Posted by un téléologue on November 06, 1999 at 08:15:11 PM EST:
In Reply to: Passage à l'acte posted by Ben a on November 05, 1999 at 03:29:52 AM EST:
Le marxisme comme idéologie s'est d'abord constitué, via la social-démocratie puis le bolchevisme, comme la congélation de la théorie de Marx, tenue pour exacte, achevée et indépassable sauf sur quelques points de détails. Le jeune Voyer a fort bien décrit ce processus, qui décrit fort bien le vieux Voyer :
« Le marxisme et le situationnisme ne sont pas la falsification de la pensée de Marx et des situationnistes comme le prétendent ces derniers. Il y a suffisamment d'erreur, d'insuffisance, de faux dans ces pensées pour que leurs ennemis n'aient même pas à les falsifier. Il leur suffit de les régurgiter telles quelles. Etant donné l'avance ininterrompue du monde, des pensées anciennement critiques, c'est-à-dire anciennement au pas de la réalité, deviennent, si elles ne sont pas critiquées, des calomnies de la réalité. Aujourd'hui pour calomnier les révoltes, il n'est plus nécessaire de calomnier l'IS comme cela l'était du temps de l'IS. Il suffit de la citer.
Nous donnons donc enfin, pour la première fois après tant d'approximations hasardeuses, le concept de la récupération : récupérer, c'est conserver (et non pas déformer, falsifier, etc. une théorie passée). Si la récupération est bien une falsification, ce n'est pas pour autant une falsification d'une théorie critique passée mais bien du mouvement présent. La récupération est essentiellement une calomnie du mouvement présent par la conservation d'une théorie critique passée. La récupération est une falsification en ce qu'elle est une tentative de retardement de la théorie critique. Pendant que la récupération conserve, par ses louanges, une pensée vieillie, le monde marche, mais il ne le sait pas. C'est bien ce que veut l'ennemi. »
Quand on lui dit qu'il récite, Ben Aziz répond que non il cite ; quand on lui fait remarquer ses énormités, il répond que ça ne saurait être une énormité, puisque c'est Marx qui l’a dit, ah les cons. Mais quand Ben Aziz cite des saillies du jeune Marx qui, cent-cinquante ans de critique théorique et pratique plus tard, sont devenues des énormités, on ne retient que les énormités. Lorsqu'il nous enjoint de critiquer Marx (d'où il appert qu'effectivement il n'a lu ni Voyer ni la BE), on devine qu'il considère en fait cette simple idée comme une absurdité : critiquer Marx ! Ah les cons !
Comme tous les militants, Ben Aziz procède par revendication : il revendique Marx, il dit "vive la racaille " comme on disait "vive la juste lutte du peuple cambodgien". Et tout comme il fétichise la pensée de Marx, Ben Aziz fétichise l'émeute, n'importe quelle émeute. Pour Ben Aziz, une émeute n'est pas plus critiquable que Marx. La référence à n'importe quelle émeute, via le copié-collé d'une dépêche, se suffit à elle-même ; c'est le même étalage de fantasmes qui lui fait titrer un message, sans rapport avec le contenu, "passage à l'acte".
Bien que tout le monde ait pu lire « Les jeunes des banlieues -pour ne parler que de ce qui est proche- n'ont que faire de vos balivernes téléologiques », « mais il est indéniable que ces jeunes ont dans la tete des idées plus subversives que les votres », « Moqués par la racaille des banlieues qui vous détestent ostensiblement malgré votre danse du ventre et votre thé au riz », « Ici Grigny, la racaille parle aux téléologues - La bande à Kader », Ben Aziz prétend ne pas parler au nom de la racaille mais lui donner raison. Or c'est bien ainsi que tous les récupérateurs combattent l'émotion publique : en lui donnant raison, une raison, leur raison - marxiste, antispectaculaire-marchande, islamiste, nationaliste, etc. De même la baderne Sartre disait « on a raison de se révolter » ; de même l'idéologie anarchiste a-t-elle pu donner raison au vol en le renommant "reprise individuelle" (plus récemment, on a pu lire qu’une risible "Université Critique" considérait le vol, texto, comme une récupération) ; de même peut-on lire, sur un site d'émeutophiles, que le pillage est une protestation contre la baisse du pouvoir d'achat (!). Pour les récupérateurs il s'agit toujours de légitimer, de fonder positivement et rationnellement les explosions de négativité.
Ce Ben Aziz me fait penser à un autre marxiste attardé, qui doit avoir à peu près le même âge, un certain Richet qui dans son film 'Ma 6T va cracker', évocation façon trash-godard (tout aussi esthétisante mais un peu moins truquée que 'La Haine') d'une émeute en banlieue, faisait rapper ses figurants sur le Manifeste, et leur mettait dans la bouche des trucs du genre "ouais mais si les ouvriers s'allient pas avec nous, on peut rien faire". Pour l'anecdote, ce film a rapidement été retiré des salles car quelques vrais gueux n'avaient pas attendu le secours des ouvriers pour commencer à foutre en l'air des salles de cinéma. Du moins ce Pauvret arrangeait-il ses images avec un certain talent, là où notre Ben Aziz ne démontre que la plus laborieuse absence d’imagination.
Mais la comparaison n’est pas que plaisante : dans les deux cas, on entend conserver Marx et récupérer l’émeute de banlieue, donc falsifier la révolte moderne. Dans les deux cas on entend donner à cette révolte moderne des raisons, des raisons d’un autre siècle, d’un siècle que cette révolte a justement permis de dépasser. Car si le fait que les gueux soient sans conscience ni discours est assurément une faiblesse, c’est également une force, qui leur permet de ne plus tomber dans les panneaux idéologiques qui firent tomber leurs ancêtres. L’idéologie de la caillera, c’est Nike et NTM, tout le reste est en friche. Et c’est cette friche, qui fait si facilement craquer la fine couche de béton spectaculaire qui la recouvre, que les Richet et les Ben Aziz voudraient cultiver à grands jets d’engrais marxistes.
Heureusement, il ne fait de doute pour personne que si Ben Aziz, avec sa tisane révolutionnariste, tentait d’approcher une vraie « bande à Kader », il se ferait cocker comme n’importe quel îlotier.