Posted by on July 24, 2000 at 05:11:22 PM EDT:
Le modedevitisme est devenu l'idéologie qui prétend faire dépendre la pensée du négatif de conditions de survie particulières. Le modedevitisme est né avec Debord et la défaite des situationnistes, il y a trente ans. Le modedevitisme s'est immédiatement constitué en conservatisme et orthodoxie postsituationniste.
Le modedevitisme est d'abord la confusion entre survie et vie. La survie, qui est nécessaire, est l'organisation pour la satisfaction des besoins animaux, tout aussi nécessaire, dont l'activité dominante est le travail, tout à fait nécessaire, et dont le temps est le quotidien. La vie, au contraire, n'a pas encore fait la preuve de sa nécessité ; son activité dominante est le jeu et son temps est l'histoire. L'organisation présente de la société a non seulement scindé et opposé la survie et la vie, mais affirmé la prééminence absolue de la survie sur la vie. Nous pensons que le débat de l'humanité sur elle-même ne peut se conduire que dans une situation où cette perspective est renversée, c'est-à-dire où la vie domine absolument la survie, parce que ce débat de l'humanité sur elle-même est en lui-même cette perspective renversée ; mais il ne s'agit pas là de dire que l'on ne mangera, copulera, travaillera plus, il s'agit seulement de dire que manger, copuler, travailler auront aussi peu d'importance que respirer ou vivre aujourd'hui.
Pour le modedevitiste, la vie et la survie doivent à nouveau ne faire plus qu'un. Mais comme la séparation et la contradiction entre survie et vie ne dépendent d'aucun individu, et par conséquent d'aucun modedevitiste, mais de l'organisation de la société, et comme cette séparation ne peut pas se supprimer dans son coin (tout comme d'ailleurs celle du travail : l'enculé Voyer qui avait défendu le « Ne travaillez jamais » a ensuite tenté de montrer que seuls les riches d'aujourd'hui ne travaillent jamais, parce qu'ils diviseraient le travail à l'infini ; eh bien, diviser le travail à l'infini, c'est encore du travail ; et celui qui prétend qu'il ne travaille jamais est soit un menteur soit un inconscient), le modedevitiste est obligé de considérer et d'affirmer qu'il existerait une sorte d'excellence dans le mode de vie, qui supprimerait le fossé entre vie et survie. Par postulat modedevitiste, la vie implique des modalités particulières de survie.
Le modedevitiste, en effet, procède, en ce qui concerne le rapport entre survie et vie, comme l'idéologie dominante : c'est la survie qui va déterminer la vie et non l'inverse. La vie est la récompense de la survie, il faut d'abord bien survivre pour espérer accéder à la vie. D'ailleurs, lorsque le modedevitiste parle de mode de vie, catégorie si centrale de ses paradigmes et Weltanschauung, il ne parle jamais que de mode de survie. Il voudrait qu'une vie, qui est une catégorie de l'histoire, qui est une mise en jeu d'un ou plusieurs individus à un moment particulier du débat de l'humanité sur elle-même, soit déterminée par la possession ou la non-possession de documents d'identité ou de cartes bleues ; il voudrait que sa forme de soumission au travail soit la continuation de la révolte par d'autres moyens ; il voudrait, d'une manière générale, que sa façon de contester les détails de la survie soit une indication des conditions dans laquelle la théorie est faite, parce que, de toutes manières, il n'en imagine pas d'autres, et lui, qui tolère tant de compromis, ne tolère exactement que les siens. Mais lorsqu'il s'agit de parler de vie, le modedevitiste s'y comporte en spectateur et en consommateur de celles qu'il imagine. Rien de plus logique : il n'en a pas lui-même. Voici, à titre d'exemple, comment une modedevitiste, Obertopp, a compris l'activité de construction de dossiers d'émeute de l'ex-Bibliothèque des Emeutes : c'est de l'information. Oui, c'est de l'information si on est spectateur, consommateur ; sinon c'est le seul détournement de l'information dominante (détournement qui n'a évidemment rien à voir avec recopier un paragraphe et changer trois mots) dans une perspective qui lui est contraire. C'est la seule critique encore existante de l'information dominante, à part celle, plus parcellaire, qu'on rencontre les soirs d'émeute où les journaputes se font démolir. Et la modedevitiste d'ajouter, comme un étudiant qui a tout compris : ils n'ont fait que ça ? Elle, qui a encore si peu fait qu'elle n'a non seulement pas fait ça, mais même pas compris ça !
