Posted by Adreba Solneman on March 05, 2001 at 07:18:09 PM EST:
Début 1978, c'est la défaite des kébélés d'Addis-Abeba, un des crêpages de chignon les plus radicaux de ces derniers temps. Attention ! Il va falloir revenir quatre ans en arrière, prendre sa respiration et son élan et forcer un barrage invraisemblable de sigles, d'effets d'idéologie, d'éphémères noms d'artistes, de dates et de représentations qui, cahin-caha, ont jailli de la plus bruyante, gaie et sanglante confusion imaginable quand des gueux s'attaquent à tout et des valets ripostent du tac au tac.
Le dernier empire colonial, qui a pu être le dernier parce qu'il était noir, était encore sur ses pieds d'argile en 1974. La seule soif moderne est la soif de marchandise et la seule famine moderne est la famine de gloire. En 1973 une sécheresse agricole avait conduit à une famine paysanne, il y eut plus de 100 000 morts dans la seule province du Wollo. C'est l'inertie de cette catastrophe qui révéla que la brise du désert qui amenait des marchandises comme des grains de sable était déjà devenue un vent puissant, capable d'abattre les colonnes de basalte sur lesquelles reposait l'image de l'empire, le négus, Hailé Sélassié.
(1974) Son premier ministre, Aklilu, préparait une réforme pour massifier l'enseignement et une hausse des prix du pétrole de 50 %. Le 12 janvier et le 13 février 1974 des mutineries éclatent à la base aérienne de Debre Zeit. Le 14 février, les lycéens d'Addis-Abeba attaquent les bus, le lendemain les premiers cadavres jonchent le campus. Le 18, aussi accrochés à leurs privilèges qu'ailleurs, les profs suivent les étudiants dans la grève. Mais c'est une grève des taxis le même jour qui paralyse Addis-Abeba, c'est-à-dire l'Ethiopie. L'empereur, étonné, rétrograde au milieu de l'embouteillage : les taxis ne trouveront pas suffisant que la hausse de l'essence soit ramenée à 25 %, le milieu étudiant n'aura même pas réalisé l'annulation de la réforme. Deux jours plus tard, le 25, la 2e division arrête ses officiers, et d'autres garnisons qui se soulèvent également n'ont pas jugé suffisante l'augmentation des soldes. A Debre Zeit (Geist) le contresens fait son entrée par la porte de l'euphorie : « Nous sommes un pouvoir révolutionnaire. » Aklilu démissionne. Endalkatchew Makonnen lui succède et on aura rarement vu un premier ministre aussi constamment pris de vitesse que lui. Le 5 mars, Hailé Sélassié, qui a une bonne émission de retard, promet à la télévision une monarchie constitutionnelle.
Celu, le syndicat officiel, commence à être effarouché par son propre silence au milieu de tant de cris et hurlements en faveur de Sade. Assez lâchement il fait mine de rejoindre Sade en annonçant le même 5 une grève générale pour le 7, assez lâchement, puisque la grève générale est déjà dans les faits, puisque à Addis-Abeba il suffit des taxis pour paralyser tous les transports. D'autres transports ont quitté le fauteuil roulant de la pensée abyssinienne : les prêtres sont en grève, une mutinerie à la prison fait entre 30 et 100 morts, les putains manifestent. Le journal 'Addis Zeman', en multipliant par quatre sa parution en un mois, vient d'enterrer la censure. Les étudiants et les ouvriers habitent la rue, les soldats et les sous-offs trinquent sur les champs de tir. Le délire insouciant de la rue passe au sabotage soucieux de plaisir, belle saison, trop belle pour travailler. Même les musulmans, dans ce pays officiellement chrétien, descendent dans la rue, à 150 000, le 18 mars. Le 25, les aviateurs de Debre Zeit sont arrêtés, un « comité de coordination des forces armées et de la police » commence à s'inquiéter du vau-l'eau, surtout que dans les débats animés d'Addis-Abeba on voit pointer après Marx, Avril.
