Posted by FC on December 01, 2000 at 05:53:09 PM EST:
Le physicien ne peut apparemment regarder l'infini d'un œil serein. La réalité semble finie et, à la suite d'Aristote, règne l'idée que l'infini est un outil autorisé de l'arsenal conceptuel, sans plus. Les physiciens repoussent donc l'infini, soit qu'ils le rejettent tout à fait, soit qu'ils le masquent derrière un horizon. L'apparition d'un infini dans une théorie physique marquerait la limite de sa validité, une sorte de pathologie qu'il conviendrait de guérir dès qu'elle serait déclarée. Henri Poincaré, très grand physicien, taxa par exemple de "maladie" l'oeuvre de Georg Cantor, qui donna son sens à l'infini mathématique. Tout système physique, étant limité, ne contenant qu'un nombre fini de particules et une quantité finie d'informations, ne doit-il pas relever d'une description dont l'infini soit banni ? Là réside une différence capitale entre théorie et réalité, entre carte et territoire. Ni le zéro, ni l'infini ne correspondraient à un objet physique accessible, c'est-à-dire mesurable. L'infini ne saurait être en accord avec l'expérience, puisqu'aucune mesure ne peut donner un résultat infini (hormis certains compteurs comportant cette graduation par commodité, tels les télémètres des appareils photo). Est-il pourtant si inacceptable que des valeurs numériques infinies soient non mesurables ? Les nombres irrationnels (pi, e, racine de 2) ne sont, après tout, pas plus accessibles aux mesures. Pourtant, selon notre conception de la nature, il s’en trouve partout ! * L’argument ne semble donc guère fondé, et il n’est pas nécessairement opportun de rejeter l’infini sans réflexion, même s’il pose parfois problème. Nous avons vu, en effet, que l’emploi de l’infini peut se révéler fécond, et même indispensable du point de vue de la méthode, par exemple lors d’un " passage à la limite ", très utilisé en physique. D’ailleurs, les tentatives des physiciens pour se débarrasser des infinis sont elles-mêmes fécondes. S’il fallut plusieurs siècles, après qu’Olaüs Römer eut montré que la vitesse de la lumière était finie, pour engendrer la relativité, l’éclosion de la physique quantique, après l’élimination de la divisibilité infinie de la matière, fut beaucoup plus rapide. Mais le cercle est sans fin. Les tentatives d’élimination sont à la fois des succès, car génératrices de nouvelles théories scientifiques, et des échecs, car de nouveaux infinis surgissent : singularités en relativité, divergences en physique quantique. Les unes comme les autres paraissent inacceptables et les physiciens sont quasi unanimes dans leur désir de les supprimer. Quelle sera la bonne manière ? On ne le sait pas. Mais on pourrait parier que de nouveaux infinis apparaîtront. Il faut donc conseiller, sans doute, au physicien de feindre la volonté de se débarrasser des infinis, mais sans en être dupe. [J.-P. Luminet - M. Lachièze-Rey, La physique et l’infini, 1994] * On pourrait fonder des téléologies à l’infini correspondant à tous les nombres qui n’ont pas de vérification pratique : zéro, pi, e, i , tous les nombres irrationnels (comme racine de 2 qui troubla en son temps le grand Pythagore), les logarithmes décimaux, les logarithmes népériens, etc, etc. [FC]