Posted by on September 02, 2000 at 05:07:22 AM EDT:
Examen dune campagne anticélinienne
Pierre Monnier, dans son livre Céline et les têtes molles (Le
Bulletin célinien, 1998), nest pas le seul à réagir aux opuscules hystériquement
anticéliniens qui ont paru récemment. A gauche aussi, on se gausse de ces attaques qui
visent à déconsidérer totalement un écrivain qui, sans les honneurs qui lui sont
actuellement rendus par ailleurs, neût jamais suscité tant de hargne.
Dans un récent recueil darticles ¹, Philippe Muray, auteur
dun Céline paru en 1981, répond avec talent aux duettistes Bounan &
Martin et sans aucune complaisance vis-à-vis de lauteur des Bagatelles.
Extrait.
" On purge bébé. Examen dune campagne anticélinienne
" in Exorcismes spirituels II (essais), Ed. Les Belles Lettres, 1998, pp.
[126]-152. Cet article a paru initialement en 1997 dans la revue LAtelier du roman.
Ce recueil comporte six autres articles sur Céline extraits de diverses autres revues.
Cest ainsi que lactuelle campagne
anticélinienne, avec en éclaireurs deux petits livres complémentaires, LArt de
Céline et son temps de Michel Bounan et Contre Céline de Jean-Pierre Martin,
na dautre objectif ultime que le bannissement de Céline des bibliothèques.
Pas le Céline des pamphlets, bien sûr, introuvable depuis longtemps, mais le reste, tout
ce qui reste encore de Céline, depuis Voyage jusquà Rigodon, avec en
point dorgue son expulsion manu militari de la collection de la Pléiade.
Plus émotif que son collègue en purification éthique, Martin nous le dit demblée
avec une belle franchise : " quatre volumes dans la Pléiade ", cest trop
pour ses nerfs. Dune façon quelque peu lourde, et afin que nul nen ignore, il
lénonce dès le sous-titre de son ouvrage : Dune gêne persistante à
légard de la fascination exercée par Louis Destouches sur papier bible. Il y
revient plusieurs fois, il sen plaint amèrement : " Céline, Maître penseur
aigri de notre fin de siècle, Céline sur papier bible. " " Le consensus est
désormais de son côté. Il est sur papier bible. Il est au programme de
lagrégation. " Nous voilà prévenus, on ne fera pas de cadeaux. Le temps est
révolu où on pouvait prétendre lire encore Céline, et le commenter, et le critiquer.
Il convient maintenant de linstruire en bloc. Comme une cause jugée
davance. Comme une affaire de droit commun. Linquisiteur moderne est au
travail : regardons-le donc exercer son pouvoir. Et tentons de comprendre au nom de quoi
il juge. Lintelligence de la société hyperfestive est le commencement de sa
critique.
Les attaques de Bounan et de Martin ne relèvent pas de lhistoire
des idées ; elles ressortissent pleinement de la post-histoire des loisirs et de la
propagande qui les accompagne. La morale, au même titre que la culture et le tourisme,
offre un certain nombre de débouchés compensatoires que le monde ancien du labeur ne
procure plus. Bounan et Martin sont des employés de lEspace Bien. Ils
nanalysent pas Céline ; ils confessent en long et en large une foi antiraciste dont
on ne peut que les féliciter, ainsi que le désir de liquider un problème qui leur
paraît un scandale, et une survivance abominable en nos temps rénovés. Ils ne veulent
plus voir le problème puisquils connaissent la solution. Ils nont pas de
questions à poser puisquils disposent des réponses. Ils ne questionnent pas
Céline, ils le mettent à la question. La bataille quils engagent ne vise pas à
éclairer dune façon nouvelle les livres de leur bête noire, elle a pour objectif
de les disqualifier. Il ne faut pas que Céline soit seulement responsable des crimes
quil a commis. Il faut enfin quintégralement il soit accusé. Et de
naissance, comme on le verra.
