme il ne connaît pas encore les dangers de l'ambiance qu'il déplore, il lui échappe d'en souligner le mauvais exemple : "En dépit de cette situation dramatique, les ouvriers, bien qu'ayant touché une grande partie de leurs salaires pendant les mois de grève, réclament maintenant des gratifications équivalant à 2 ou 3 mois de leur traitement."
Les économistes, n'osant toujours pas avouer, autant par cécité que pour exorciser, que le seul problème "économique" de l'Iran est que les ouvriers ne veulent plus travailler, commencent à se crêper le chignon. Tous sont d'accord, par axiome économiste, pour dire que le Shâh est tombé à cause d'une "crise économique". En effet, c'est bien connu, tout événement capital, a fortiori une révolution, a pour fondement nécessaire une "crise économique". Seulement, depuis la chute du mauvais gestionnaire fautif, la "crise" est pire qu'avant. Les néo-islamiques n'économisent pas leur fiel pour accuser la gauche économiste de les empêcher d'infiltrer les grévistes qu'ils traitent comme leur propriété privée ; la gauche économiste accuse la droite économiste de continuer à laisser piller l'Etat par les impérialistes étrangers ; la droite économiste accuse les néo-islamiques d'instaurer des gestionnaires plus islamiques qu'économistes : de fait, dans beaucoup d'entreprises s'installent des néo-dirigeants, plus religieux que comptables, parce qu'il vaut mieux alors des récupérateurs capables de policer les débats des ouvriers, que des gestionnaires capables de calculer leur rentabilité, et menacés, de surcroît, par l'épuration ; quant aux économistes gestionnaires étrangers, ils commencent à se retirer de ce juteux marché où leurs entreprises sont à leur tour pillées par les gueux, qui font la loi, et par les grèves ouvrières, qui continuent : "Celles" - des entreprises étrangères - "qui ont résisté à l'épreuve fonctionnent dans un contexte difficile dominé par l'effervescence sociale. Les travailleurs qui avaient été licenciés conformément à la législation en touchant leurs indemnités, reviennent avec des lettres des comités Khomeiny, donnant l'ordre aux patrons de les embaucher ou de les payer. Les patrons résistent en apportant la preuve qu'ils sont en règle, mais le climat est lourd."
Enfin les néo-islamiques s'en prennent aux ouvriers, parce que quand les ouvriers ne travaillent pas, les idéologues du néo-Islam rencontrent des arguments auxquels leurs théoriciens ne les ont pas formés. Début mai, Banisadr, alors considéré comme l'économiste de service des islamiques, appelle les ouvriers à ne plus se servir de l'arme de la grève, trahissant par là l'abondance de son usage. Le 17 mai, pour son 79e anniversaire, Khomeyni mégaphone avec une terrifiante franchise ce en quoi les gueux sont devenus plus dangereux que les pires valets : "Ceux qui incitent les ouvriers à continuer la grève sont coupables de trahison, plus que les assas-sins de l'ancien régime." Enfin, le 13 juin, Eric Rouleau d'information confirme l'insistance de cette même peur : "dans de nombreuses entreprises des "conseils ouvriers" tentent, tant bien que mal, de pratiquer l'autogestion ; les grèves, autrefois réprimées dans le sang se multiplient malgré les appels angoissés et les menaces des responsables religieux ou gouvernementaux."
Le Khuzestân est la province au sud de la frontière entre l'Iran et l'Irak. C'est la seule province arabe d'Iran. Et c'est la province pétrolifère d'Iran. C'est à travers l'arabe et le pétrole que les informateurs, qui sont tous restés à Téhéran alors qu'on se battait au Khuzestân, ont filtré les événements qu'ils rapportent sur cette province. Les revendications nationalistes arabes, bien amplifiées par l'écho nationaliste kurde de la province voisine, ont servi à dissimuler que des gueux se battaient contre des valets au Khuzestân ; et le pétrole a servi à dissimuler que les ouvriers qui se battaient, ne se battaient pas pour le pétrole. Les événements du Khuzestân en 1979, sont un condensé de ce qui fut plus tu, mais qui eut lieu, pendant la même période, avec une profondeur et un radicalisme comparables, à Téhéran. Retracer par les combats au Khuzestân comment les ouvriers, au milieu des autres gueux, ont combattu en Iran, ne veut pas dire qu'ils s'y sont battus plus ou mieux, mais que l'éclairage ennemi, autant appliqué à faire de l'ombre qu'à aveugler, permet mieux d'en parler.