La seule chose qui distingue fondamentalement les modedevitistes des autres pauvres modernes, c'est que les modedevitistes sont satisfaits de leur mode de survie. Ils posent, par postulat, leur mode de survie comme le creuset de la révolte ; c'est ce qui les rend si incapables de se révolter contre leur propre survie si misérable. Cette foi dans la radicalité par essence de leur survie les fait mépriser profondément les autres pauvres ; mais les autres pauvres, qui justement tirent leur négativité, beaucoup plus occasionnelle et beaucoup moins affichée, de ce qu'ils n'ont pas de certitude en ce qui concerne leur survie, rendent bien aux modedevitistes ce mépris. Ce que ces derniers ne peuvent ni concevoir ni même sentir.
Une fois que les contours de la survie du modedevitiste sont tracés, pérennisés, qu'on a donc atteint par l'excellence de ce dispositif à la vie, qui est donc si peu de choses, le modedevitiste s'affirme propriétaire de rien de moins que la pensée du négatif. Par un nouveau postulat, en effet, la pensée du négatif ne peut exister en dehors du socle délimité par l'urine du modedevitiste. Car une fois que la survie en marge des autres survies de pauvres est définie, par des règles assez nombreuses et étroites d'ailleurs, son contenu est vide, parce qu'il ne dépend toujours essentiellement que de l'organisation sociale présente, c'est-à-dire des autres pauvres. Il est donc ennui, cul-de-sac, pauvreté, frustration, satisfaction parcellaire et tromperie sur la satisfaction, comme toute forme de survie. Et il est si peu la vie qu'il est pourtant censé abriter uniquement, qu'il faut maintenant affirmer cette vie, envers et contre tout.
Comme pour toute profession peu spécialisée et marginale, il y a peu de débouchés pour le modedevitisme. A vrai dire, en dehors de la « ruine de la société », dont il rêve mais rêve seulement, il n'en connaît qu'un, mais un peu comme notre étudiant ou notre Obertopp, il ne le connaît que par ouï-dire, et parce qu'il en a hâtivement parcouru en diagonale des reproductions. Ce débouché est la théorie. Par un malheur cocasse, cependant, le seul véritable théoricien du modedevitisme, Debord, a voulu montrer que son modedevitisme était beaucoup plus important que sa théorie, ce qui était une vraie coquetterie. Les modedevitistes sont donc obligés d'affirmer que le modedevitisme est beaucoup plus important que la théorie. Ils affirment bien que la théorie est une pratique quand ils pensent en faire, mais elle est le contraire de la pratique dans tous les autres cas. Parce qu'ils croient que la vraie pratique, celle qui compte, et celle par laquelle ils se comptent, c'est leur mode de survie qu'ils appellent pompeusement mode de vie. Cette pratique doit seulement déboucher sur la théorie, comme le travail sur le loisir bien mérité, comme le gâteau sur la cerise, ou comme Debord sur le spectacle.
