FIN de l'observatoire de téléologie

 

 

D'ici à maintenant via San Romano

Si l'observatoire de téléologie avait un emblème ce serait celui qui flotte au-dessus de la bataille de San Romano, telle que l'a représentée Uccello. De la licorne, l'observatoire de téléologie avait les sabots dans la boue, la tête haute, et la corne d'abondance à l'endroit où convergent les idées quand il faut faire front. Et comme la licorne, l'observatoire de téléologie a été l'étrange tentation de requalifier la réalité, à une époque où la réalité avait connu l'étrange mésaventure d'être dégradée en cause même. Du rire, du trépignement et de l'invraisemblable, voilà le bref passage d'un bref galop aux traces plus grandes que le sol meuble ainsi effondré.

Il y a bien eu une organisation du nom d'observatoire de téléologie, mais sans rien de ce qui définit les organisations : pas de statuts, pas de règlement, pas de local, pas d'inscription, pas d'exclusion. Il y a bien un nombre précis d'individus déterminés qui ont constitué l'observatoire de téléologie, mais sans hiérarchie, sans obligation, sans interdit, sans structure visible, sans drapeau, sans banderole, sans pignon, sans rue. Il n'y a jamais eu de publication enregistrée et il n'y a jamais eu d'argent au nom de l'observatoire de téléologie. Bien plus que la Ligue des communistes au temps de Marx, l'observatoire de téléologie a été un spectre. Ce n'est certes pas le monde qu'il a hanté, mais c'est uniquement parce que le monde s'est capitonné contre les sarcasmes tranchants de l'univers en particulier, comme l'observatoire de téléologie en était un, et de la vérité en général, comme l'est la réalité comme résultat. Le retard de cette hantise est celui du monde, pas celui de la charge décisive de la licorne, seulement figurée, comme la première idée de l'aimé finement déposée sur les parois intérieures de la sphère de l'amour, et qui continue la route de son irrésistible aliénation, après la disparition de la chimère.

Il est même difficile d'assigner un commencement à l'observatoire de téléologie. A l'été 1998, sur un forum Internet, un individu avait découvert, démasqué et insulté publiquement en conséquence l'éditeur des Editions Anonymes, parce que cet éditeur avait falsifié une correspondance à laquelle avait pris part Adreba Solneman, qui avait fréquenté la Bibliothèque des Emeutes. Après cet échange avec l'éditeur, celui qui signait alors le commissaire prit contact avec des ex-membres de cette Bibliothèque des Emeutes, dissoute en 1995, pour leur faire part de cette brusque escarmouche sur un territoire nouveau qui était l'Internet. Mais il serait fort exagéré de faire de cette correction indignée le démarrage d'une organisation.

Le pré-débat qui s'ouvrit en conséquence et par extension avait pour objet la téléologie. L'objectif du groupe en formation était de faire connaître la téléologie, qu'il appelait alors « moderne » par opposition à la téléologie classique, de la philosophie allemande en particulier. Faire connaître cette notion s'articula rapidement autour de trois projets. Le premier était de livrer au public par l'écrit et l'édition papier les circonstances de la naissance de cette idée : l'obscur brouhaha de plusieurs années de batailles de rue, convergeant sans se rejoindre, et l'épuisement de la pensée du négatif de cette époque. Le second était de proposer à un public sans doute différent cette même trajectoire partie de la rue et arrivée à la réflexion, sur un site Internet. Le troisième était de confronter cette idée, c'est-à-dire de valider ou d'invalider ses présupposés et ses premières déterminations, et de délimiter le cercle du débat qui permettrait son approfondissement, retrouvant le brouhaha des batailles de rue, inversant l'épuisement de la pensée du négatif.

La confrontation publique commença le 11 octobre 1998 contre un certain Jean-Pierre Voyer, dont les téléologues espéraient encore qu'il n'était pas le responsable de la falsification des Editions Anonymes – à tort comme il s'avéra très peu de temps après. Mais cette prise à partie de la résignation, de la vieillesse, de la satisfaction ne constitua pas non plus encore l'acte de naissance de l'observatoire de téléologie. La naissance du site éponyme ne fut pas davantage ce point de départ. Mais, s'il faut un début, c'est la publicité de la naissance de ce site, le premier message public signé OT, intitulé 'Publicité de la fin', le 3 novembre 1998, sur le forum Internet appelé debord of directors, qui peut être considérée comme le premier acte revendiqué par le groupe alors constitué.