Un mot tout de même sur le pétrole. Le pétrole a la même fonction parmi les marchandises que Khomeyni parmi les pauvres : il est fétiche, idole, paratonnerre et baromètre. Séparé et opposé spectaculairement aux autres marchandises, le pétrole passe pour vital. Pour les économistes, la théorie de la gestion de l'Etat iranien est la théorie de la gestion du pétrole iranien. Cette théorie est une théorie de parti d'opposition, et c'est la théorie de tous les économistes d'opposition : il faut que l'Iran arrive à équilibrer ses comptes sans le pétrole, parce que le pétrole sera bientôt épuisé ; il faut donc que l'Etat iranien en diminue les exportations pour les faire durer, en diminue les profits, et les réinvestisse exclusivement dans des projets qui aboutiront à cette autarcie post-pétrolifère. Le travail des économistes d'opposition est justement de faire de la théorie économiste. Leur travail, lorsqu'ils arrivent aux affaires, est de gérer, c'est-à-dire de pratiquer la même et nécessaire gestion que leurs prédécesseurs, en laissant leur sage et raisonnable théorie économiste à leurs successeurs dans l'opposition, car la division entre théorie et pratique n'est vraie que dans l'idéologie, où elle est devenue cette division du travail entre gestionnaires et gestionnaires en attente. Et en effet, pour réaliser cette théorie raisonnable, il faut une police pas chère, l'absence de corruption, des ouvriers besogneux, des gueux dociles, toutes choses qui n'ont jamais pu coexister que dans les sermons et programmes économiques d'opposition. Comme ceux nommés par le Shâh, les gestionnaires autour de Bâzargân ont besoin de beaucoup d'argent du pétrole, tout de suite et tout le temps, pour entretenir une police et une armée qu'on ne leur vend qu'en qualité insuffisante ou en quantité exagérée, donc cher, et pour s'assurer les spécialistes indispensables et l'administration, par la très coûteuse corruption. Comme sous le Shâh, les économistes du gouvernement exigent d'exporter au maximum, et les économistes d'opposition fulminent contre le déraisonnable gaspillage accéléré du pétrole iranien et sa corollaire dépendance aux grandes compagnies multinationales. Ainsi tous les valets de cette époque subordonnent les combats de ce monde aux fluctuations de cette marchandise bien plus magique que l'apparition du visage de Khomeyni sur la lune, et, à cause de cette magie, y entraînent presque toujours les gueux.
Les émeutes du Khuzestân commencent fin mai. Signe avant-coureur, les combats de Masjed-e Soleymân, le 18 mai, dont l'origine, la teneur et l'issue se sont perdues dans les atermoiements désemparés des informateurs à la pige. Le 25 mai, la grève des dockers de Khorramshahr est annoncée. Ayant débutée avant, elle sera le véritable foyer de l'insurrection ouverte, et ne s'éteindra qu'après elle. Le 30 mai commencent des combats dans la même ville. L'amiral Madani, gouverneur de la province, proclame l'Etat d'urgence. Après 36 heures d'affrontement, les deux partis, retranchés de part et d'autre de la rivière Kârun, reconnaissent entre 20 et 80 morts. Le lendemain 1er juin, les gardiens de la révolution, contrôlant à nouveau la majorité de la ville, tirent sur une manifestation conspuant Madani. Le couvre-feu est maintenu. Les insurgés réclament leurs morts. Madani, soucieux de faire diversion, accuse l'Etat irakien, effarouché et consterné d'un tel radicalisme à ses frontières, d'y masser des troupes et d'armer ces ennemis de l'Etat. Ces troupes sont évidemment là pour soutenir Madani, la frontière et les deux Etats, et, pour ce qui est des armes, quel Etat en livrerait à des insurgés aussi imprévus qu'imprévisibles, qui, de surcroît, ont