Après avoir rétabli l'ordre dans l'armée, le comité du colonel Alem Zewde va rétablir l'ordre dans l'empire. Le 6 avril, la 4e division arrête 200 hauts fonctionnaires du régime et les interne dans sa caserne. Les députés « libéraux », fâchés de cet abus, démissionnent, et le 26 juin finissent par aller en procession à la 4e division, implorer qu'on relâche. Le 27 juin, un « comité de coordination de l'armée, de la police et de la garde nationale » se réunit pour la première fois. Il deviendra le Derg (réunion des Egaux). Chaque unité y élit un officier en dessous du lieutenant-colonel, un sous-officier et un soldat. Se reflètent dans cette organisation la mutinerie et sa défaite. Le 28, la 4e division occupe les points stratégiques d'Addis-Abeba. En un mois, Endalkatchew est démissionné, la censure rétablie, et la répression sanglante. Enfin, au terme d'une campagne de propagande caricaturale, où la bonne vieille famine du Wollo est opposée aux comptes en Suisse de l'empereur, Hailé Sélassié est déposé le 12 septembre. Les arrestations sont innombrables. Des cours martiales sont établies, et le Conseil militaire administratif provisoire (CMAP) incarcère tout l'ex-ministère Aklilu pour concussion.
Le 16 septembre, une manifestation étudiante, et le 7 octobre, une mutinerie du « génie » d'Addis-Abeba et de l'armée de l'air (5 morts), montrent que les Ethiopiens ne se satisfont pas d'être passés du joug de l'empereur à celui des légions. Le couvre-feu est instauré. Les chefs syndicaux partent eux aussi en prison à la veille d'une grève générale qui échoue.
Le CMAP maintenant que l'empereur est nu s'aperçoit qu'il l'a toujours été : il n'y a pas d'Etat moderne en Ethiopie, c'est-à-dire aucune police capable d'affronter ce qui vient de se passer. Il y a des Sidamos, des Wolamos, des Somalis, des Erythréens, des Tigréens, des Oromos, autant de colonies et des Amharas ; des coptes et des musulmans ; une capitale dont on ne sait pas si elle abrite 600 000 ou 1 200 000 habitants, parce que plus de la moitié vivent dans des bidonvilles ; très peu travaillent quand il n'y a pas grève. Et si ces hordes sont peu organisées, elles sont difficiles à contrôler. Toutes les disputes du Derg auront pour objet l'évaluation de la poussée de ces sauvages. Mais fin 1974, alors que les chefs des FLE et FPLE (mouvements pour construire un Etat en Erythrée) en sont encore à se gratter la tête à coups d'analyses poussiéreuses en se demandant ce qui s'est passé, le Derg, dont personne ne connaît encore la composition, ne voit que deux forces organisées et cherche à les dissoudre : les étudiants et, justement, les Erythréens.
Pour se débarrasser des étudiants, il organise la Zamatcha. C'est une campagne d'explication de la « révolution »... aux paysans ! Puisque les étudiants éthiopiens sont prochinois, on les envoie dans la Chine éthiopienne. Les étudiants ne sont pas prochinois jusque-là. Tant pis pour eux. Les Erythréens, eux, commencent à retrouver leurs tics de guérilleros qu'ils avaient abandonnés dans le doute de se voir offrir leur indépendance, depuis que la 2e division s'est amusée à massacrer un village. Le général Aman Andom, président du CMAP, lui-même Erythréen, va négocier à Asmara (village principal de l'Erythrée). Le 15 novembre, Andom, rentré, envoie à toutes les unités une lettre critique sur le Derg. Le 17, le colonel Mengistu Hailé Mariam déclare que le président du Derg, c'est lui, qu'il faut envoyer 5000 hommes contre Asmara, à bas les séparatistes, que les étudiants qui refusent la Zamatcha sont « contre-révolutionnaires » (anathème absolu), qu'il y a des réactionnaires jusque dans le CMAP et le Derg. Le lendemain Andom est définitivement endommagé sous les décombres de sa maison, bombardée au canon. Deux membres du Derg et cinquante-sept autres sont exécutés. On dit d'ailleurs, ce que la suite a rendu vraisemblable, que Mengistu aurait tué Aklilu de sa propre main.
Début décembre, tous les comités d'unités sont dissous. Le 21 décembre, tous les étudiants partent pour la Zamatcha. Le 31 janvier, l'armée éthiopienne prend Asmara (2500 morts). « Lorsque le Derg prit officiellement en main la direction du pays, il n'usurpait pas le pouvoir, il sauvait l'Ethiopie du chaos. »
(1975) Eh bien, voilà une bonne chose de faite. Le gros bon sens n'a pas été ébranlé par cette lointaine affaire, où une espèce de pittoresque souverain nègre a été évincé par sa propre armée au terme de quelques soubresauts, comme toujours en pareil cas, confus et désordonnés, mais scénario normal, y compris les courtes séquences « on ne fait pas d'omelettes sans casser d'œufs ». Mais somme toute, c'est le cours des choses, c'est la vie, quoi. En un mot, alors que tout est déjà calme, l'Ethiopie n'est pas encore dans l'histoire.