Doù le recours à des inventions ou des exagérations qui ne
tendent quà sur-accabler un inculpé jugé davance. Ce nest pas assez
que Bagatelles existe, comme un crime ineffaçable ; il faut dénicher encore
dautres forfaitures ; ou supposer à celles que lon connaît dautres
motifs que ceux qui tombent sous le sens. il est dailleurs curieux de noter que les
anticéliniens en viennent assez vite à laccumulation de griefs imaginaires, comme
si ceux que lon sait ne suffisaient pas. Parce que ceux que lon sait ne leur
suffisent pas à eux. Sartre fut un pionnier dans cette voie, avec sa phrase
célbre, véritable chef-duvre dans la recherche de causalité postiche à
lignominie évidente des pamphlets : " Si Céline a pu soutenir les thèses
socialistes des nazis, cest quil était payé. " La pratique de la
calomnie surajoutée na guère entravé, jusquici, le célinophobe de bonne
volonté. Elle le gêne moins que jamais dans la mesure où la réalité nexiste
plus. La vieille critique marxiste reprochait à la religion doffrir aux hommes un
bonheur illusoire, et se proposait de détruire cette illusion au profit dun bonheur
réel. Mais le réel, aujourdhui, nest plus une valeur sûre. Il doit donc
sans cesse être restauré par quelque chose dont on peut conclure rapidement quil
tient du conte de fées, cest-à-dire de quelque chose qui, pas davantage que les
miracles ou les prodiges, ne se conteste. Or, dans les contes de fées, il faut des
sorcières.
Ce nest donc pas un écrivain, et encore moins un romancier, dont
nous entretiennent Martin et Bounan ; cest un criminel perpétuel, dont la
criminalité est homogène dans toutes ses manifestations. Loin de décomposer
l" objet " Céline, et de tenter de conceptualiser ses parties, Bounan et
Martin les réamalgament. Ils réunifient cette uvre disloquée par lHistoire
en général et par le délire de son auteur en particulier. Ils ne veulent voir
quune seule tête de Turc. Leur éthique totalisante et unitariste exige un objet
dexécration totalement cohérent. La division, les incompatibilités qui
cohabitent, leur apparaissent comme des trahisons par rapport à la communauté ; par
rapport à eux, qui ne sont personne que le commun. Lambiguïté nest pas leur
fort. Ils séclairent aux slogans comme jadis à la chandelle. Cette
stéréotypisation en rappelle bien dautres. Elle se produit sans doute par
mimétisme avec ce quils ont décidé de nous faire savoir quils ne pouvaient
plus du tout supporter.
Le rejet de Céline mest toujours apparu comme un droit
imprescriptible. On ne peut contraindre personne à lire ses livres, encore moins les
aimer, et même pas le seul Voyage. Son art ne le disculpe de rien. Ses romans ne
sauraient excuser ses pamphlets. Nul ne peut prétendre fermer les yeux sur LÉcole
des cadavres pour jouir en paix de Mort à crédit. On peut, en revanche,
éviter de dire nimporte quoi, et, pour commencer, quil y aurait des masses de
choses cachées quil conviendrait aujourdhui de dévoiler. On voit mal en
quoi, par-dessus le marché, limmoralisme de certains uvres rend plus
supportable le déferlement de la moralité. Que le vice soit blâmable ne fait pas la
vertu plus drôle ni plus sacrée. Les fautes de Céline, et les pires de ses crimes, sont
connus depuis près de soixante ans. Il ny a rien à soupçonner chez lui
puisque sa culpabilité a été publiée dans son intégralité. Céline nest pas un
faux innocent quil serait urgent de démasquer. Cest un vrai coupable. On ment
quand on affirme apporter du nouveau réellement nouveau à propos de cette culpabilité.
À la lettre, les libelles de Bounan et Martin sont des entreprises dintoxication
par lequelles on prétend désintoxiquer le lecteur naïf qui naurait jamais rien su
de linfamie célinienne, et cest bien ainsi que cette double offensive a été
saluée : " Il y a, en France, un gros non-dit autour de Céline " (Gilles
Tordjman dans Les Inrockuptibles). " Voilà Céline remis à sa place. Ceux
que bouleversent ses livres ne pourront plus lignorer " (Grégoire Bouiller, Le
Monde). " Deux ouvrages viennent détablir la vérité sous les masques si
convenus " (Alain Suied, Le Mensuel littéraire et poétique). Ayant
constitué en axiome un aveuglement général qui na jamais existé, Bounan et
Martin peuvent bonimenter à leur aise. Sans ce bluff du scoop, leurs livres
nauraient même pas lieu dexister. Et leurs auteurs nauraient pu se
décerner, en les écrivant, de si précieuses brevets de néo-bien-pensance.
