Ma social-démocratie


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Posted by Lionel Jospin on November 19, 1999 at 07:55:29 PM EST:


Une des leçons de ce siècle, pour la social-démocratie, est qu'il
n'est sans doute plus possible de la définir comme «système». Plus
qu'un système, la social-démocratie est une façon de réguler la
société et de mettre l'économie de marché au service des hommes. Elle
est une inspiration, une façon d'agir, une référence constante à des
valeurs démocratiques et sociales.

Ainsi, nous acceptons l'économie de marché car c'est la façon la plus
efficace - à condition qu'elle soit régulée - d'allouer les
ressources, de stimuler l'initiative, de récompenser le travail. En
revanche, nous refusons «la société de marché», car si le marché
produit des richesses, il ne produit en soi ni solidarité, ni valeurs,
ni projet, ni sens. Parce que la société ne se résume pas à un échange
de marchandises, le marché ne peut être son seul animateur. Nous ne
sommes donc pas des «libéraux de gauche». Nous sommes des
socialistes. Et être socialiste, c'est affirmer qu'il existe un primat
du politique sur l'économique. (...)

Je pense que la crise de la social-démocratie est en partie derrière
nous. Les illusions de la vague libérale sont retombées. La
social-démocratie a commencé de refonder son identité politique. Ce
travail est loin d'être achevé, mais il est en cours et je suis
confiant. Une partie de ce travail est menée à l'échelle
européenne. Et c'est logique, car le socialisme est une idée
européenne, née en Europe, façonnée par des penseurs européens. (...)

Les sociaux-démocrates seront d'autant plus forts qu'ils travailleront
de concert à l'échelle européenne. Mais à une condition: ils doivent
comprendre que les réalités nationales, les histoires propres, les
paysages politiques, doivent absolument être pris en compte et
préservés. (...)

Par exemple, la Grande-Bretagne a toujours été plus «mondialisée» que
la France. (...) La révolution thatchérienne a, sans doute, rogné des
valeurs qui subsistent en France. Accéder au pouvoir au sortir de
l'expérience Thatcher n'a pas la même signification que gouverner
après MM. Balladur et Juppé. (...)

Dans ce sens, s'interroger sur «la bonne voie», choisir entre «la voie
blairienne», «la voie schröderienne», «la voie jospinienne», ne me
paraît pas avoir grand sens. (...) Si la «troisième voie» se situe
entre le communisme et le capitalisme, alors elle n'est qu'une
nouvelle appellation, propre aux Britanniques, du socialisme
démocratique. Ce qui ne veut pas dire qu'en France nous pensons à
l'identique. Si, en revanche, elle veut s'intercaler entre la
social-démocratie et le libéralisme, alors je ne la reprends pas à mon
compte. Je crois que la «troisième voie» est la forme nationale qu'a
pris, au Royaume-Uni, le travail de refondation théorique et politique
entrepris par toutes les forces socialistes ou sociales-démocrates.

Les socialistes français ont traversé de façon singulière la crise de
la social-démocratie européenne. En son sein, en effet, nous occupons
une place particulière. Il n'y a jamais eu en France de parti de
masse, sauf en terme d'électeurs. Il n'y pas eu chez nous de fusion
avec le monde syndical. Qui plus est, le Parti socialiste évolue dans
un système institutionnel où domine le présidentialisme, alors que la
social-démocratie va souvent de pair avec le parlementarisme. Enfin,
nous n'avons pas de tradition forte de négociation et de dialogue
social. Et c'est pourquoi il faut travailler en ce sens. Nous formons
ainsi une social-démocratie beaucoup plus «politique» que
«sociale». Nous pouvons connaître des succès électoraux de grande
ampleur, puis des retombées très importantes, car nos assises
sociologiques sont peut-être plus faibles qu'elles ne le sont
ailleurs.

Longtemps cette situation a été ressentie comme une faiblesse, une
«anomalie» française. Mais cela nous a permis, peut-être, au moment où
la social-démocratie est entrée dans la crise, d'être plus
réactifs. Nous étions peut-être moins solides, mais aussi moins
«lestés». (...) Nous avons rebondi grâce, en partie, à un système de
coalition: la majorité plurielle, dans laquelle le Parti communiste et
les Verts constituent des composantes essentielles, aux côtés du Parti
radical de gauche et du Mouvement des citoyens. Ce concept de gauche
plurielle rencontre la bienveillance des Français. Il me semble mieux
adapté que le terme exclusif de social-démocratie. Et nous avons
gouverné de façon nouvelle, à la fois fidèles à nos valeurs,
respectueux de nos engagements et modernes dans notre approche et
notre méthode. Naturellement, il n'y a pas de modèle «jospinien»; mais
j'ai joué mon rôle dans ce moment très français de reconstruction
politique de la gauche. (...)

Le gouvernement travaille à faire émerger une modernité
maîtrisée. Nous disons oui à la modernité. Mais une modernité
collectivement construite. Une modernité qui respecte les caractères
de notre nation. Une modernité acceptée car acceptable par tous les
citoyens. (...)