Mais ce calme n'est qu'une apparence, une pause. L'armée éthiopienne n'a que décapité la tête de l'Etat, et cette tête était tout ce qui faisait ressembler l'Ethiopie à un Etat. Il n'y a pas de parti politique, pas même unique (parti unique, quelle antinomie !) ; une police pour la frime, inefficace et corrompue. Comment contrôler les habitants d'une ville où la majorité fait la fête quand la minorité travaille ! Comment restaurer le culte de l'Ancien, là où plus de la moitié des individus ont moins de 18 ans ! Quand les jeunes militaires agités du Derg même ont renversé un vieillard respecté ! Quand le Derg, après avoir rétabli la hiérarchie dans l'armée, ne l'a pas encore rétablie dans le Derg ! Comment être sûr des provinces, des campagnes, qui sont à plusieurs siècles d'Addis-Abeba ! Le Derg, divisé, titube dans la gadoue.
1975 est l'année des réformes. Le programme du Derg en dix points, le 20 décembre 1974, parle d'ordre, à savoir famille, nationalisme, nationalisation, socialisme. Les nationalisations (1er janvier et 3 février) ouvrent la marche. Le 4 mars, une réforme agraire est proclamée sans avoir été voulue par les intéressés. Les étudiants sont plus intelligents à la campagne qu'à la ville, puisque plus de la moitié désertent. La réforme agraire, qui grossièrement doit exproprier les gros propriétaires, grossit considérablement les mouvements de libération. Les paysans sont aussi mécontents que les citadins, mais ils sont mécontents des citadins, qui critiquent leurs traditions. Les citadins sont mécontents de la brutalité bornée du Derg, qui critique leur manque de traditions. La Celu, sinon inutile, essaie de se poser en direction du mécontentement. Le 19 mai, la Celu est donc dicelue, mais réautorisée sous la pression le 31. Pour l'anniversaire de la chute de l'empereur, mort entre-temps le 27 août, le 12 septembre 1975, la Celu organise une manifestation contre le Derg, suivie du 19 au 23 d'un congrès du syndicat où la fraction pro-Derg est nettement mise en minorité. Mais le 25 septembre, sept distributeurs de tracts de la Celu sont tués sur l'aéroport d'Addis-Abeba ; la Celu, menacée de curée, disparaît dans la clandestinité et appelle à la grève générale. Le 30, couvre-feu, loi martiale, 1500 arrestations qui viennent s'ajouter aux 1000 zamatchs revenus en ville et pris lors d'une manifestation le 23 août.
Le 26 juillet avait eu lieu la tentative de contrôler, au moins administrativement, la capitale. La « proclamation sur la propriété urbaine » aboutit à la division d'Addis-Abeba en 291 kébélés ou quartiers. L'Etat devient propriétaire de tout le sol, chaque famille pouvant théoriquement disposer de 500 mètres carrés. Une « cooperative society of urban dwellers », avec une direction élue de treize membres (sept pour le comité exécutif, trois pour le tribunal, et cinq pour le public welfare committee) par kébélé, perçoit les loyers et s'occupe de la voirie. Une « higher cooperative society of urban dwellers » est déterminée par l'ensemble des directions de kébélés.
(1976) Après la disparition de la Celu, le Derg manque d'appuis civils pour justifier son existence même. Les notables de l'ancien régime sont à la fois incompétents, trop peu nombreux, et trop compromis. Les notables du futur régime sont aux champs en train de se faire attaquer par des paysans conservateurs comme partout, ou déserteurs. C'est eux qu'il faut, parce qu'ils ont une idéologie neuve (pour l'Ethiopie), parce que les zamatchs déserteurs ont déjà infiltré les kébélés. C'est donc eux qui seront le plus à même d'encadrer les kébélés. D'accord, à neuf mois de la mort de Mao, leur idéologie a bien du retard sur les événements d'Addis-Abeba. Mais elle n'est absurde que privée de police ; elle aura sa police. Et d'ailleurs, il n'y a personne d'autre sous la main que ces futurs cadres qui ne rêvent que de servir l'Etat. On fait avec ce qu'on a. Le 18 décembre 1975, les zamatchs déserteurs furent donc amnistiés. Deux tendances, toutes deux maoïstes, divisent les étudiants : le PRPE s'était scindé du Meison, dès 1972, en exil, à Londres. Le Meison, dans une petite guerre de pamphlets qui dure l'hiver, se fait reconnaître comme représentant du Derg, le PRPE comme représentant de ce qui est contre le Derg.
