«La nef des fous», une fable de Theodore Kaczynski (alias Unabomber)


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Posted by FC on February 18, 2001 at 08:32:34 AM EST:





LA NEF DES FOUS

LA NEF DES FOUS


par Theodore J. Kaczynski


 


 


Il était une fois un navire commandé par un capitaine et des seconds, si vaniteux de leur habileté à la manœuvre, si pleins d’hybris et tellement imbus d’eux-mêmes, qu’ils en devinrent fous. Ils mirent le cap au nord, naviguèrent si loin qu’ils rencontrèrent des icebergs et des morceaux de banquise, mais continuèrent de naviguer plein nord, dans des eaux de plus en plus périlleuses, dans le seul but de se procurer des occasions d’exploits maritimes toujours plus brillants.


Le bateau atteignant des latitudes de plus en plus élevées, les passagers et l’équipage étaient de moins en moins à l’aise. Ils commencèrent à se quereller et à se plaindre de leurs conditions de vie.


– Que le diable m’emporte, dit un matelot de deuxième classe, si ce n’est le pire voyage que j’aie jamais fait. Le pont est luisant de glace. Quand je suis de vigie, le vent transperce ma veste comme un couteau ; chaque fois que je fais prendre un ris à la voile de misaine, il s’en faut vraiment de peu que je me gèle les doigts ; et pour cela, tout ce que je gagne, ce sont cinq misérables shillings par mois !


– Vous pensez que vous vous faites avoir ! dit une passagère, moi, je n’arrive pas à fermer l’œil de la nuit à cause du froid. Sur ce bateau, les dames n’ont pas autant de couvertures que les hommes. Ce n’est pas juste !


Un marin mexicain fit chorus :


– Chingado ! je ne gagne que la moitié du salaire d’un marin anglo-saxon. Pour tenir le coup avec ce climat, il nous faut une nourriture abondante et je n’ai pas ma part ; les Anglo-Saxons en reçoivent plus. Et le pire de tout, c’est que les officiers me donnent toujours les ordres en anglais au lieu de le faire en espagnol.


– J’ai plus de raisons de me plaindre que qui que ce soit, dit un marin indien. Si les Visages Pâles n’avaient pas volé la terre de mes ancêtres, je ne me serais jamais trouvé sur ce navire, ici, au milieu des icebergs et des vents arctiques. Je serais simplement sur un canoë, en train de pagayer sur un joli lac paisible. Je mérite un dédommagement. Pour le moins, le capitaine devrait me laisser organiser des parties de dés, afin que je puisse me faire un peu d’argent.


Le maître d’équipage dit ce qu’il avait à dire, sans mâcher ses mots :


– Hier, le premier second m’a traité de tapette parce que je suce des bites. J’ai le droit de sucer des bites sans que l’on me donne des surnoms pour autant.


– Les humains ne sont pas les seules créatures que l’on maltraite sur ce bateau, lança, la voix tremblante d’indignation, une passagère amie des animaux. La semaine dernière, j’ai vu le deuxième second donner à deux reprises des coups de pieds au chien du navire !


L’un des passagers était professeur d’université. Tout en se tordant les mains, il s’exclama :


– Tout cela est affreux ! C’est immoral ! C’est du racisme, du sexisme, du spécisme, de l’homophobie et de l’exploitation de la classe ouvrière ! C’est de la discrimination ! Nous devons obtenir la justice sociale : un salaire égal pour le marin mexicain, des salaires plus élevés pour tous les marins, un dédommagement pour l’Indien, un nombre égal de couvertures pour les dames, la reconnaissance du droit à sucer des bites et plus de coups de pieds au chien !


– Oui, oui ! crièrent les passagers. Oui, oui ! cria l’équipage. C’est de la discrimination ! Nous devons exiger nos droits !


Le mousse se racla la gorge :


– Hem. Vous avez tous de bonne raisons de vous plaindre. Mais il me semble que ce qui est vraiment urgent c’est de virer de bord et de mettre le cap au sud, car si nous continuons d’aller vers le nord, nous sommes sûrs de faire naufrage tôt ou tard, et alors vos salaires, vos couvertures et votre droit à sucer des bites ne vous serviront à rien, car nous serons tous noyés.


Mais personne ne lui prêta la moindre attention : ce n’était que le mousse.


De leur poste situé sur la dunette, le capitaine et les officiers avaient regardé et écouté cette scène. À présent, ils souriaient et se faisaient des clins d’œil, puis, obéissant à un signe du capitaine, le troisième second descendit de la dunette. Il se dirigea nonchalemment vers l’endroit où les passagers et l’équipage étaient rassemblés et se fraya un chemin parmi eux. Il prit un air très sérieux et parla en ces termes :


– Nous, les officiers, devons admettre que des choses vraiment inexcusables se sont passées sur ce navire. Nous n’avions pas compris à quel point la situation était mauvaise avant d’avoir entendu vos plaintes. Nous sommes des hommes de bonne volonté et entendons être justes avec vous. Mais – il faut bien le dire – le capitaine est plutôt conservateur et routinier, et il faudrait peut-être le pousser un petit peu pour qu’il se décide à des changements importants. Mon opinion personnelle est que si vous protestez énergiquement – mais toujours de manière pacifique et sans violer aucun article du règlement de ce navire – cela secouera l’inertie du capitaine et le forcera à se pencher sur les problèmes dont vous vous plaignez à si juste titre.