Car ils savent bien, en secret, que le « mode de vie » de Debord n'est quelque chose que parce qu'il a, lui, trouvé ce débouché qui l'a rendu célèbre : la théorie. Seulement, Debord a été au centre du monde à un moment particulier de l'histoire, et c'est ce qui a fait que ce qu'il a dit dans la dispute sur le monde à laquelle il a été mêlé est devenu de la théorie. Nos modedevitistes actuels, évidemment, n'ont pas cette chance. A travers les dossiers de la Bibliothèques des Emeutes ils auraient pu voir, entre autres, le centre du monde se déplacer, s'éloigner d'eux. Et comme au début de leur idéologie au moins ils étaient encore assez proches de la dispute universelle, ils ont bien senti leur impuissance dans la théorie. Car la théorie vient de la vie, pas de la survie. Devant la théorie, qui est censée couronner leur survie aventureuse comme la sueur couronne le travail de l'ouvrier, ils ont toujours été pathétiquement bredouilles. Et toute leur théorie s'arrête à la question de ce qu'est la théorie, dont la réponse n'est évidemment pas là non plus. Comme les biographes sont des écrivains ratés qui n'écrivent que sur l'écrit, les modedevitistes sont des théoriciens ratés qui ne théorisent que sur la théorie. Parfois, devant leurs échecs à saisir l'histoire, ils s'essaient à théoriser la source présupposée de toute théorie, leur « mode de vie ». Mais la matière est si pauvre, si dénuée d'intérêt et déjà si bien connue qu'ils y renoncent généralement assez vite. Pour le reste, en consommateurs pauvres comme cette Obertopp, ce sont des touristes de la théorie des autres. Ils ignorent la différence entre une critique et une polémique, et quand ils sont réfutés, déboutés, mis devant leurs contradictions, ils se posent en victimes piégées qui, pour toute autocritique, prétendent que tout cela n'était pas intéressant ; et aussi bien que tout cela est du plus haut intérêt si on ne leur répond pas.
Le mode de survie du modedevitisme ne mériterait même pas d'être évoqué s'il n'était pas la clé de voûte de cette idéologie. Survivre en étant peu repéré par l'Etat, en sabotant le travail, en travaillant peu, en combattant les signes extérieurs de l'organisation sociale présente, correspond à des choix de survie qu'on trouve jusque parmi les téléologues, mais qui ne sont en rien des garants de révolte, tant la majorité des individus survivant, en 2000, selon ces choix ne sont pas des révoltés, des ennemis de ce monde. Il est d'ailleurs tout aussi facile et tout aussi vain de montrer, pour chaque signe extérieur du régime en place, quels sont les avantages à ne pas le tolérer, à l'attaquer frontalement, et ce que l'on perd de vue, de temps, d'intelligence et de force, à s'attaquer ainsi à des apparences qui, il est vrai, sont insultantes. La seule différence entre la majorité de ceux qui ont choisi de refuser des contraintes immédiates et les modedevitistes, c'est que ces derniers en posent l'excellence a priori. Un étudiant en rupture est beaucoup plus proche du parti du négatif qu'un bouffon bouffeur d'étudiants comme ce Bueno, qui, en rupture par définition, autosatisfait et péremptoire, ne l'est donc plus véritablement. La révolte n'est rien de permanent, ce n'est pas une disposition, un état, et il n'y a aucun choix préalable qui donnerait une qualité de révolté, comme si c'était là un grade d'officier. On n'est pas plus révolté que révolutionnaire, sauf en des occasions précises, en des actes vérifiables. Ce n'est donc pas ce mode de survie qui est en cause, c'est de croire qu'il légitime quoi que ce soit.
Dans la situation historique où la société est organisée autour de la survie, on ne peut refuser la survie que dans la mort. Oui ou non, c'est le seul véritable choix de survie aujourd'hui. La vie ne se choisit pas non plus dans un catalogue de comportements. Elle ne se rencontre que dans des moments très brefs, historiques, et avec un projet, comme par exemple celui des téléologues, qui va évidemment bien au-delà de celui de « ruiner la société » des militants modedevitistes (va savoir ce qu'est « ruiner » et va savoir ce qu'est « la société » pour une si petite société ruinée). Car le malheur des modedevitistes c'est que l'histoire est l'irruption de la nouveauté, et qu'ils ne savent pas ce que c'est que la nouveauté, eux qui, en bons consommateurs, entendent marchandise quand on dit nouveauté. Et l'irruption de la nouveauté n'a pas de socle, de mode de survie, d'indication des conditions dans laquelle la théorie serait faite. Voyez seulement le scandale de la téléologie moderne pour les modedevitistes : ça ne vient pas d'où ça devrait venir pour être historique et révolutionnaire. Ça ne vient d'aucune filière reconnue. C'est donc faux, malhonnête et scandaleux. Mais si ce n'était pas là un petit milieu si pitoyable, le seul scandale de la téléologie moderne lui donnerait son historicité, qui reste bien entendu à vérifier.