Le Meison donc devient la filière carriériste, s'empare de la radio et de la télévision et commence à concurrencer le PRPE dans les kébélés. L'anarchie, cependant, vit de beaux jours. Des milices se constituent : « Sont désormais miliciens les membres exécutifs des kébélés et tout habitant délégué par écrit par ce comité. » A part ça, tout est interdit dans l'indifférence publique : parti, syndicat, propagande. Sont « contre-révolutionnaires » la grève, la manifestation et le tract.
Comme un des poèmes grotesques de notre époque épique, il faut absolument parler ici de la « marche rouge » sur l'Erythrée. Le responsable des milices, Atnafu Abate, eut l'idée de lever des milices paysannes pour combattre les guérillas érythréennes. Les campagnes, forcées de cotiser, lui envoyèrent, armées de gourdins, plusieurs dizaines de milliers de bouches inutiles. La fière armée chinoise de Brancaleone Abate part en croisade. Le seul résultat fut un nombre de morts à peu près équivalent à la famine du Wollo en 1974 (une nouvelle famine commence d'ailleurs en 1976). Au même moment, l'une des éminences du Derg, Sisay Habte, négociait d'ailleurs avec les Erythréens un improbable « Front progressiste ». Alors qu'Abate n'a pas encore fini de transformer en chair à canon (glorieuse) les condamnés de la prochaine famine (honteuse) ! Alors que Mengistu vient de trouver ce Front en s'affidant le Meison ! S'il était resté à Addis-Abeba, Sisay Habte aurait peut-être compris où l'on en était, ou se serait tu. Ça lui aurait en tout cas évité d'être accusé de coup d'Etat. Le 13 juillet, le maladroit et vingt et un complices, dont Getachew Nadew, commandant en chef en Erythrée, sont fort justement exécutés.
A Addis-Abeba, comme tout se dégrade, le PRPE est obligé de prendre la clandestinité : le 12 septembre, deuxième anniversaire de la chute du négus, des centaines de lycéens et d'étudiants, qui constituent la base visible du PRPE, sont arrêtés ; le 16, le PRPE est déclaré « contre-révolutionnaire ». « La guerre civile commence. Elle est née de deux groupuscules du même groupuscule, le mouvement étudiant éthiopien. » On peut lire ce gargantuesque charabia chez Maspero. Mais en Ethiopie, c'est parce que la guerre civile est inévitable que les « groupuscules de groupuscules » ne sont pas mort-nés. C'est pour éviter une guerre civile où ils ne sont rien qu'ils en précipitent une où, chez Maspero, ils passent pour tout. Et ce n'est pas en tant qu'étudiants qu'ils accélèrent la lutte contre la pauvreté, mais en tant que cadres qu'ils récupèrent la lutte pour le pouvoir.
(1977) « C'était une année où les vrais révolutionnaires pouvaient à peine savoir d'où venaient les balles des assassins ; où il était vraiment impossible de distinguer les amis des ennemis ; et où l'assassin et la victime se côtoyaient. » La guerre civile ne pouvait trouver de meilleur poète pour la décrire que celui qui lui a survécu, la joyeuse et sauvage partie de plaisir des joueurs qui peuplaient les kébélés de meilleur censeur que celui qui a tout muselé dans le sang, la Commune d'Addis-Abeba d'organe plus fidèle et plus cynique que celui qui l'a vaincue, Mengistu.
Là, on ne distingue plus les miliciens des policiers, les chômeurs des soldats, les bureaucrates des étudiants, les ouvriers des bourgeois. Les classes sociales sont déterminées selon la place que l'on a dans le travail. La seule société sans classe est celle où l'on ne travaille pas. Et la seule société où l'on ne travaille pas est celle qui est en guerre civile, entre ceux qui travaillent à restaurer le travail, et entre ceux qui jouent à l'abolir. Là, on parle beaucoup et on tue davantage. Les petits intérêts se confondent dans les grands. Les récupérateurs suent eau et sang, les idéologues dérapent, les politiciens fuient, les journalistes pleurnichent. Ces spécialistes, résignés à la servitude, ne peuvent ni savoir ni admettre que la liberté commence là où les passions remplacent l'argent comme monnaie d'échange.