Ceci ayant été dit, il retourna à la dunette. Comme il repartait, les passagers et l’équipage lui lancèrent des épithètes : – Modéré ! Réformiste ! Libéral hypocrite ! Valet du capitaine ! Ils firent pourtant ce qu’il avait dit. Ils se regroupèrent en masse devant la dunette, hurlèrent des insultes aux officiers et exigèrent leurs droits :


– Je veux un salaire supérieur et de meilleures conditions de travail, dit le deuxième classe. – Le même nombre de couvertures que les hommes, dit la passagère. – J’exige de recevoir mes ordres en espagnol, dit le marin mexicain. – J’exige le droit d’organiser des parties de dés, dit le marin indien. – Je refuse d’être traité de tapette, dit le maître d’équipage. – Qu’on ne donne plus de coups de pieds au chien, dit l’amie des animaux.


– La révolution tout de suite ! s’écria le professeur.


Le capitaine et les officiers se réunirent et conférèrent pendant quelques minutes tout en se faisant des clins d’œil, des signes de têtes et des sourires. Puis le capitaine se rendit à l’avant de la dunette et, avec force démonstration de bienveillance, il annonça que le salaire du deuxième classe serait porté à six shillings par mois, que celui du Mexicain serait égal aux deux-tiers de celui d’un marin anglo-saxon et qu’on lui donnerait en espagnol l’ordre de faire prendre un ris à la voile de misaine, que les passagères recevrait une couverture supplémentaire, qu’on permettrait au marin indien d’organiser des parties de dés les samedis soirs, qu’on ne traiterait plus le maître d’équipage de tapette tant qu’il ferait ses pipes dans la plus stricte intimité, et que l’on ne donnerait plus de coups de pied au chien, sauf s’il volait quelque-chose de vraiment vilain, comme voler de la nourriture dans la cuisine par exemple.


Les passagers et l’équipage célébrèrent ces concessions comme une grande victoire, mais le lendemain ils étaient de nouveau mécontents.


– Six shillings par mois, c’est un salaire de misère, et je me gèle toujours les doigts quand je fais prendre un ris à la voile de misaine ! grognait le deuxième classe. – Je n’ai toujours pas le même salaire que les Anglo-Saxons ni assez à manger pour ce climat, dit le marin mexicain. – Nous, les femmes, n’avons toujours pas assez de couvertures pour nous tenir au chaud, dit la passagère. Tous les autres membres de l’équipage et les passagers formulèrent des plaintes similaires, encouragés par le professeur.


Quand ils eurent terminé, le mousse prit la parole – cette fois plus fort, de manière à ce que les autres ne puissent plus l’ignorer aussi facilement.


– C’est vraiment terrible que l’on donne des coups de pied au chien parce qu’il a volé un peu de pain dans la cuisine, que les femmes n’aient pas autant de couvertures que les hommes, que le deuxième classe se gèle les doigts, et je ne vois pas pourquoi le maître d’équipage ne pourrait pas sucer des bites s’il en a envie. Mais regardez comme les icebergs sont gros à présent et comme le vent souffle de plus en plus fort. Nous devons virer de bord et mettre le cap au sud, car si nous continuons vers le nord nous allons faire naufrage et nous noyer.


– Oh oui, dit le maître d’équipage, il est tout à fait affreux de continuer vers le nord. Mais pourquoi devrais-je rester confiné dans les toilettes pour sucer des bites ? Pourquoi devrais-je être traité de tapette ? Ne suis-je pas aussi bien que n’importe qui ?


– Naviguer vers le nord est terrible, dit la passagère. Mais ne voyez-vous pas que c’est exactement la raison pour laquelle les femmes ont besoin de davantage de couvertures afin de se maintenir au chaud ? J’exige le même nombre de couvertures pour les femmes, immédiatement !


– C’est tout à fait vrai, dit le professeur, que naviguer vers le nord nous impose à tous de grandes épreuves. Mais il ne serait pas réaliste de changer de route pour aller au sud. On ne peut pas remonter le cours du temps. Nous devons trouver un moyen raisonnable de gérer la situation.


– Écoutez, dit le mousse, si nous laissons les quatre fous de la dunette agir à leur guise, nous allons tous nous noyer. Si jamais nous mettons le navire hors de danger, alors nous pourrons nous inquiéter des conditions de travail, des couvertures pour les femmes et du droit à sucer des bites. Maais nous devons commencer par virer de bord. Si quelques-uns d’entre nous se réunissent, élaborent un plan et font preuve d’un peu de courage, nous pourrons nous sauver. Nous n’aurions pas besoin d’être nombreux, six ou huit, cela suffirait. Nous pourrions lancer une charge contre la dunette, balancer ces fous par-dessus bord et tourner la barre du navire vers le sud.