Il faut donc bien constater que le projet et le mouvement sont revenus
à gauche. La droite française est incroyablement dépourvue de l'un
comme de l'autre. (...)

Nos valeurs restent fondamentalement les mêmes: justice, liberté,
maîtrise collective de notre destinée, épanouissement de l'individu
sans négation des réalités collectives, volonté de progrès. Toutefois,
nous devons servir ces idées par d'autres moyens que ceux que nous
utilisions il y a quinze ans. Notre environnement a évolué. Et il faut
s'habituer à ce qu'il change plus vite. C'est pourquoi nous devons
rechercher la meilleure cohérence entre nos fins et nos moyens. (...)
Aujourd'hui, ce sont nos valeurs qui fondent notre identité politique
plus que les moyens nécessaires pour les atteindre.

Pendant longtemps, on a défini le socialisme par l'appropriation
collective des moyens de production. Cela n'a plus le même sens
aujourd'hui. Ainsi, notre politique industrielle a dépassé la question
de la nature de la propriété des moyens de production. On peut certes
justifier l'appropriation publique dans un certain nombre de secteurs
touchant soit à la sécurité nationale, soit à la nécessité de servir
par le service public des objectifs ne pouvant être pris en compte par
le marché. Mais la défense de l'intérêt national et la lutte pour
l'emploi peuvent justifier des alliances industrielles avec des
entreprises privées françaises ou étrangères. Je n'entends pas bloquer
ces alliances au nom de l'appropriation collective des moyens de
production. Si je le faisais, cela se retournerait contre nous, contre
les salariés de ces entreprises et contre les Français. Car ces
alliances sont justifiées aux plans politique et économique. Ce qui
compte, pour moi, ce sont les fins de la politique industrielle que
nous conduisons: l'emploi, la croissance, la puissance économique et
industrielle de nos entreprises, la place de la France. Si défendre
ces objectifs nécessite d'ouvrir le capital d'une entreprise publique,
voire de la privatiser, alors nous y consentons. (...)

Dans ce champ comme dans d'autres, cette nouvelle cohérence, fondée
sur une juste articulation des fins et des moyens, est notre façon de
fonder un vrai réformisme moderne. Nous ne sommes plus obligés, pour
justifier notre action, d'utiliser la phraséologie révolutionnaire ou
même la métaphore de la rupture.

Pour autant, la réforme ne sonne pas le glas de l'utopie. Nous ne
sommes pas des «briseurs de rêves». On peut rêver son avenir, tout en
gardant les pieds sur terre. Je veux être un constructeur d'utopies
réalistes. Je n'oppose pas réforme et ambition. Parce qu'il respecte
les rythmes de notre société et qu'il incorpore une dimension -
essentielle - de concertation, le réformisme est le moyen le plus
efficace de traduire en actes un projet politique. De donner vie à nos
convictions. (...) Dans ce sens, nous réhabilitons l'idée même de
réforme, qui a été dévoyée par la droite. Pour celle-ci, réformer,
c'est démanteler le service public, réduire la protection sociale,
remettre en cause les acquis de décennies de progrès. Pour nous, au
contraire, fidèles à notre histoire, la réforme reste synonyme de
progrès. Elle est donc plus que jamais nécessaire aujourd'hui.

Fernand Braudel avait ramassé en un court essai des décennies de
recherches sur «la civilisation matérielle». Il lui avait choisi pour
titre la Dynamique du capitalisme. Par sa souplesse, le capitalisme
est en effet une dynamique, une force. Mais c'est une force qui ne
produit ni direction, ni projet, ni sens - autant d'éléments
indispensables à une société. Le capitalisme est une force qui va,
mais qui ne sait pas où elle va.

Ce double trait du capitalisme est d'autant plus prononcé aujourd'hui
que la financiarisation de l'économie et la circulation accélérée de
l'information ont introduit une rupture entre les mouvements
financiers et les mouvements propres à la production ou aux réalités
sociales. (...) La différence entre ces deux rythmes est un élément
technique fort de rupture. (...) C'est pourquoi il faut réguler cette
financiarisation et redonner du sens à ces échanges. La production de
richesses doit répondre à des finalités humaines. (...)

Nous reconnaissons et assumons pleinement la mondialisation. Mais elle
ne constitue pas, pour nous, une fatalité objective. Elle est
elle-même une construction des hommes. Nous voulons produire une
régulation du capitalisme et de l'économie mondiale. Nous pensons que
c'est en nous appuyant sur l'Europe - sur une Europe d'inspiration
sociale-démocrate - que nous pourrons réussir cette régulation, sur
les terrains de la finance, du commerce ou de l'information. (...)
Ainsi, nous pouvons peser sur la mondialisation et en maîtriser le
cours au bénéfice de nos sociétés.

Dans le même temps, nous devons ne pas oublier la permanence de la
nation. Les questions politiques liées au thème de l'identité
s'aiguisent sous l'effet de la globalisation et de la politique
européenne. Aujourd'hui, savoir ce qu'est la France, ce qu'est la
nation, ce que veut dire, à l'intérieur de notre nation, vivre
ensemble, ce que peut être l'Europe, comment elle doit s'articuler
avec la nation: voilà des sujets que nous devons approfondir. (...)