Le Derg est le parti de l'ordre. Or le parti de l'ordre est en plein désordre. La puissante lame de fond des kébélés l'a divisé sur la façon de l'endiguer. Les sauveurs de meubles l'emportent sur les fuyards en avant. Le 26 décembre 1976, le Derg est réformé : le pouvoir passe à un Standing Committee de dix-sept membres, éliminant par là l'abondante représentation du bas de la hiérarchie ; Teferi Bante devient président du CMAP et du Derg ; Mengistu se trouve relégué premier ministre, c'est-à-dire un pied sur l'échafaud. Teferi Bante négocie avec le PRPE, parce qu'il est plus fort dans la rue que le Meison, parce que le Meison soutient un pouvoir odieux à tous.
Pour sauver sa peau, le Meison appelle à l'armement des kébélés, et à une manifestation le 30 janvier. Le 3 février, le cow-boy Mengistu attire dans un guet-apens Teferi Bante, qu'il tue lui-même, ainsi que six autres membres du CMAP. Pour faire la loi dans l'Etat, il faut d'aussi brutaux voyous que ceux qui abolissent la loi dans les kébélés. A la manifestation de soutien le lendemain, Mengistu, tous pouvoirs en main, promet la terreur rouge, en réponse à la terreur blanche du PRPE. Le PRPE appelle à la grève, en menaçant d'exécution les non-grévistes, le Derg l'interdit, en menaçant de mettre hors la loi les grévistes. Les milices s'arment. En janvier et février, il y a déjà plusieurs centaines de morts. Le 1er mai, la manifestation du PRPE est encerclée par les nouvelles milices paysannes, qui n'ont rien à voir avec les sacrifiés de l'Erythrée. Ce sont les corps francs du Derg contre Addis-Abeba. Le premier jour de cette Zamatcha à l'envers, on évalue 732 morts. Les morts sont rendus contre le paiement des balles qui les ont tués. Les massacres deviennent quotidiens. Une loi autorise l'arrestation des 8-12 ans. Les listes d'absence scolaires constituent les listes noires de cette Saint-Barthélemy, où le goût du massacre l'emporte vite sur l'intérêt. « L'unité dans chaque camp, comme la discipline, sont loin, très loin, d'être parfaites. » En ce sens le Derg montre lui-même l'exemple, au fil de ses différentes épurations. On tire fréquemment le revolver dans les réunions.
Les mouvements de libération érythréens en ont profité pour reprendre toute la province. Il ne reste plus qu'Asmara, maigrement défendue, en ce mois de juillet. Eh bien FPLE et FLE craignent plus de proclamer la victoire, l'indépendance, et la guerre entre elles, que de continuer leur routine de guérillas concurrentes. Asmara attend donc toujours sa « libération ».
En Ogaden, la Somalie soutient de plus en plus ouvertement le FLO, ce qui est logique, puisque les habitants de l'Ogaden sont des Somalis. En juillet, l'armée somalienne intervient directement. Ouf, pour le Derg. Une guerre étrangère est bénie des dieux. Il n'y a pas de diversion plus puissante à la guerre civile. Le slogan « La patrie révolutionnaire ou la mort » introduit une campagne de chauvinisme en profondeur. Les milices, trop agitées pour être honnêtes, et trop indépendantes pour ne pas nourrir d'arrière-pensées, sont envoyées en première ligne, se faire rayer de la carte par l'armée somalienne. L'armée, qui double d'effectifs, ne partage plus le pouvoir. « Tout pour le front » devient le nouveau slogan officiel. Et Addis-Abeba n'est pas considéré comme étant sur le front. Les USA ont lâché l'Ethiopie, qui renâclait à payer les indemnisations des nationalisations, pour infraction aux droits de l'homme, après l'assassinat de Teferi Bante, en février. L'URSS, qui veut bien faire de l'Ethiopie une République populaire, est bien embarrassée : la Somalie est une République populaire de longue date. Les Soviétiques proposent alors une Confédération Ethiopie-Ogaden-Somalie-Yémen du Sud. Siyad Barre, président de la Somalie, répond alors pour Mengistu et pour lui : « Les aspirations nationales pèsent pour nous plus lourd que les considérations idéologiques. »
Grâce à la guerre, Mengistu n'a plus besoin d'idéologues dans les pattes. Le 16 août, les ministres Meison obtiennent des armes pour les kébélés, et y plongent dans la clandestinité le 19. Mengistu était évidemment le premier ennemi de l'armement des kébélés, qui sont les premiers ennemis de Mengistu. La propagande d'Etat tire la chasse pour évacuer le Meison et, dans les égouts de la décomposition des maoïstes, les rats du PRPE commencent à se venger des souris blanches du Meison. Une « deuxième terreur rouge » commence en septembre.
