La totalité est le concept le plus oublié de l'histoire. La révolution iranienne est la tentative la plus remarquable pour que son siècle ne soit pas le plus oublié de la totalité. Ses contemporains sont tellement habitués, abrutis même, par la lente mais apparemment irrésistible progression de l'objectivité, cette pratique de division des choses et des hommes par les choses, qu'ils ne semblent pas pouvoir en imaginer, ne serait-ce que le ralentissement. La résignation, la soumission à l'érosion des consciences, l'esclavage à la modestie, la routine de la plus grise servitude, la fatalité de l'aliénation sont telles que les pauvres non-iraniens de 1979, valets ou gueux, ont dans leur écrasante majorité laissé passer la grande avalanche iranienne avec une apathie et une incompréhension dans leurs intérêts qui sont aussi inquiétantes que folles. Si l'avenir n'est pas trop occupé pour reconnaître notre pauvre temps, je pense qu'il ne le notera nulle part mieux que dans ce contraste extrême du mouvement qui remet tout en cause d'un monde si ignorant qu'il ne sait même pas cela.
La totalité est le terrain de jeu de la subjectivité. L'apparition de la totalité est la suppression par les hommes de ce qui les médiatise. La totalité n'est pas une vision, plus ou moins d'ensemble, ou une somme de choses, la totalité est le mouvement de la réalité devenant effective, une hache qui tranche jusqu'aux fondements de l'existence. Nulle part mieux qu'à Téhéran en 1979, il ne convient de saluer l'irruption pratique de la totalité, le premier festin moderne de la conscience.
Rien n'explique mieux le retour de l'Islam comme idéologie dominante que ce retour de la totalité comme pratique historique. L'Islam est d'abord une idéologie souple. Ses interdits et les devoirs de son culte sont rigides. Ces détails de comportement, malheureusement, arrivent à passer pour les grandes affaires et les grandes pensées du siècle de la marchandise. Dans le monde semi-athée qui a décrié comme une aberration l'application rigoureuse de quelques préceptes concrets de l'Islam, qu'il assiège de calomnies pour rendre cette idéologie incritiquable, règne une rigueur réellement aberrante dans les idées générales. L'Islam, au contraire, est aussi fidèle à quelques détails pratiques qu'ouvert à toute idée nouvelle. Le Coran et les traditions constituent ses uniques sources, et elles sont adaptables à tout, interprétables et interprétées à l'infini. En Iran, bousculé d'abord par la soudaine et violente pénétration de l'objectivité marchande, et éprouvé et façonné au soulèvement encore plus vif et plus profond des gueux en 1978, l'Islam, brutalement réveillé, avalait et digérait à la hâte le gros de la modernité idéologique du monde. Ainsi les idéologues islamiques parlent aussi volontiers d'économie, de classes sociales, d'impérialisme, de Marx et de Freud, que leurs homologues léninistes, situationnistes ou néo-keynésiens. Mais de façon complémentaire à son adaptation théorique aux thèmes et aux méthodes de la récupération la plus moderne, l'Islam faisait valoir ses antiques conceptions, qui pour la plupart recouvrent des concepts bannis du long tunnel matérialiste et reviennent spontanément à la critique du vieux monde dès que les pauvres s'en donnent la joie. Aussi ne faut-il nullement comprendre l'Islam en Iran comme la religion ancienne que son nom évoque. Les gueux l'ont fait triompher des idéologies concurrentes en la corrigeant. Et les valets, quoique maugréant, ont préféré se laisser imposer ce compromis, ravis que cette nouvelle Commune leur laisse autant la parole que celle de 1871 avait laissé aux bourgeois la Banque de France. Cet Islam hybride de 1979 schématise et explique les mouvements les plus vastes en les mariant avec les trucages les plus récents. En ce sens il est un stade suprême de la récupération, un produit nouveau et rationnel, maniable et rentable, un assemblage fertile d'ingrédients séculaires et de produits chimiques récents, assené au moyen de techniques d'avant-garde dans un emballage qui reproduit l'authenticité comme un tableau hyperréaliste. Ce n'est donc évidemment pas cette religion antique qui a accouché des fiévreuses secousses de 1978, comme l'ont sans cesse prétendu les porte-parole de la valetaille, mais ces fiévreuses secousses de 1978 qui ont accouché de cette néo-idéologie. Elle n'a donc jamais été l'utérus d'une grossesse monstrueusement infinie, mais le cordon ombilical d'un nouveau-né qu'il fallait étrangler.
Dans l'Islam, la totalité se prononce "towhid" et a un contraire, "sherk". Le towhid est l'unité de Dieu, de la nature et de l'homme. Le towhid est l'unité première et toute l'unité. C'est un concept de base primordial. Ce n'est pas du particulier qu'on s'élève au général, mais la généralité qui fonde et détermine la particularité. Ce n'est pas en mettant une brique sur l'autre qu'on atteint les cieux, comme le soutient le positivisme matérialiste, qui, lorsqu'il rencontre le scepticisme, préfère conclure qu'il n'y a pas de cieux. Le towhid, de plus, est le concept qui explique le mépris des musulmans pour les autres religions, parce que, non sans raison, ce concept leur paraît le concept même du monothéisme (le christianisme, avec sa sainte trinité, leur paraît polythéiste). De plus, et ceci décrit aussi bien l'Islam que le concept de towhid, la contradiction même est sherk. On ne contredit ou combat que justement ce qui s'avère être sherk, diviseur, mauvais, athée, ou plus exactement c'est le sherk qui contredit l'harmonie de la terre, dont l'homme est le vice-régent de Dieu. Ainsi est-ce un crime de diviser, et le consensus est souvent souverain.
