Une pétition d'étudiants critique une matière trop éloignée de la réalité (elle est bien bonne celle-là !)


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Posted by Vittorio DE FILIPPIS on July 31, 2000 at 10:16:10 AM EDT:

Halte à l'économie «matheuse»

Une pétition d'étudiants critique une matière trop éloignée de la
réalité.
Par VITTORIO DE FILIPPIS

L'économie a-t-elle démérité par son irréalisme ou, pire encore, par
son autisme? Depuis quelques mois, la méfiance a gagné le milieu des
étudiants en économie. Une pétition circulait avant les congés d'été
dans les universités de sciences économiques. Signée par les étudiants
de première année de l'Ecole normale supérieure (ENS) de la rue d'Ulm
ayant choisi la filière économie, par la majorité de ceux de Cachan,
ainsi que par les étudiants de nombreuses facs, elle proteste contres
les abus excessifs de la modélisation mathématique et revendique un
pluralisme des approches en économie. Fin mai, les initiateurs de
l'appel installent leur pétition sur le Web (1) et ouvrent une adresse
électronique (2) pour élargir le débat.

«Mondes imaginaires». La plupart ont choisi la filière économie,
considérant qu'elle serait un moyen privilégié de comprendre le monde
contemporain. Mais une fois dans les amphithéâtres des grandes écoles
et autres universités, tous expriment la même
déception. «L'enseignement de l'économie invite trop souvent
l'étudiant à des mondes imaginaires, dont le rapport à la réalité
économique reste mystérieux et non justifié», explique Lionel Page,
étudiant à l'Ecole normale supérieure de Cachan. Bien sûr, la
majorité des signataires de la pétition sont conscients que, pour
produire des résultats intéressants, toute théorie qui prétend
s'inscrire, de près ou le loin, dans une démarche scientifique, doit
simplifier la réalité. «Mais elle doit ensuite être confrontée aux
faits, ajoute Ioana Marinescu, en licence à l'ENS Ulm. Or, il n'y a
pratiquement aucune confrontation entre des modèles hypertrophiés par
les mathématiques et la réalité. Le recours à la formalisation
mathématique, lorsqu'elle n'est plus un instrument, mais devient une
fin en soi, conduit à une véritable schizophrénie par rapport au monde
réel.»

Plusieurs économistes de renom ont rejoint l'appel des étudiants,
reconnaissant qu'il existe dans l'enseignement un goût pathologique
pour la formalisation mathématique, trop souvent déconnectée de la
réalité. Professeur d'économie à l'université Paris X Nanterre,
Olivier Favereau estime que cet appel «ne doit pas être minimisé, car
au-delà de l'usage excessif des mathématiques, il pose une question
cruciale: le fait que l'essentiel de l'économie est accaparé par le
courant néoclassique, qui a des affinités énormes avec les
libéraux. Si ces théories sont si fortes, il faut alors le prouver. Ce
qui implique de les confronter à la réalité, mais aussi à d'autres
théories qui peuvent être moins orthodoxes. Cette démarche est le gage
d'un processus de réflexion, de discussion, de débats... C'est ce que
réclament, à juste titre, ces jeunes.» Les contestataires ont en fait
remis au goût du jour un débat vieux de plusieurs décennies.

Frustrés. Le monde académique des économistes s'est souvent déchiré
entre deux camps: le premier, très largement dominant en matière
d'enseignement et d'inspiration anglo-saxonne, estime que l'économie
peut, comme la physique ou la biologie, manipuler des systèmes
complexes «isolables» de leur environnement et parfaitement
déterministes. Pour ce courant, les marchés financiers, les
entreprises, les individus ont tous un comportement d'une parfaite
rationalité qui peut, in fine, se traduire par des séries de
modélisation mathématique. Qualifié de courant hétérodoxe, le second
camp considère au contraire que l'économie se trouve confrontée avant
tout à des systèmes complexes et en perpétuelle évolution, qui sont le
siège de phénomènes enchevêtrés, liés à des causes multiples et
d'importance comparable. Son approche de la chose économique ne se
réduit donc pas à une série d'équations. L'économie reste
essentiellement une science humaine, assumant les incertitudes qui
pèsent sur les comportements des acteurs économiques et faisant appel
à d'autres disciplines telles que la politique, la sociologie,
l'éthique, l'ethnologie...

«Détournés de la réflexion». «Nous avons vraiment le sentiment que,
pour être crédible, le raisonnement économique a besoin de la rigueur
que lui offre le langage mathématique. Mais tout cela aboutit à un
enseignement de l'économie sans la moindre relation avec le monde
réel», explique un autre étudiant, en maîtrise d'économie à
l'université Paris X Nanterre. Frustré comme ses camarades qu'il ne
soit jamais question de débat sur les inégalités, les 35 heures, le
chômage, la pauvreté, l'effet des salaires minimaux sur la croissance,
les politiques de dérégulation ou l'impact de la mondialisation dans
les pays en développement. Face à leur souci d'apprendre à décoder le
monde dans lequel ils vivent, on leur répond qu'il faut commencer par
«faire des gammes», qu'il faut «d'abord maîtriser la boîte à
outils». Seulement voilà, le même argument revient en licence, en
maîtrise, en DEA ou encore en doctorat. Et cette réponse provoque à
chaque fois le même malaise sur «une discipline qui perd le contact
avec la réalité, des publications qui ne sont éditées que pour le
microcosme. Et une place pour la réflexion proche du niveau zéro»,
regrette un thésard.

Dans leur «lettre ouverte», les étudiants soulignent que le pluralisme
n'est pas qu'une affaire idéologique, mais qu'il doit faire partie de
la culture de base de l'économiste. «Il est tout de même aberrant de
constater que nous n'avons pas la moindre opinion économique quand une
Viviane Forrester parle de «l'horreur économique», quand un José Bové
dénonce une marchandisation du monde ou qu'Attac apparaît comme le
porte-drapeau de l'antifinanciarisation de la planète et réclame la
mise en oeuvre de la taxe Tobin. Bien sûr, ce sont des questions
citoyennes. Mais nous, économistes en formation, n'avons rien à
dire... Par manque de formation.» Et tous regrettent, à l'instar de
Stéphane, un étudiant à l'Ecole nationale de la statistique, «d'être
détournés de la réflexion sur les grandes préoccupations économiques
et sociales du moment».

Débat. Dans une «note d'étape» commandée par le ministère de
l'Education sur l'enseignement de l'économie, Michel Vernière,
professeur d'économie à Paris I, évoque le problème et constate la
perte de culture économique d'un bachelier en sciences économiques et
sociales après deux années passées dans une faculté de sciences
économiques. Selon lui, il devient opportun de poser la question des
excès de la formalisation dans l'enseignement et la recherche,
lorsqu'il y a, ce qui est manifestement le cas, une dérive
instrumentaliste. Président de l'Observatoire des conjonctures
économiques, Jean-Paul Fitoussi estime «qu'il est temps d'expliquer
aux étudiants le monde dans lequel ils vivent. Ce qui implique de
faire de l'économie une discipline intellectuelle et non un agrégat de
techniques. Pour cela, il faut partir des problèmes concrets et
susciter le débat, tout en donnant une explication. Si on part de
l'instrument mathématique plutôt que du problème, on ne fait que
dégoûter les étudiants».

(1) www.respublica.fr/autisme-economie

(2) autisme-economie@caramail.com




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