Posted by le commissaire on January 27, 2000 at 03:01:00 PM EST:
In Reply to: Re: Les bouffons d'aujourd'hui dépassent les bouffons de l'époque de Shakespeare. posted by on January 21, 2000 at 03:59:39 PM EST:
Le concept de spectacle n'est pas un concept central, le spectacle n'est pas le monde et le monde n'est pas essentiellement spectacliste. Soit.
Soit, les suivistes de Debord ont fait un usage quasi incantatoire du mot spectacle, devenu le concept-clé qui ouvre tous les sésames de l'aliénation, et Debord lui-même, en écrivant son livre, ne s'est pas tellement prémuni contre cette lecture proprement spectaculaire - s'il ne l'a pas de fait encouragée par la scansion hypnotique de ses formules. L'intuition fulgurante s'est voulue encyclopédie, et dans l'élan Debord a laissé croire que le spectacle n'était autre que le secret révélé de la société moderne. Ceux qui l'ont cru ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes.
Mais dans sa furie sacrilège de fidèle déçu, Voyer proclame maintenant que chez Debord rien n'était vrai, que tout n'était que de la phrase. Que devrait-il rester, alors, de sa théorie à lui, réfutée sur l'essentiel par les téléologues, au point que maintenant il brade son principe du monde en substance universelle ? Et il en a jamais fait, lui, de la phrase ?
« La société du spectacle est très peu spectaculaire » ? Le Père et le Fils ne sont pas vraiment unis en substance ? On m'aurait menti ? Le beau château de cartes s'écroule. L'hérésiarque Voyer lance sa bulle papyale et une nouvelle querelle théologique commence d'agiter le petit peuple des croyants. Sacré Debord : la fascination continue donc son effet jusque dans la négation. En fait de négation, d'ailleurs, on a plutôt affaire, passez-moi l'expression, à un négationnisme. Ce concept n'a aucun sens, sinon restreint, aucune importance ? Le meilleur moyen de le soutenir eût été de l'expédier comme un détail, puis de passer à autre chose. Au lieu de quoi, voilà la vieille cocue qui tartine des pages et des pages de décortications byzantines. Il n'en fait pas non plus véritablement la critique, il ne cherche pas à le dépasser et à le faire passer dans une généralité plus élevée, il ne cherche pas à faire avancer le débat auquel le concept de spectacle a contribué parce qu'il était là en temps utile - il le rejette parce qu'il ne rentre plus dans son propre système, fermé, figé, conservé tant bien que mal.
Admettons que le spectacle ne recouvre en fait que l'idéologie. Et que si le spectacle est « l'idéologie matérialisée », « une weltanschauung devenue réelle », le monde, lui, ne peut se réduire à la pure idéologie. C'est évidemment la fonction même de l'idéologie que de le faire croire ; et prendre Debord au mot sur ce point reviendrait à prendre au mot cela même qu'il critiquait. Il y a donc du spectacle dans cette société, mais cette société n'est pas « la société du spectacle » - pas plus que ce que l'on désigne par « le siècle de Louis XIV » ne fut pour de vrai dominé par Louis XIV. C'est un angle de vue, élargi par synecdoque à l'ensemble du champ ; c'est un effet d'optique, plus que de style. Voilà tout.
Mais l'importance de ce concept par ailleurs inessentiel n'est pas là.
Car même excentré d'une position principielle qui a fait long feu, le concept de spectacle reste opératoire, non pas par rapport au commerce, cette marotte postéconomiste de théoricien sur le retour, mais bien par rapport à l'histoire. Le spectacle est un concentrateur d'aliénation, un fixateur de pensée qui produit à flux tendu de l'absence de conscience historique. En tant que dispositif de brouillage, il intervient pratiquement dans l'histoire, c'est-à-dire avant tout contre ceux qui la font ; toutefois en tant qu'il n'en gèle que la conscience, il est déjà dépassé par l'histoire elle-même, qui désormais se joue d'abord au-delà de la conscience. Et l'on pourrait dire que l'effet le plus remarquable du spectacle est de faire passer l'absence de conscience historique pour une absence d'histoire.
Or ce concept ne serait applicable qu'au sens « restreint » de médias. Soit. Mais je ne vois pas bien en quoi ce serait une restriction - sinon en regard des seuls fantasmes de Voyer, sa société en soi secrète, astre nouménal tournant de toute éternité sur l'axe de la communication aliénée en commerce.
Le spectacle, comme ensemble de représentations autonomisées (plutôt que de simples images), comme culte industrialisé de la vérification théorique (plutôt que du simple regard), comme conscience séparée, semble en effet moins contenir les médias qu'être produit par eux. Ils en sont devenus les dépositaires uniques et omnipotents, les Goebbels et Jdanov anonymes. Ils ont même réussi, et cela Debord ne l'avait pas imaginé, à intégrer au spectacle son contraire : le silence. Le silence devenu spectaculaire partage avec le vacarme la même fonction de liquidation des faits par le discours, de censure en actes. Car ce que Voyer n'a jamais compris, c'est que l'information dominante est un parti de cette société, un parti qui intervient pratiquement dans le monde. Le spectacle est toute l'information mobilisée par ceux qui veulent éterniser l'histoire contre ceux qui veulent l'achever. Ce vortex de pensée inconsciente, mais dont le mouvement, partout et toujours plus accéléré et hautement technicisé, ne va et n'entraîne que dans le sens de la perpétuation de cette inconscience, ce brouillard opérationnel, est quelque chose qui contribue à mater des révoltes, des insurrections, des révolutions. Tant que le spectacle sera utile à l'ennemi, son concept nous le sera également. Mais Voyer, le nez dans BHL et Fort Boyard, se contente de ne voir dans « les médias » que quelques histrions qui causent dans le poste, panem et circences, et de n'en constater qu'un effet négligeable dans les Charentes et au Texas - quand tout se passe en Indonésie, en Albanie, en Algérie.
Il faut dire que l'histoire et ses « luttes réelles », Papy Voyer en est revenu depuis longtemps. Le monde n'aurait pas changé depuis Marx et Balzac. Fi de la révolution russe, fi de la révolution iranienne. Nulles et non avenues, l'insurrection en Irak et la commune de Kwangju. A preuve : les bourgeois sont toujours là ! Ils tiennent la banque et les jeux sont déjà faits, de toutes façons. Le monde est divisé entre popu - infâme esclave errant pieds et poings liés (si !), plein d'hébétude et de terreur, entre Disneyland et l'enfer des supermarchés - et les maîtres du monde, sortes de super-Leuwen père qui, comme le douzième Imam, règnent cachés. En voilà un beau spectacle ! Et puis pourquoi se soucier d'histoire puisque, aux dernières nouvelles, on est encore dans la préhistoire, dont on ne sait toujours pas quand elle finira. Sera-ce lorsque, par l'opération du saint esprit hégélien, la « société même » paraîtra (« tous les problèmes seraient instantanément résolus »), la « main invisible » d'un signe enfin déchiffré faisant fleurir le jardin des délices de la communication qualitativement infinie ? Ou simplement avec la parousie du prophète méconnu, dans cent ans ? A moins que les deux ne coïncident ? Ça, ça va donner !