Enfin le towhid est la genèse et l'au-delà de l'histoire. Dans "Philosophie de l'Histoire" de 'Ali Shari'ati, toute l'histoire est la division du towhid et du sherk. L'histoire commence avec la dispute de Caïn et Abel ; et toute l'histoire, jusqu'au-delà de sa fin, se déduit de l'interprétation de cette dispute ; et toute cette interprétation se veut construite sur la "science", notamment la "sociologie marxiste". Caïn, le méchant, le sherk, l'agriculteur, qui introduit la propriété privée et l'exploitation de l'homme par l'homme, qui méprise Dieu, convoite la fiancée de Abel, le bon, le pâtre, le communiste primitif, en unité et en harmonie avec Dieu et la nature. (Shari'ati, qui exclut de son amalgame allégorique le passage du matriarcat au patriarcat, fait un simulacre d'analyse freudienne, pour montrer que l'Islam peut intégrer Freud.) Caïn tue Abel. Le temps sans contradiction du paradis sur terre est fini, le monde est divisé. Il le restera jusqu'au retour du communisme, cette fois évolué, et de la société sans classes, jusqu'à la victoire de Abel sur Caïn, et du towhid sur le sherk. Shari'ati dit en substance ceci : voyez, la sociologie, l'économie politique la plus moderne, peut nous aider à comprendre le Coran. Mais dans le Coran, tout était déjà là : l'allégorie de l'histoire qui est allégorie de l'aliénation. Et donc, on a raison de se révolter, d'approuver les sciences les plus modernes, de connaître les découvertes les plus sherk, d'admirer secrètement Marcuse, et, pourquoi pas, d'être un petit prof de gauche de cet Islam qui commence et finit dans ce towhid éthique et exquis.
Le towhid est donc l'harmonie, l'ordre, la paix. Mais la totalité, l'Iran en 1979, c'est l'humanité marchant vers sa réalité, un incessant conflit, mille contradictions. Que les apôtres du towhid soient alors obligés de proclamer leur victoire est déjà une plaisanterie on ne peut plus sherk. Le décalage de l'idéologie au mouvement qui dissout les conditions existantes, le freinant mais la forçant à mentir, se manifeste ici dans toute son étendue. L'Islam new-look, towhid en tête, doit momifier en préalable inamovible la totalité qui se manifeste comme mouvement, et doit déclarer, dès le moment de son avènement, l'avènement du contraire de ce qui est là. Cette avant-garde dernier cri de la pensée rampante est l'arrière-garde essoufflée du mouvement anonyme. Car au moment où ces idéologues de l'unité arrivent au pouvoir grâce à elle, c'est dans la pire division, au moment où le paradis de l'au-delà est censé avoir trouvé sa tête de pont ici-bas, c'est le chaos le plus coloré, au moment où ces pseudo-Adams crient towhid, towhid, ceux qui font l'histoire, et qui les ont amenés là, font le plus noir des échos : anarchie, anarchie.
Cette anarchie n'est pas une anarchie d'anarchiste. Sans idéologues, sans théoriciens, sans syndicats et sans ministres, elle n'est désignée que par ceux qui ne l'ont pas faite : "l'anarchie est le plus grand danger qui menace le pays" résume le 27 juin en obligeant porte-parole de tous les valets, l'Emâm Khomeyni. L'Etat est en miettes qu'on hésite à recoller, la marchandise s'avarie dans un ravin, sans secours : priorité à la vengeance ; ensuite on discutera morale dans le mépris du travail, dans l'orgie des débats, des disputes, des discours, des organisations, des bagarres. Le meilleur aveu de cette cacophonie d'ordres et de contre-ordres, de cette brillante débauche de contradictions, de cette vie pleine et intense, de cette pluralité forcément peu goûtée par l'ennemi, est fourni le 13 juin 1979 par Eric Roulure, informateur du "Monde" : "En attendant que la question du pouvoir soit tranchée, la guerre civile larvée se déroule à des niveaux différents et selon les clivages les plus insolites. Dans la mosaïque de peuples, d'ethnies, de religions qu'est l'Iran, dans un processus de bouleversements politiques, sociaux, culturels d'une rare complexité, en l'absence d'un mouvement politique fort et structuré, capable d'encadrer et de diriger la population, les conflits de tout ordre sont destinés à se multiplier dans la confusion et l'incohérence du moins apparentes."
Du 9 janvier 1978 au 16 février 1979, la progression chronologique était aussi la progression de l'être vers l'essence, de la révolte vers la révolution : comme une belle avalanche de bonds qualitatifs, la lutte contre le Shâh, sur la pente raide du temps, entraînait dans son bouleversement toute la montagne de la société, malgré les lamentations des propriétaires de chalets contraints de fuir sans leurs biens, les mauvaises excuses des secouristes, les mensonges des géologues et les doctes déductions de quelques météorologues obséquieux. Mais déjà dès le 16 février, alors qu'on continue encore à s'y battre tout le temps ("autant les journées sont calmes à Téhéran, autant, dès la nuit tombée, il n'est pas rare d'y entendre claquer les mitraillettes", 17 avril), l'entente est tellement brouillée dans le grand cheval de Troie de l'Islam qu'il faudra attendre le 4 novembre pour qu'un grand coup de spectacle rende à tout et à tous une date incontournable. D'ici là ce ne sont que disputes particulières, et les puissants projecteurs affolés des ennemis des gueux errent comme ivres sur ce champ d'explosions diverses et spontanées, sans en découvrir les rapports ou les intérêts, illuminant soudain un détail, puis frôlant par hasard les silhouettes fantomatiques d'une dispute qui aurait pu faire sauter le monde, et qui aussitôt retourne à la nuit des temps.
teleologie.org / événements / offensive 1978-1982 / Adreba Solneman / Offensive d'Iran / | << >> |