Posted by teleologie.org on November 11, 1999 at 05:25:43 PM EST:
Le concept de croire, comme Needham l'avait justement signalé (et non pas le concept de croire, comme Needham l'avait induit par amalgame), est un résultat historique. Croire a été déformé près du cœur des violentes disputes génératrices du monde occidental, c'est-à-dire du monde d'aujourd'hui. Il a été élément actif, mais aussi objet émotionnel du débat qui a sa tribune au XVIIIe siècle. Son devenir est un mouvement compliqué, parce que les parties prenantes ne le nomment que rarement, et parce qu'elles suivent des cheminements entrelacés, parfois contradictoires, parfois coïncidents.
Si Hume n'a pas été suivi par les Encyclopédistes, qui ont pourtant été ses amis, c'est qu'il est resté seul à se défaire de l'amalgame entre croire et l'objet majeur de croire, Dieu. En effet, le dieu d'un christianisme arrivé aux limites de sa maîtrise de la pensée est un dieu absolu. Cela veut dire que « je crois en Dieu », « je » étant sujet et « Dieu » objet, contredit l'omnipotence de Dieu, qui ne peut pas rester le passif objet d'un individu humain agissant, quand même il serait aussi éminent que « je ». « Je crois (ou je ne crois pas) en Dieu » signifie donc que « je » subit un attribut de Dieu qui est croire. C'est bien, selon la nature prêtée à Dieu, l'acte humain qui est un objet de Dieu. Ainsi, on assiste à l'inversion entre l'objet et le prédicat, croire est entièrement sacrifié à son objet, les déterminations du concept de Dieu (ou absolu) sont prioritaires sur les règles de la logique formelle. Cette singulière mésaventure historique est la principale raison de la faiblesse du croire, qui lui permet notamment de devenir le « je crois » respiratoire. Aujourd'hui encore, si on demande avec un minimum de gravité dans le ton à quelqu'un « est-ce que tu crois ? » il entend « est-ce que tu crois en Dieu ? ». Ne pas le citer dans la question devient un élément supplémentaire de la grandeur de l'objet qui, donc, d'après cette ellipse très courante, ne peut être que Dieu. Que dans le rapport entre l'humain et l'absolu l'humain soit sujet et non, par définition, l'absolu modifie absolument l'absolu, sans parler de l'humain. Le mérite de Hume est d'avoir isolé croire de son immense vampire à une époque où celui-ci commençait seulement d'être mis en cause.
Les « Lumières » ont initié une critique de croire qui est beaucoup plus radicale que celle de Hume, mais qui part de la prémisse fausse que croire c'est croire en Dieu. L'opposition est entre les sciences positives, qui commencent alors leur essor, et les affirmations cosmologiques de la religion chrétienne, qui commencent alors leur déclin. Le christianisme élève Dieu en clé de voûte du système, non comme un résultat, mais comme un commencement, et ce postulat, comme diraient les scientifiques positivistes, devient le système qui en détermine tous les détails. Cette construction métaphysique, gothique, ne suffit plus à contenir l'explosion de l'esprit humain, son aliénation, dont les sciences positives constituent l'un des tracés. La crispation de la religion face à cette explosion est bien connue : c'est la tyrannie d'une Eglise, devenue ignorante et byzantine, c'est son Inquisition et la faillite retentissante du système face à Galilée. Les sciences positives ont gagné la joute parce qu'elles vérifient certains détails que l'Eglise impose de croire. Cette dispute sur la méthode a pour projet central de libérer la connaissance contenue dans la nouvelle méthode, mais ceci la conduit rapidement à un rejet de la clé de voûte du système antérieur, Dieu. Et comme croire est d'une part une méthode réfutée, et d'autre part un attribut indissocié de Dieu, croire disparaît dans le débat dont Dieu devient le centre. La pensée du XVIIIe siècle établit donc deux cassures de croire bien distinctes, voire contradictoires. Hume récupère croire dans la conscience en l'émancipant de son objet ; les sciences positives rejettent croire parce qu'elles rejettent la religion, et donc Dieu, et donc croire pour sa fonction principale supposée unique de lien entre l'humain et Dieu.
Dans vérifier, il y a effectivement une réfutation de croire comme méthode de pensée, comme technique de compréhension, comme appréhension de l'information. Vérifier contre croire peut se superposer allégoriquement à bourgeoisie contre noblesse. Dans vérifier, à première vue, il y a le labeur, le contrôle étroit et précis, éventuellement policier, le goût du détail, du petit, une avancée lente et systématique qui préfère le contretemps au tout pour le tout. Le bourgeois, la bourgeoisie, vérifie la monnaie qu'on lui rend, c'est la base précise de la gestion du monde d'aujourd'hui. La vérification devient la méthode dominant la connaissance au moment où le débat sur l'humanité se réduit au débat sur la gestion. Les sciences positives, dites exactes, ne procèdent plus par la spéculation, dont les aléas sont ingérables, mais par l'expérimentation, la vérification. Confirmer ou infirmer une hypothèse est une garantie de cohérence, qu'il n'y a pas dans croire. Le siècle des Lumières commence ainsi à vérifier la vérification.
Cependant, dans l'histoire, la vérification se scinde en deux, avec des résultats contraires par rapport à croire. La première vérification est la vérification théorique, la seconde la vérification pratique.