pillé les arsenaux cinq mois plus tôt ? Les "militants arabes", poussés par l'auto-détermination pratique qu'ils ne contrôlent plus, ne revendiquent plus l'autonomie, mais l'indépendance. D'autres idéologues y découvrent le fond de leur désaccord : le ministre du pétrole de la République Islamique, Nazih, devant le calme qui agite Abâdân ce 1er juin, soutient contre le towhid et le chef du Parti de la République Islamique, l'âyatollâh Behechti, que l'Islam ne peut pas résoudre tous les problèmes, notamment "économiques". Le 6 juin enfin, le Sheikh Khâqâni et l'amiral Madani signent un accord impliquant la libération des prisonniers, la dissolution des gardiens de la révolution locaux et la poursuite des auteurs des troubles, leurs ennemis communs. Quatre jours après cet accord spectaculaire, ni mandaté, ni ratifié par les insurgés, on arrête des "trotskystes" à Ahvâz "à la suite des affrontements armés qui se sont produits dans cette ville". Ce n'est que ce même 10 juin que les dockers de Khorramshahr négocient la fin de leur grève. Cette première phase de la révolte du Khuzestân a montré que des gueux sont capables d'aller dans la rue pour protéger une grève ouvrière et que des ouvriers sont capables d'éterniser une grève pour que les gueux restent maîtres de la rue. Elle a montré la division des idéologues islamiques et économistes. Elle a révélé aux gueux la force et les limites de ces idéologies ennemies, jusque dans leurs propres rangs. Elle a permis aux plus déterminés, dont le nombre s'est multiplié, de comprendre qu'attaquer des laïcs comme Madani n'est pas forcément soutenir l'Islam, qu'attaquer des gardiens de la révolution n'est pas forcément soutenir les nationalistes arabes, qu'ils n'ont aucun Etat à nourrir, et que comme l'Etat ne respire que par le travail, leur a fait entrevoir que leur refus de l'Etat se fonde dans la critique du travail. La fin de cette première phase est donc un compromis laborieux entre récupérateurs infiltrés parmi les gueux (Khâqâni) et néo-policiers assiégés par les gueux (Madani).
Après deux semaines de calme, le 26 juin, une manifestation à Abâdân reprend radicalement les hostilités dans ce qui devient une limite ressentie à cette radicalité, la province. Les 7 et 8 juillet, une première série impressionnante de sabotages prouve que les gueux, et particulièrement ceux des ouvriers qui sont révoltés, sont entrés dans une nouvelle phase de la critique du travail : les destructions d'oléoducs, voies ferrées, bâtiments publics ridiculisent tout traité entre l'abject Sheikh-âyatollâh et l'odieux pseudo-libéral amiral. Dans l'émeute du 10 juillet à Khorramshahr, 40e jour après le sanglant 31 mai, on retrouve, retourné non sans ironie contre le gouvernement islamique, le cycle des deuils. Le 17, alors que des "troubles" sans précision sont toujours rapportés du Khuzestân, Khâqâni, dont le seul usage serait de s'imposer en tant que mini-Khomeyni du Khuzestân, disparaît mystérieusement : il ressurgira quelques jours plus tard à Qom, où il aurait été "déporté" (c.-à-d. éloigné dans une représen-tation, comme Khomeyni à Paris, dix mois plus tôt) sur l'incitation de l'avisé Madani. Le 22, Ahvâz est à nouveau à la rue. Madani, auquel les uns reprochent le désordre autant que les autres l'ordre (eh non, ce n'est pas toujours drôle d'être cadre intermédiaire !), tentera de se disculper en disant pour une fois la vérité sur le Khuzestân, qui est alors la vérité sur l'Iran, parce qu'elle est la vérité sur toute révolution : "la population exploitée et opprimée pendant des décennies par les shahs, sans qu'elle puisse même se plaindre, imagine qu'elle peut aujourd'hui tout obtenir tout de suite."