Ainsi, je veux échapper à l'alternative simpliste que l'on nous
présente comme indépassable: l'immobilisme ou le fatalisme. Pour moi,
le choix est clair. S'adapter à la réalité: oui. Se résigner à un
modèle capitaliste prétendument naturel: non.

Cette adaptation maîtrisée à la réalité confère une responsabilité
particulière à l'Etat. Sans se substituer aux autres acteurs, l'Etat
peut donner les impulsions nécessaires. Il est le seul à même,
souvent, de lever les verrous archaïques qui bloquent les évolutions
souhaitées par la société. Cette démarche, c'est ce que nous appelons
le volontarisme. (...)

On décrit traditionnellement les sociaux-démocrates comme des
redistributeurs. Nous restons attachés aux principes de
l'Etat-providence - même si, là aussi, des réformes sont nécessaires
-, à la lutte contre les inégalités, aux mesures de protection des
travailleurs. Mais cet attachement à la redistribution n'est pas
exclusif.

Nous devons également nous préoccuper des conditions de la production.
D'abord parce que la production précède et permet la
redistribution. Avant de redistribuer les fruits de la croissance
économique, il faut qu'il y ait croissance et donc production. De
plus, la nouvelle donne du capitalisme mondial nous conduit à veiller
à la compétitivité de notre appareil productif. C'est dans cet esprit
que l'Etat s'engage dans une politique industrielle vigoureuse, par la
constitution de groupes industriels de taille mondiale. Cette
dimension de l'Etat me semble l'héritière du «colbertisme», dont elle
montre qu'il ne doit pas disparaître puisqu'il garde une utilité dans
un monde où l'investissement productif fait la différence.

Ce faisant, nous retournons aux sources intellectuelles du socialisme.
Saint-Simon et les saint-simoniens, les socialistes utopistes, dont
Proudhon, et enfin Marx: tous les premiers socialistes ont concentré
leurs réflexions sur la façon la plus juste et la plus efficace de
créer ces richesses. Ce n'est que plus tard (avec Keynes et Beveridge
) que la redistribution est devenue le principal enjeu pour la
gauche. Production, redistribution: aujourd'hui, nous devons tenir les
deux bouts de la chaîne. L'impératif de solidarité qui est au coeur de
la redistribution demeure. L'attention que nous portons à la
production doit permettre de mieux le servir. (...)

Etre socialiste, c'est bâtir une société plus juste. C'est donc
s'efforcer de réduire les inégalités. (...) Nous avons vocation à
rendre la société moins dure aux faibles et plus exigeante à l'égard
des puissants. L'Etat-providence y contribue. Alors qu'il traverse une
crise, nous devons le réformer. Mais nous refusons de le
démanteler. (...) Il nous faut donc être capables de faire évoluer
l'Etat-providence en conjuguant volontarisme et concertation. (...)

Aujourd'hui, la social-démocratie doit se souvenir qu'elle s'est
développée par rapport à la «question sociale» et, en même temps, doit
être capable de la dépasser. Il faut prendre en compte des inégalités
nouvelles. Nous devons agir avec un effort particulier quand se
cumulent des inégalités de revenu et de patrimoine avec des inégalités
dans l'accès au logement, à la santé, à l'information, à l'exercice de
la citoyenneté, ou encore avec l'inégalité entre les sexes. (...)

Autour de cette exigence, nous devons rassembler les couches moyennes
et les «laissés-pour-compte». (...) Nous devons trouver le meilleur
arbitrage entre couches sociales. Celles qui se satisfont plutôt de la
société actuelle et ne veulent pas être pénalisées par le «coût» d'un
surcroît d'égalité. Celles pour qui la notion d'égalité et son
approfondissement concret sont fondamentaux. La réponse des
socialistes est, selon moi, de «réconcilier» les classes moyennes et
populaires dont les intérêts peuvent être différents et parfois
divergents. Et de les faire progresser de front.

Nous devons à la fois nous appuyer sur les forces motrices de la
société et prendre en compte les problèmes des forces «exclues». (...)
Notre politique vise la réintégration de tous au coeur de la
société. C'est là le sens profond du «pacte républicain» que nous
avons passé avec les Français. (...)

Quant aux classes moyennes, une partie d'entre elles comprend que
l'ultralibéralisme économique les menace. Celle-ci n'est donc pas
automatiquement gagnée à la droite. D'abord pour des raisons liées à
son mode de vie et aux moeurs, la gauche lui apparaissant comme plus
moderne. Mais aussi parce que la précarité peut toucher les cadres,
qui approuvent le thème de la régulation. De même, les créateurs ou
les dirigeants de PME se rendent compte que la gauche résout des
problèmes que la droite ne savait pas traiter.

Les entrepreneurs réalisent que la gauche s'intéresse à la création
d'entreprise, à l'innovation, à la prise de risque, à la
simplification administrative. Nous devons donc fonder une nouvelle
alliance de classes, conforme à notre base sociologique et aux
intérêts du pays.



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