La preuve organique de l'observatoire de téléologie tient en une seule règle, elle-même informelle : toute prise de position publique doit être endossée par chacun des individus membres. Il faut être peu nombreux et avoir une confiance étendue dans les autres. Il faut surtout une grande disponibilité, beaucoup de présence, une bonne capacité à réagir. Il faut un sens de la contradiction, et un grand respect des autres. Ce mode de fonctionnement, en effet, implique des discussions tendues, une circulation rapide des idées, une certaine réflexivité et une capacité à trancher entre un désaccord et une urgence. Qu'autant d'accords aient pu être trouvés à l'issue d'autant de disputes paraît aujourd'hui prodigieux. Presque tous les textes, et même presque tous les messages polémiques sur l'Internet, ont été endossés et validés par l'ensemble des téléologues de l'OT. Et le nombre de textes non publiés, pour désaccord, est très inférieur à celui des textes publiés, presque tous après amendements, parfois après des reprises et des refontes complètes. Les correspondances ont également été conçues et révisées de cette manière.

La meilleure définition de ce qu'a été l'observatoire de téléologie pourrait être : un débat préparatoire, ou, selon l'expression déjà utilisée, un pré-débat. Il y avait une idée et tout à faire : la faire connaître, l'expliquer, l'approfondir, la mettre en cause, désigner son objet, projeter son possible, la vérifier en théorie et la vérifier en pratique, c'est-à-dire l'inscrire à l'ordre du jour du débat du genre humain sur lui-même, détourer les conditions de sa mise en débat.

De la Terre à la Lune

L'observatoire de téléologie a proposé une conception du monde radicalement différente de toutes celles qui étaient là. En ce sens, il a été immédiatement scandale, la dernière organisation scandaleuse du siècle qui avait commencé avec dada. Mais contrairement aux autres organisations scandaleuses, à la suite de dada, l'OT ne recherchait pas le scandale. Notre bienveillance prudente par rapport au tapage donne à celui que nous avons été sa lumière particulière : mat et souterrain, son éclat sombre est fait pour illuminer une durée, non pour éblouir un instant.

Le scandale de l'OT s'est trouvé immédiatement concentré dès que la téléologie moderne naissante a été ramassée en une phrase : tout a une fin. Ce que signifie ce vieux lieu commun, pour peu qu'il soit pris à la lettre, était tout de suite intolérable à ceux qui s'y sont trouvés exposés, en particulier les débris et les renégats du vieux mouvement « révolutionnaire ». Car cette phrase les accuse immédiatement de résignation, de vieillesse, de satisfaction. Elle est un germe puissant d'une future critique de la religion. Elle trace une limite du débat historique, comme ce sénateur romain qui avait tracé autour de lui un cercle dans le sable pour signifier au pharaon que lorsqu'il sortirait du cercle ce serait soit l'accord, soit la guerre. Elle propose le coffre à jouets pour les sciences exactes, et le vide-ordure pour la gloire et toutes les vanités individuelles. Devant le nœud gordien du monde elle apparaît comme l'épée d'Alexandre.

C'est uniquement parce que l'idée est scandaleuse que l'OT a paru scandaleux dans son comportement. Le mépris profond avec lequel nous avons traité toute la racaille avachie et contente de ses petits doutes du milieu pseudo-révolutionnaire a fait croire hâtivement à ce petit peuple démuni, giflé à revers, que nous méprisions la terre entière. Ce serait vrai si la terre entière était la middleclass comme la middleclass non seulement cherche à le faire croire, mais le croit elle-même. Le peu de gens que nous avons croisé hors de ce magma semi-moral, semi-social n'ont pas eu à se plaindre de notre façon de les aborder, ni nous de la leur ; mais, pressés par une continuelle urgence, nous exigeons beaucoup, nous dégainons vite et, comme dans la middleclass on fait des amis, nous faisons des ennemis.

Le scandale de l'observatoire de téléologie est simplement le scandale du négatif à une époque où le négatif est nié. L'idée de téléologie est tirée du balbutiement sans intermédiaire qu'on appelle l'émeute et qui a été battu dans le dernier quart de siècle. Tout a une fin est la traduction de ce mouvement riche d'une longue époque indécise, et qui a trouvé une possible expression idéelle dans cette traduction théorique. Nous ne sommes pas les représentants des révolutionnaires en Iran, nous sommes leurs héritiers autoproclamés. La mère est morte dans les couches, l'enfant se porte bien, merci. Quand il a faim, il en veut à la société entière. La téléologie moderne est la négation de la négation de l'histoire. L'histoire, en effet, est le temps du débat du genre humain sur lui-même. La téléologie moderne est un résultat d'une révolution, c'est-à-dire d'un moment de l'histoire, c'est-à-dire d'un débat pratique du genre humain sur lui-même. Ce résultat se propose en jet et se pose en projet, en véritable contenu des révolutions à venir, en programme du genre humain, à soumettre à son auguste assemblée quand elle pourra enfin être réunie. Voilà tout le scandale.