Le 20 août, c'est la mobilisation générale, le 24 août, une manifestation de masse, organisée par le Derg. Sur le front d'Ogaden, les têtes brûlées d'Addis-Abeba se feront laver le cerveau ou sauter la cervelle. Au choix. C'est la pire des fautes pour un Etat de commencer une guerre contre un voisin où tout le monde se bat déjà. Et c'est la plus discrète et la plus sûre répression pour les chefs de l'Etat attaqué.
Le 12 septembre, l'armée somalienne prend Jijiga. L'URSS, sommée de choisir son camp, choisit Mengistu. Le général Borissov, après avoir armé les Somaliens, va maintenant diriger l'armée éthiopienne contre la Somalie. Le spectacle, devant cette multicolore boucherie, ne sait plus s'il doit se frotter les yeux ou les mains. Au plus sombre, Mengistu voit le bout du tunnel : plutôt gouverneur russe de l'Ethiopie qu'empereur constamment en danger d'Addis-Abeba. Il se débarrasse du fidèle Röhm, le chef des milices, Atnafu Abate : à la guerre, elles ne font pas le poids ; à la ville, elles sont plus dangereuses pour l'Etat que pour les insurgés, qui menacent à tout moment de les retourner contre le Derg. Du 7 au 12 novembre, le congrès du Derg fait exécuter son numéro deux, Abate, ainsi que quarante-six officiers.
Reste le gros morceau, Addis-Abeba. Avec l'arrivée des Cubains, bien plus sûrs et plus efficaces que les milices, commence la « troisième terreur rouge », la plus sauvage, la plus sournoise et la plus sanglante. Les kébélés, qui disposent de leur justice, de leurs prisons, qui gèrent l'enseignement et le rationnement (un marché noir délirant), paient des miliciens deux fois plus cher que des ouvriers et se font la guerre. On repère une cachette, un homme, on envoie des tueurs, on exécute. On tue aussi pour son propre compte. On tue aussi par plaisir. On tue pour l'argent, la politique, la religion, par goût, par vengeance, par amour.
La fête dure décembre et janvier, sombre, éphémère, neuve, horrible. Ce n'est pas parce que les Ethiopiens avaient une grande tradition de fête. Qu'on me montre un seul « peuple » qui n'ait pas une grande tradition de fête. D'ailleurs tradition et fête sont des contraires, la fête triomphe de la tradition comme la tradition triomphe de la fête. Et en janvier 1978, l'orgie sanglante d'Addis-Abeba, trop peu connue, parce qu'elle a réparti tous ses acteurs entre le silence des menteurs et le silence des morts, se dissipe à la lumière blafarde d'un petit matin de dictature stalinienne. La peur et l'épuisement étouffent les derniers beuglements de cuite. Meison contre PRPE, kébélés contre kébélés, particuliers contre particuliers, groupes d'intérêts d'un jour contre groupes d'intérêts de la veille, et le Derg, qui patiemment encourage les discordes, infiltre ce terrain vague organisationnel, massacre tant qu'il peut, tant il espère peu de conciliation, et reste seul sur le terrain, parce que seul à avoir un but au-delà de cette nuit blanche. C'est une sauvage répression que celle construite sur la fébrilité qui précède l'épuisement de l'imagination si longtemps combattue en vain. Des bureaucrates et des militaires sont installés à la tête des kébélés. Les derniers lampions de la Commune d'Addis-Abeba sont décrochés. Il n'y aura plus jamais d'élections dans les kébélés.
Maintenant la reprise de l'Ogaden est une formalité. Les chars russes s'en chargent. L'Etat somalien, officiellement reconnu comme agresseur, ne peut compter sur le soutien occidental qu'attaqué sur son territoire. Le 5 mars, Jijiga est reprise par les Russes. Le 9, la Somalie se retire unilatéralement d'Ogaden. Puis ce sera le tour de l'Erythrée, où Asmara est débloquée le 27 juillet.
Longtemps encore se poursuivra la traque des fêtards échappés à travers des campagnes affamées, autour d'une capitale à qui, pour assurer ce difficile mais durable succès, l'ennemi a dû couper les mains et la langue, arracher les ongles et les yeux.
(Texte de 1984-1985.)