Le modedevitisme, comme le gauchisme à qui il ressemble, a connu son apogée et sa défaite au Portugal en 1974-1975. Là étaient accourus en touristes impuissants tous ceux qui pensaient que leur mode de survie et la révolte au Portugal trouveraient leur communion. Non seulement cette néo-brigade internationale n'a pas réussi à peser sur le mouvement, mais par rapport à sa précédente sortie, 1968 en France, elle avait également perdu la compréhension de l'événement. Depuis, les modedevitistes sont entrés dans une sorte de linéarité de l'existence qui montre que leur mode de survie n'est pas un instrument pour une offensive, mais une zone de repli dans ce monde, avec une apparence de négativité, laborieusement, religieusement entretenue. Les modedevitistes sont devenus d'assez assidus touristes de la révolte : ils y vont quand ils peuvent ; ils reviennent et disent : j'y ai été. Mais on n'a jamais vu encore une révolte s'effondrer faute de modedevitistes. C'est même plutôt le contraire : en donneurs de leçons du second soir, qui présupposent leur propre excellence, ils vont dans les émeutes en chiens dans un jeu de quille, c'est-à-dire qu'ils en ignorent les enjeux immédiats et les perspectives historiques.
Comme ils méprisent le monde, et comme le monde les méprise, ils sont obligés de se souder entre eux, de se tolérer. C'est un petit milieu. Ils ont développé un esprit de clan. Entre le parti pris et la vérité, ils choisissent toujours le parti pris. Quand l'un des leurs ment, ils le soutiennent, ils refusent de critiquer son mensonge. Bien entendu, la plupart des pauvres agissent ainsi face à la police, à l'Etat, aux patrons. Mais les modedevitistes choisissent la solidarité contre la vérité par rapport aux autres pauvres aussi – donc même lorsqu'il n'y a aucune coercition en jeu –, comme la famille, comme les staliniens, ou comme cette gauche anglaise qui refusait d'admettre ce qui se passait en URSS, sous prétexte que l'URSS alliée combattait contre le nazisme, comme le racontait Orwell. Ce n'est pas la vérité qui détermine leurs ennemis, mais c'est le choix de leurs ennemis qui détermine la vérité. Tout comme rien de ce qu'ils disent ne peut être faux, rien de ce que disent ceux qui ont été désignés ennemis ne peut être vrai, car la vérité est déjà contenue dans des choix de survie indiscutables, et dans des copinages faits pour vieillir. Soutenant depuis des décennies des menteurs de leur bord contre des vérités dérangeantes, ils osent traiter ceux qui leur assènent ces vérités dérangeantes de « secte », de « militants », d'« idéologues » et, généralement, de tout ce qu'ils finissent par craindre de paraître eux-mêmes. Depuis qu'ils ont laissé passer sans mot dire le silence complice de Debord sur la falsification infligée à Voyer, ils laissent passer toutes les falsifications, tous les mensonges, petits et grands, de leur honteuse coterie.
Comme il était déjà visible au Portugal, le modedevitisme empêche de comprendre le monde. Dans les révoltes des vingt dernières années, les modedevitistes se sont généralement comportés comme des militants et des éducateurs, le plus souvent vieux, et les efforts qu'ils ont faits pour s'approcher de la tête de mouvements de révolte qui leur échappaient de plus en plus comme tout le reste, du fait même de leur modedevitisme, leur ont même interdit de les comprendre et de les situer en leur temps, qui est le nôtre. Non seulement les modedevitistes ne savent même pas où, quand, comment des pauvres modernes se révoltent puisque leur filtre de lecture de la pensée du négatif est leur propre mode de survie, mais ils ont contribué, par leur exemplarité de l'échec, à faire échouer ces révoltes, même si ce n'est que dans la mesure dérisoire de leur propre importance.