Islam, partis ouvriers ou de gauche, et nationalistes arabes, en plein progrès dans leur constitution d'une clientèle ouvrière, ont été surpris par cette soudaine reprise de l'offensive gueuse et hésitent à s'engager dans son sillage ou à s'y opposer. La puissance du mouvement apparaît dans leur choix de le suivre, au risque de devenir la cible désignée de l'autorité centrale. C'est le sens de cette phrase, où le journaliste, quand il écrit "ouvrier" ou "arabe", parle en réalité de petits chefs ou groupuscules ouvriéristes et nationalistes : "le radicalisme ouvrier se mêle sans se confondre à la virulence des dissidents arabes." Par mégarde ou inconscience, on apprend même que des ouvriers se battent entre eux, chose inadmissible pour les économistes qui ont foi en un monde divisé en classes économiques. Cependant, comme dans toutes les révolutions, la classe ouvrière, qui n'est telle et donc unie que pendant la paix civile et par le travail, se divise en larbins des larbins et en insurgés modernes. Le 22 août, "les exportations de pétrole ont récemment baissé" (pauvre Bâzargân, combien sa révolution marque le pas ! Le 12 octobre 1979, la production de pétrole brut tombera même à 1 million de barils par jour, soit moins qu'au plus bas de la grande grève de 1978) "en raison de divergences idéologiques opposant les travailleurs du principal port d'embarquement". Je laisse le terme "idéologique" pour qualifier ces divergences, à l'auteur de cette citation, l'amiral Madani. Nazih cherchera à bagatelliser cette baisse incachable, en prétextant une tempête, qui aurait eu lieu au large d'Abâdân. Je ne résisterai pas à la tentation de garder ce mot malheureux pour décrire la vraie cause du naufrage de l'exportation, la rencontre entre ouvriers gueux et ouvriers valets. C'est encore la même tempête qui a fait apparaître, puis disparaître ces "intellectuels chômeurs" qui, dès fin avril, squattaient la mairie d'Abâdân ; qui fait sauter les dépôts de munitions, détruire les bâtiments publics, saboter les oléoducs, harceler les gardiens de la révolution au milieu du refus larvé de travailler le plus généralisé. C'est dans le clapotis des querelles de valets que s'étale au public le combat de plus en plus anonyme, de plus en plus clandestin, de plus en plus farouche, des gueux du Khuzestân. Et les exportations du pétrole brut ne réaugmentent pas, malgré les divergences idéologiques des dirigeants du principal port d'embarquement : la tempête a fait précipiter les nationalisations, pour contrôler l'épuration et arracher la jouissance de ce port à ses "travailleurs". Khomeyni a du envoyer son gendre, l'hojjat ol-eslâm Eshrâqi, ramener le calme plat, grâce au Coran. Nazih, en bon ministre de Bâzargân, voudrait limiter l'épuration aux SAVAKis, alors qu'Eshrâqi, espérant profiter des disputes entre ouvriers, préconise d'étendre l'épuration aux "communistes". Tous deux savent fort bien qu'il y a si peu de communistes qu'il faudrait alors les inventer, et que le plus Nazih des deux se retrouverait le lendemain en tête de liste rouge. Ce fou, soutenu par tout l'Occident, tente un dernier coup de poker pour sauver le parti libéral, sa propre carrière, sa tête : il somme Khomeyni de désavouer son propre gendre, sans quoi, lui, ministre du pétrole, démissionnerait, soutenu par une grève ouvrière ! Le lendemain d'un bluff aussi grossier, il disparaît dans la clandestinité, hué par les islamistes, applaudi par les libéraux, dans l'indifférence des gueux. Le 28 septembre, le docile néo-islamique Mo'infar est nommé à sa place. La même dispute entre plus d'économie et plus d'Islam met alors aux prises le libéral arrivé Bâzargân, et l'arriviste islamique Banisadr. Le 15 septembre, le premier critique les "éléments hostiles à la propriété privée". Comme s'il ne s'agissait pas des gueux, qui alors exproprient depuis le centre des villes jusqu'au fin fond des champs, le second fait mine de se sentir visé dans sa burlesque théorie de l'économie d'après le towhid, où toute propriété est propriété de Dieu, dont l'homme, qui n'a même pas le droit de se suicider puisque sa vie même est propriété de Dieu, est une sorte de métayer, de valet, de Banisadr.
L'acharnement confus des idéologues à médiatiser la dispute, donne toute la mesure de cette deuxième phase de la révolte du Khuzestân. Conduite à partir d'une semi-clandestinité contrastant avec le marais de la polémique abandonné à l'ennemi, elle exprime à la fois que ses auteurs ne se sentent pas suffisamment forts pour renverser la continuation de la société du Shâh chez ces ennemis, mais qu'ils l'attaquent plus en profondeur, et durablement. Grève larvée et guerre civile larvée en sont les résultats, qui s'étendent aussitôt à tout l'Iran. Il faudra que toutes les armées de deux Etats transforment cette province en Palatinat de Louvois pour en extirper cette racine. Et tous ceux qui pensaient, même pour des raisons non-économistes, que c'est la grande grève de 1978 qui a fait tomber le Shâh, sont, fin octobre 1979, contraints de penser, pour les mêmes raisons, qu'a fortiori Bâzargân, et même Khomeyni son mentor, arrivent au terme de leur sursis.
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