Posted by on February 25, 2000 at 05:16:00 PM EST:
La théorie confortable de l'aliénation [Votre révolution n'est pas la mienne, François Lonchampt – Alain Tizon, Sulliver, 1999, pp 153-160]
« Pour les forces primitives, élémentaires de la révolution sociale, dont la croissance irrésistible constitue la loi vivante du développement social, défaite signifie : stimulant. Et de défaite en défaite, leur chemin conduit à la victoire. » [Karl Liebknecht]
Avec ce romantisme du martyre, la théorie confortable de l'aliénation permit à bon nombre de révolutionnaires de justifier les désillusions que l'histoire leur infligeait. Car le prolétaire est toujours quelque part sur le chemin de la désaliénation, comme chez les catholiques le pécheur est sur la voie de la rédemption, le langage de la révolution est forcément son langage, et les absolutions dont on gratifie ses pires travers servent depuis des lustres de soubassement à un militantisme intéressé et répétitif revigoré ces dernières décennies avec l'apologie du dialogue et de l'écoute, où se retrouvent candides et ravis les curés de toutes les églises.
S'ils aiment le sport, leur magnétoscope ou leur entreprise, plus que la révolution, c'est qu'ils sont aliénés, qu'ils ne savent pas ce qu'ils font, qu'ils ne connaissent pas les vraies raisons de leurs actes, « le monde dont leur révolte est porteur ». S'ils se manifestent en masse pour la Coupe du Monde de football, pour l'enterrement de Lady Diana ou contre la pourriture de la classe politique, c'est qu'ils protestent confusément contre la mondialisation capitaliste, comme le suggère un journal gauchiste [Rouge]. Et de même que pour le Cardinal Lustiger les jeunes sont à la recherche de Dieu, sans le savoir, dans le langage situationniste, si le prolétariat n'a pas acquis la conscience de sa tâche révolutionnaire c'est qu'il n'a pas conclu sur la totalité de sa misère, si les ouvriers persistent dans leur inexistence c'est qu'ils ne savent pas communiquer la vérité de leurs actes. On pourrait multiplier à l'infini ce genre de citations…
Mais comme l'ont bien démontré certains anarchistes au tournant du siècle, ce monde d'injustice ne peut perdurer sans la passivité, le consentement ou la participation active d'une fraction importante de ses victimes. Et cette participation est aujourd'hui plus consciente que jamais. Car la généralisation de l'instruction secondaire, malgré ses tares, l'abondance d'informations, les images du monde entier largement diffusées, les résultats accumulés des sciences sociales mis à la disposition de tous ceux qui veulent se donner le temps et la peine de s'instruire, interdisent en Europe et dans tous les pays développés, aujourd'hui, de se prévaloir du bénéfice de l'ignorance pour justifier sa passivité.
[…]
Sachant le piètre accueil trop souvent réservé par les prolétaires aux avant-gardes qui prétendaient leur apporter la conscience et les moyens de leur émancipation, on peut se demander, s'il n'y a pas là quelqu'obscur ressentiment contre ceux qui leur proposaient une liberté et une responsabilité que bon nombre d'entre eux étaient sans doute bien peu désireux d'assumer, s'il n'est pas temps de réviser ce crédit permanent que les révolutionnaires ont toujours fait aux masses, s'il faudra toujours tolérer et jusqu'où cette irresponsabilité souveraine savamment exploitée par les manipulateurs de toutes sortes, y compris à l'extrême gauche et jusque chez les anarchistes, et en grande partie satisfaite par la consommation de masse.
Et plutôt que de reconstruire inlassablemnt la réalité pour la faire correspondre à ses désirs, aussi nobles soient-ils, tout prétendant révolutionnaire ne devrait-il pas s'exercer chaque matin en se posant cette question sans détour : que puis-je envisager réellement, de construire avec cette première personne croisée sur mon chemin ? Avec qui enfin, ai-je envie de prendre des risques, de vivre ou de mourir, de construire et partager un monde ?
Quelle valeur pouvons-nous encore reconnaître aux articles de foi du socialisme issus en droite ligne du « bon sauvage » de l'époque des Lumières (encore si présents dans l'esprit de mai), qui supposent l'innocence de l'être humain perverti par la société, et ce désir de liberté qui ne demande qu'à s'exprimer chez tous et chez chacun si on lui en donne l'occasion ? […] Qu'est-ce qui va remplacer l'appât du gain, le goût de vaincre, puissants ressorts de cet ordre de choses, et qui ne peuvent disparaître instantanément, on ne sait par quel miracle ? Qu'est-ce qui remplacera l'argent, pouvoir essentiel sur la vie ? Car aussi haïssables que soient les passions qui l'inspirent, il est malgré tout ce pour quoi on vit, on chante et on meurt, à Calcutta comme à Wall Street, et pour la majeure aprtie de l'humanité, il est ce qui existe vraiment, et le plus souvent aussi fort que les dieux, car toutes les passions humaines lui sont liées. Ce jeu à qui perd gagne, qui mène le monde depuis des millénaires perdure-t-il seulement parce que les hommes sont toujours prisonniers des puissances passionnelles que ce pouvoir renferme et qui, chaque fois qu'il se manifeste dans leur vie (et c'est toujours), apporte le poids fort de l'histoire contingente, à travers lequel le hasard s'affirme comme un ordre dégageant enfin l'homme de ce si pesant libre-arbitre que les progrès du genre humain lui imposent et que la révolution réussie lui imposera encore plus ? Car il lui faudra alors s'engager dans la construction de sa vie. Sinon pourquoi faire une révolution ?
Autant de questions redoutables qui nous interpellent avec colère ; mais c'est précisément parce qu'elles sont douloureuses qu'il nous faut creuser plus avnt. Car pour paraphraser l'anarchiste allemand Gustav Landauer, nous sommes persuadés que maintenant ou à un autre moment celui qui voudra effectuer une transformation radicale ne trouvera rien d'autre au début à transformer que ce qu'il a. Et ce ne sont pas les réponses faciles, comme celles du genre on verra à ce moment là, ou la révolution apportera la solution qui nous seront du moindre secours.