Posted by Serge July on March 02, 2000 at 08:43:24 PM EST:
L'histoire bégait-elle? En 1977, le colonel
Kadhafi proclamait la Jamahiriya (l'Etat des masses) censée instaurer
le pouvoir direct du peuple, via les «comités révolutionnaires».
Vingt-trois ans plus tard, le numéro un libyen annonçait, hier, à la
télévision l'abolition de tout gouvernement central et le transfert de
l'essentiel des prérogatives des ministères à des organismes
provinciaux. Décisif dans un pays pétrolier, le ministère de l'Energie
lui-même est dissous et seuls six ministères (sur dix- neuf) sont
épargnés, dont la Justice, la Sûreté, les Affaires étrangères, les
Finances et l'Information.
Fantasque. Comment expliquer ce nouveau
bouleversement décidé par celui qui, en 1977, avait déjà annoncé qu'il
ne se considérait plus comme un chef d'Etat mais comme «le théoricien
et le guide» de la Jamahiriya? La personnalité fantasque d'un
dirigeant, auquel on prête l'objectif d'exister en surprenant et la
volonté de jouer un rôle historique, n'éclaire pas tout. La rhétorique
officielle non plus, qui évoque la nécessaire «décentralisation de la
gestion pour renforcer le pouvoir du peuple».
«En 1977, Kadhafi instaurait l'Etat des masses,
mais ne proposait pas d'alternative. Aujourd'hui, il incite les
communes à s'autoproclamer libres et indépendantes dans un but précis:
organiser localement la sécurité du territoire contre les islamistes
et la contestation sociale qui gronde», estime une étude du Centre
d'études et de recherches internationales (Ceri) (1).
Pour justifier cette décentralisation, le colonel
libyen n'aura pas épargné ses attaques contre l'Etat centralisé, les
fonctionnaires et l'administration. Au cours d'un discours-fleuve
prononcé fin février, il se lançait dans des critiques tous azimuts,
notamment du gaspillage. «Vous devrez produire et exporter si vous
souhaitez importer des choses inutiles. Vous êtes libres d'importer
n'importe quoi, même du lait d'oiseau... Les étrangers l'inventeront
tant que vous payez.» Et Moammar El Kadhafi d'annoncer à cette
occasion «la fin du gouvernement». «Je dois, fulminait-il, arrêter
cette roue qui tourne dans le vide et brûle le pétrole. Vous devez
tenir compte de ce que je dis: "il n'y a plus de gouvernement". Je ne
veux plus entendre parler d'ordres de Tripoli, de Syrte ou de
Joufra. Je ne veux plus vous entendre dire "ce responsable ne fait
rien"... Ce système est aboli. Désormais, nous travaillerons avec des
communes et des chaabiyates (localités, ndlr). Budget, projet et
argent ne dépendront que de vous. Dès demain, ce sera le pouvoir du
peuple.»
Bon enfant. La traduction concrète sur le terrain
de ce recours au local ne manque pas de sel. Des postes de contrôle, à
l'entrée de nombreuses localités, remplissent déjà une fonction
douanière. «Plutôt bon enfant, ils s'effectuent dans des conditions
rudimentaires: des adolescents postés à chaque extrémité des routes
soulèvent des cordes, faisant office de barrière pour stopper les
véhicules», rapporte le Ceri.
Cette affaire n'a pas pour seul intérêt d'empêcher
la contagion de la violence d'une région à l'autre dans un pays où,
depuis le début de la décennie 90, des milliers de sympathisants
islamistes auraient été emprisonnés. Notamment en Cyrénaïque, région
qui regorge de pétrole et berceau de la Senoussiya, la confrérie
fondatrice de l'Etat libyen. Par ce nouvel élan, Kadhafi entend aussi
masquer le mécontentement dû à la dérive d'un système où les
intermédiaires du pouvoir ont profité de la pénurie et de la
dévaluation du dinar. Spéculant sur la monnaie et recyclant des
produits subventionnés sur le marché informel, ils ont réalisé ainsi
de formidables bénéfices.
«Reste que dans la réalité, le pouvoir demeure aux
mains des 40 000 membres de la Garde de la Jamahiriya», remarque un
expert des affaires libyennes. Cette force paraît plus solide que
l'armée qui sort d'un embargo de dix ans et que des «comités» détestés
par la population. En tout cas, elle semble fasciner et faire peur aux
Libyens.