Je ne mattarderai pas sur les critiques obscures de M. Martin
concernant mon propre Céline. Je ne sais pas, au juste, pourquoi ce Maryin me
cherche ; et de toute façon je ne perdrai pas mon temps à défendre un ouvrage déjà
vieux de dix-sept ans et que je ne pourrais quaggraver si je le réécrivais. Je ne
vais pas non plus prendre la défense des romans de Céline, ils le font tout seuls et ils
le font très bien ¹. Il me paraît dailleurs hors de question de discuter de
Céline, au fond du fond, avec un Bounan ou avec un Martin. Le problème des liens
effectifs entre les romans et les pamphlets, entre la vision qui se dégage de ceux-ci et
ce que nous apprennent ceux-là, est un peu trop complexe pour quon en délibère
avec des lascars qui voudraient nous faire croire quils sont les premiers à ne pas
considérer les pamphlets comme un " bloc à part " (Martin). Si rien de ce
quils ont publié ne nous informe sur Céline, tout, en revanche, dans leur prose,
nous renseigne sur notre époque. Leurs livres nont pas à être contestés ; on ne
peut que les commenter en vrac. Au surplus, ces littérateurs vont si bien ensemble que je
les évoquerai comme ils mapparaissent, à la façon des duettistes venant pousser
leur chansonnette sur le Théâtre des Droits de lhomme, où ne cessent dêtre
jugés et rejugés les forfaits du passé, et le passé en tant que forfait. Pourquoi
mériteraient-ils un plus grand respect ? Il ne semble jamais venir à lesprit du
Docteur Bounan et de Mister Martin quun roman ait pu, en des temps reculés, être
autre chose quune manifestation de solidarité avec les plus démunis. De même ne
paraissent-ils comprendre les uvres que dans la mesure où ils peuvent croire
quelles adhèrent ou militent. De ce fait, les arcanes de lhistoire récente,
cest-à-dire létendue des dégâts causés par lévaluation morale des
choses et lélimination de toute vision critique, leur échappent fatalement. En
moins de deux générations, notait un employé de Libération juste après la mort
de William Burroughs (mais sans avoir bien sûr, lui non plus, les moyens dexaminer
le lièvre quil était en train de soulever), ce sont certaines des
caractéristiques les plus " marginalisantes " de la personnalité de cet
écrivain (le fait, tout simplement, quil était drogué et homosexuel) qui lui ont
permis " dintégrer le panthéon de la political correctness ".
Cest aussi à la faveur de cette mutation quest apparue une nouvelle classe
étrange, mais parfaitement logique, dopposants rituels et officiels : organisateurs
de subversion, mécontents appointés, salariés dans la branche rébellion de
lInstitution, panégyristes de la guérilla qui décoiffe, révoltés connivents,
scouts de lémeute, Fripounets des barricades et Marisettes du Grand Soir. Autant de
personnages inédits dont notre excellent Bounan et notre magnifique Martin nont pas
la moindre idée puisque, dune façon ou dune autre, en tout ou partie, ils
les incarnent.
Philippe MURAY
1. Lune des plus belles apologies récentes de Voyage au bout
de la nuit a été composée il y a une dizaine dannées par Allan Bloom dans LÂme
désarmée : " Le seul écrivain qui nexerce aucune espèce de séduction
sur les Américains, qui noffre aucune prise au charcutage de nos critiques
marxistes, freudiens, féministes, déconstructionnistes ou structuralistes, qui ne
propose à nos jeunes gens ni pose, ni sentimentalité, ni soporifiques, est justement
celui qui a le mieux exprimé la façon dont la vie se présente à un homme prêt à
sinterroger courageusement sur ce que nous croyons et ce que nous ne croyons pas :
Louis-Ferdinand Céline. Cest un artiste beaucoup plus doué et un observateur
beaucoup plus perspicace que Thomas Mann ou Albert Camus, pourtant bien plus célèbres
que lui. Robinson, lhomme quadmire Bardamu dans Voyage au bout de la nuit,
est un égoïste, un menteur, un truqueur et un tueur à gages. Alors pourquoi
ladmire-t-il ? En partie pour son honnêteté, mais surtout parce quil
préfère se laisser tuer par sa maîtresse que de lui dire quil laime. Il
croyait en quelque chose, ce dont Bardamu est incapable. Les étudiants américains sont
rebutés et horrifiés par ce roman ; ils sen détournent avec dégoût. Mais si on
pouvait le leur ingurgiter de force, cela pourrait les inciter à reconsidérer bien des
choses, à admettre quil serait urgent de repenser leurs prémisses, à expliciter
leur nihilisme implicite et à lexaminer sérieusement. Si je cherche une image de
notre condition intellectuelle actuelle, je ne puis mempêcher dévoquer les
bandes dactualités cinématographiques qui nous ont montré les Français
séclaboussant joyeusement sur une plage, lors des premiers congés payés
décrétés par le gouvernement de Front populaire de Léon Blum. Cela se passait en 1936,
lannée où lon a laissé Hitler réoccuper la Rhénanie. Tous nos grands
thèmes se trouvent évoqués dans limage de ces congés payés. "