Le professeur releva le nez et dit d’un ton sévère :


– Je ne crois pas à la violence, c’est immoral.


– Il n’est jamais éthique d’utiliser la violence, dit le maître d’équipage.


– La violence me terrifie, dit la passagère.


Le capitaine et les officiers avaient regardé et écouté toute la scène. À un signe du capitaine le troisième second descendit sur le pont. Il circula parmi les passagers et l’équipage en leur disant qu’il restait beaucoup de problèmes sur le navire.


– Nous avons fait beaucoup de progrès, dit-il, mais il reste beaucoup à faire. Les conditions de travail du deuxième classe restent dures, le Mexicain n’a toujours pas le même salaire que les Anglo-Saxons, les femmes n’ont pas encore autant de couvertures que les hommes, les parties de dés du samedi soir de l’Indien sont un dédommagement dérisoire par rapport à la perte de ses terres, il n’est pas juste que le maître d’équipage doive resté confiné dans les toilettes pour sucer des bites, et le chien continue de recevoir des coups de pied de temps en temps. Je pense que le capitaine a encore besoin qu’on le pousse. Il serait utile que vous organisiez tous une autre manifestation pourvu qu’elle reste non-violente.


Comme il retournait à la poupe, les passagers et l’équipage lui lancèrent des insultes, mais ils firent néanmoins ce qu’il avait dit et se réunirent en face de la dunette pour une autre manifestation. Ils fulminèrent, s’emportèrent, montrèrent les poings et lancèrent même un œuf pourri sur le capitaine (qui l’évita habilement).


Après avoir écouté leurs plaintes, le capitaine et les officiers se réunirent pour une conférence où ils se firent des clins d’œil et de larges sourires. Puis le capitaine alla à l’avant de la dunette et annonça qu’on allait donner des gants au deuxième classe afin qu’il ait les doigts au chaud, que le marin mexicain allait recevoir un salaire égal aux trois-quarts de celui des Anglo-Saxons, que les femmes allaient recevoir une autre couverture, que le marin indien allait pouvoir organiser des parties de dés tous les samedis et dimanches soirs, qu’on allait permettre au maître d’équipage de sucer des bites en public dès la tombée de la nuit, et que personne ne pourrait donner des coups de pied au chien sans une permission spéciale du capitaine.


Les passagers et l’équipage s’extasièrent devant cette grande victoire révolutionnaire, mais dès le lendemain matin, ils étaient de nouveau mécontents et commencèrent à maugréer toujours à propos des mêmes problèmes.


Cette fois le mousse se mit en colère :


– Bande d’imbéciles ! cria-t-il, vous ne voyez pas ce que le capitaine et les officiers sont en train de faire ? Ils vous occupent l’esprit avec vos réclamations dérisoires – les couvertures, les salaires, les coups de pied au chien, etc. – et ainsi vous ne réfléchissez pas à ce qui ne va pas vraiment sur ce navire : il fonce toujours plus vers le nord et nous allons tous sombrer. Si seulement quelques-uns d’entre vous revenaient à la raison, se réunissaient et attaquaient la dunette, nous pourrions virer de bord et sauver nos vies. Mais vous ne faites rien d’autre que geindre à propos de petits problèmes mesquins, comme les conditions de travail, les parties de dés et le droit de sucer des bites.


Ces propos révoltèrent les passagers et l’équipage.


– Mesquin ! ! s’exclama le Mexicain. Vous trouvez raisonnable que je ne reçoive que les trois-quarts du salaire d’un marin anglo-saxon ? Ça, c’est mesquin ? !


– Comment pouvez-vous qualifier mes griefs de dérisoires ? s’écria le maître d’équipage. Vous ne savez pas à quel point c’est humiliant d’être traité de tapette ?


– Donner des coups de pied au chien n’est pas un " petit problème mesquin " ! hurla l’amie des animaux ; c’est un acte insensible, cruel et brutal !


– Bon, d’accord, répondit le mousse, ces problèmes ne sont ni mesquins, ni dérisoires. Donner des coups de pied est un acte cruel et brutal, et se faire traiter de tapette est humiliant. Mais comparés à notre vrai problème – le fait que le navire continue vers le nord – vos réclamations sont mineures et insignifiantes, parce que si nous ne virons pas bientôt de bord, nous allons tous sombrer avec le navire.


– Fasciste ! dit le professeur.


– Contre-révolutionnaire ! s’écria la passagère.


Et l’un après l’autre, tous les passagers et membres de l’équipage firent chorus, traitant le mousse de fasciste et de contre-révolutionnaire. Ils le repoussèrent et se remirent à maugréer à propos des salaires, des couvertures à donner aux femmes, du droit de sucer des bites et de la manière dont on traitait le chien.


Le navire continua sa route vers le nord ; au bout d’un moment, il fut broyé entre deux icebergs. Tout le monde se noya.


 


(écrit en prison, octobre 1999)






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