Du sentier de montagne à l'autoroute en pente douce

La première période de l'observatoire de téléologie va de novembre 1998 au printemps 2000. Pendant cette année et demie, les trois objectifs initiaux ont été largement amorcés : fin 1999, le premier tome de 'la Naissance d'une idée' intitulé 'Un assaut contre la société' est paru aux éditions Belles Emotions, avec le récit de l'époque d'où provient la téléologie moderne ; le site de l'observatoire de téléologie commence à être connu et utilisé ; et la confrontation de l'idée de téléologie a démarré, les premières objections indignées contre « tout a une fin » ont été réfutées, et le terme « enculé » est désormais régulièrement accolé au nom du falsificateur Voyer, ce qui marque, de manière assez exacte, la frontière entre le discours des téléologues et le vieux monde. Un déluge de calomnies, de mensonges et de falsifications s'est alors abattu sur l'observatoire de téléologie, qui l'avait bien mérité.

La seconde période va du printemps 2000 à septembre 2002. Elle a été la plus facile à vivre. Mais elle est probablement la plus difficile à rapporter. C'est la période où nous avons donné à la téléologie sa profondeur de champ. Mais c'était simplement tirer les premières conséquences de ce qui avait déjà été esquissé en public, et de ce qui était souvent déjà discuté entre nous. Le façonnage du second tome de 'la Naissance d'une idée' s'avéra ardu, insatisfaisant, plein d'obstacles inattendus et de disputes complexes. Finalement, 'Téléologie moderne' était déjà devenu une étape inachevée quand il fut achevé, et c'est là, sans aucun doute, un de ses mérites.

De même qu'il est difficile de faire la part entre ce qui est apparu en rupture, en nouveauté, dans la théorie de l'OT à cette époque, et ce qui procédait simplement de sa lancée, il est complexe de mesurer a posteriori comment nos disputes et nos différends, nos apports et nos rôles étaient devenus habituels ; car, comme nous savions que les polémiques, notamment avec le petit peuple voyériste et postsitu, n'étaient plus qu'affaires courantes, et que les batailles décisives avaient été livrées, tout paraissait légèrement plus facile, alors même que l'excitation, l'effort, et le goût de la victoire avaient maintenu un rythme d'activités élevé. Il y eut sans doute une insensible déperdition dans l'exigence interne, ou tout au moins dans la dynamique interne. Nos rôles s'affermirent, la lente dérive de nos complémentarités en spécialisations restait masquée, d'une part par l'urgence toujours renouvelée, d'autre part par l'expertise qui rendait chacun plus efficace à son poste.

Une autre insuffisance est apparue, insensiblement aussi, pendant cette période. La téléologie était née d'un mouvement de révolte dans le monde et la démarche qui avait abouti à nos conclusions était indissociable d'une observation et d'une connaissance des faits. Or l'observatoire de téléologie ne disposait d'aucune méthodologie pour observer les faits, les anciens outils de la Bibliothèque des Emeutes ayant été abandonnés. Ceci n'avait pas beaucoup d'importance dans la période plutôt calme de 1993 à 2001. Mais à partir du printemps de 2001, les gueux se remirent à gronder, pas avec l'intensité qu'ils avaient eu dix ans plus tôt, mais, au moins en Algérie, avec une présence et une colère qu'on ne leur reconnaissait plus.

Aussitôt après l'insurrection de décembre 2001 en Argentine, il fallut se rendre à l'évidence : l'observatoire de téléologie, farouchement engagé dans la réhabilitation de la période précédente, n'avait plus de lien avec ce que l'époque avait d'historique. Non seulement nous ne savions plus ce qui se passait dans le monde mais, depuis la création de l'OT, nous avions complètement négligé la compréhension des faits, comme si le monde ne changeait plus, et comme si ce n'étaient pas les gueux révoltés nos véritables maîtres à penser. Et si la Bibliothèque des Emeutes avait construit un observatoire des faits adapté à son temps, l'observatoire de téléologie avait perdu ce savoir-faire d'autant plus que ce savoir-faire-là n'était plus adapté à l'odyssée de l'espace algéro-argentin de 2001.