La vérification théorique est la recherche et l'analyse des causes ou présupposés. Vérifier ses sources, par exemple, est aujourd'hui le credo de la profession des journalistes. Et on considère qu'à quelques rares exceptions près, souvent dénoncées, elle s'acquitte victorieusement de cette contrainte. Cette vérification est la base même de l'indépendance, de la vérité de ce qu'elle dit, de son équité, de son objectivité, indépendance, vérité et objectivité étant également ce qui garantit les sciences dites exactes. Or si l'on examine ou même vérifie la vérification des journalistes, c'est un tout autre état de fait qui apparaît. Vérifier la source est d'autant plus rare que l'information est hors du contrôle de ceux à qui elle s'adresse et de ceux dont elle parle : il y a des zones, dans le monde, dans la ville, où l'informateur est interdit ; il y a des milieux sociaux, culturels, ethniques où il ne peut pas pénétrer ; parfois vérifier est trop cher ; parfois, c'est constater que l'information était fausse qui coûte trop, par exemple dans le cas d'un acte de terrorisme lorsque l'information relayée est celle de l'Etat ; parfois c'est une question de temps ; parfois, le seul témoin d'un fait est mort, ou disparu ; et surtout, l'information se contente de vérifier la cause d'un effet, mais elle ne recherche pour ainsi dire jamais la cause de la cause ; et elle ne met jamais en cause, dans sa vérification, la causalité elle-même, qu'elle a admis une fois pour toutes comme mode d'investigation. Sommaire, pour ne pas dire bâclée, superficielle, soumise à de nombreuses contraintes extérieures, la vérification journalistique est un naïf concentré des limites de la vérification théorique comme méthode, jusque dans sa proclamation de principe rigoureux, intangible et garant d'un résultat. Ainsi, la vérification théorique aboutit à son propre présupposé, qu'elle vérifie à l'infini.
C'est ici que la vérification théorique rejoint croire. Parti de l'infirmation des présupposés (de l'Eglise, par exemple), vérifier est devenu la confirmation des présupposés (de l'information ou de l'économie, par exemple). Même lorsqu'elle est moins soumise aux arrangements avec les circonstances, comme dans l'information, la vérification théorique bute rapidement sur le problème de déterminer jusqu'où remonter dans la vérification. Car même si tout ce qui était connu pouvait être vérifié (mais ne serait-ce que par l'information on voit bien qu'il n'en est rien), il faudrait également vérifier la vérification, et le principe même de vérifier. Toute vérification théorique est donc relative, avec un système de limites arbitraires, qui dénonce la vérification elle-même au moins comme expédient fallacieux et, prise dans sa généralité, comme hypocrisie : indépendance, vérité, équité, objectivité ne sont pas garanties par la vérification, au contraire, comme dans le stalinisme, il faut croire dans le système de la vérification théorique pour que celle-là puisse se prétendre libérée du croire. Les sciences positives deviennent la confirmation de leur propre présupposé, et leurs divisions en spécialisations de plus en plus nombreuses ne sont que l'expression pratique de cette vérification infinie, en marche. Le leitmotiv des sciences positives est devenu ce lieu commun : « Je ne crois que ce que je vois. » Cette étrange sentence, où croire est réfuté pour les objets qui ne sont pas perçus par les sens, n'est pas en réalité une réfutation du croire comme on l'entend d'abord (elle signifie alors : parce que je ne peux pas voir Dieu, je ne crois pas [en Dieu]), mais au contraire une validation du croire par la vérification ! Ici croire n'est plus aboli par la vérification, mais au contraire réhabilité par la vérification : croire est le résultat de la vérification ! La vérification théorique s'avère donc une méthode qui feint de réfuter le croire, mais qui aspire, en définitive, à le légitimer. Soit la vérification théorique, pragmatique comme chez le journaliste, confirme tranquillement le présupposé, soit elle propose de prendre pour objet la série des présupposés, comme dans les sciences positives à travers la multiplication des spécialisations, et elle vérifie sans fin. Dans le premier cas elle est un paravent logique, un leurre, dans le second elle suspend toute action à l'infini, sauf l'action qui permet de suspendre, c'est le comble du conservatisme.
Un quart de siècle après la mort de Hume a eu lieu le premier véritable assaut contre croire. La révolution française est le moment du débat de l'humanité où croire cesse d'être le principe avoué de l'idéologie dominante au profit de vérifier. La révolution française est le premier acte moderne, c'est-à-dire dans un monde où la croyance est mise en cause, de vérification pratique. La vérification pratique est la méthode expérimentale. La méthode expérimentale est celle où le présupposé ne peut pas être confirmé, parce que l'objet de l'expérience est de le dépasser, dans le sens de le supprimer. De sorte que si le présupposé examiné par la vérification pratique survit à l'expérience, la vérification a échoué, elle n'a pas eu lieu. La vérification pratique est un violent accident de la connaissance, en quelque sorte sur elle-même. L'histoire, c'est-à-dire le débat de l'humanité sur elle-même, n'est que de la vérification pratique, virtuelle dans les intervalles, effective pendant les révolutions. Dans cette acception, vérifier, c'est achever, finir.
Le siècle de Hume est celui où la philosophie et la révolution se découvrent des programmes ambitieux et contraires. La philosophie se veut la vérification théorique de la vérification théorique ; et la révolution se veut la vérification pratique de la vérification pratique. Mais chacun sait que la révolution française a été battue. Dieu, la religion, croire, la philosophie, la vérification théorique lui ont survécu. Le dernier travail de la philosophie va maintenant être de se faire passer pour la révolution, donc de prétendre que sa défaite est une victoire, que la vérification pratique est une partie de la vérification théorique, et qu'il faut la voir pour la croire.
Extrait de 'Croire'
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