Coupée de ses racines, atrophiant ici, hypertrophiant là, toujours à vive allure, la téléologie, telle que l'esprit de l'observatoire la façonnait maladroitement, entrait dans une crise de croissance. Convoquer un congrès de téléologie paraissait une solution à cette perte d'équilibre. Cette réunion, ouverte à des participants extérieurs à l'OT, s'est tenue du 26 au 29 septembre 2002 à Madrid.

De Madrid à Shanghai

Le Premier Congrès de téléologie n'a pas été un jaillissement, mais un inventaire, un plan de coupe, une tentative de hiérarchisation et de tri des multiples idées et projets issus des quatre ans d'activité de l'observatoire de téléologie. Embrasser ce grand tronc et pouvoir dire de chacune de ses branches, en voilà une qui pousse, en voilà une qui va fleurir, en voilà une qui est morte, était à la fois rassérénant et stimulant : il y avait plus à faire que nos vies pourraient nous le permettre, et l'éclosion ne faisait que commencer ! Une vraie Operación Triunfo !

Mais l'observatoire de « tout a une fin » a pris fin là. Le projet avait perdu cette simplicité, l'idée s'était multipliée et ramifiée, et même les rencontres et l'implication de participants extérieurs, si elles ouvraient des voies, troublaient notre cohésion usée. Ce congrès, pourtant, avait catalysé ce qui était accompli (et principalement en affirmant qu'accomplir était la façon téléologue de finir), réaffirmé la nécessité de l'organisation telle qu'elle était arrivée là, avait peuplé la perspective. Au moment où les objectifs de l'observatoire de téléologie pouvaient se remplir de manière apparemment inépuisable, l'observatoire de téléologie avait atteint ses objectifs.

Nous savions pourtant que lorsqu'on atteint ses objectifs, il faut en formuler d'autres, ou se séparer, ou les deux. Aussi, nous avons tenté de formuler d'autres objectifs, d'étendre la lignée des idées, de prolonger la charge de la licorne. La dernière période de l'OT, depuis septembre 2002, a donc été la tentative de se mettre en conformité par rapport au congrès, dans la vieille organisation, alors même que l'activité de ses membres débordait déjà ce cadre. Mais la vieille organisation, qui avait su formuler, soutenir et dépasser « tout a une fin », n'était plus capable de réaliser ce que son congrès avait proposé.

On a vu ainsi un texte intitulé 'Buts et terme de l'OT' tenter de remédier à cet inadéquation, dans une tentative de conciliation de ce qui avait réussi dans le passé avec ce qui grippait dans le présent. La formulation était encore trop insuffisante, disions-nous, pour nous dissoudre. C'est peut-être vrai, mais cette formulation n'appartient pas forcément à l'observatoire de téléologie et peut fort bien, et probablement mieux, s'affiner en dehors. L'autre but était de dépasser l'OT dans une lance de rampement pour le débat sur l'humanité. Là, l'échec de l'OT est plus patent : rivés par l'efficacité de la méthode, nous n'avons pas su imaginer sa mutation ; fièrement recroquevillés sur notre excellence, nous n'avons pas perçu cette excellence comme un obstacle.

C'est sans doute en posant comme buts et terme des perspectives que l'insincérité qui s'ignore encore se manifeste : léger dérèglement, comme d'un instrument désaccordé, elle masque le son faux par l'harmonie générale conservée. D'autres défaillances, plus graves, ont accusé cette auto-illusion conservatrice dans les mois qui ont suivi, ébréchant même des pans importants de la confiance fondatrice.

Engagés sur des fronts différents, en ordre dispersé, les membres de l'observatoire de téléologie ressentent désormais comme un obstacle à leurs buts communs la continuation du fonctionnement qu'ils avaient adopté depuis 1998. Comme une réforme, peut-être encore possible, aurait été une institutionnalisation (le nom « OT » est lui-même déjà bien trop reconnu pour nuire efficacement à nos ennemis), nous préférons aujourd'hui dissoudre l'observatoire de téléologie.
 

(Texte du 30 novembre 2003.)

 

 

 

Annexe

L'observatoire de téléologie a été dissous le 30 novembre 2003.

A compter de ce jour, toute personne qui signe observatoire de téléologie, ou OT pour observatoire de téléologie, est un usurpateur.

Pour contacter teleologie.org :

mail@teleologie.org

A compter de ce jour, le site Belles Emotions devient indépendant de teleologie.org.

Pour contacter Belles Emotions :

BP 40302, 75464 Paris Cedex 10
editions@bellesemotions.org

 

 

 

 


teleologie.org <<  >>