Posted by Rabbi Sitruk Sr. on November 04, 1999 at 11:23:03 AM EST:
In Reply to: Qu'est-ce que la métaphysique critique ? posted by TIQQUN 02/99 on November 04, 1999 at 06:14:10 AM EST:
:
:
: : que la Métaphysique Critique : |
:
:Il n'y avait plus
: de réalité tout juste sa caricature.:
Gottfried BENN
:
:Nous causâmes
: aussi de l'univers,:
de sa création
: et de sa future destruction.:
Charles Baudelaire
:
: Il ne nous échappe nullement que " 'métaphysique'
: - tout comme 'abstrait' et même 'penser' - est devenu un mot
: devant lequel chacun prend plus ou moins la fuite comme devant un pestiféré
: " (Hegel). Et c'est assurément avec un frisson de jouissance mauvaise
: et la troublante certitude d'aller droit à la plaie que nous ramenons
: en son centre ce que la triomphante frivolité de l'époque
: croyait avoir pour jamais refoulé dans sa périphérie.
: Par ce geste, nous avons en outre le front de prétendre que ce n'est
: pas à quelque caprice sophistiqué que nous cédons,
: mais bien a une impérieuse nécessité, inscrite à
: même l'histoire. La Métaphysique Critique n'est pas un bavardage
: de plus sur le cours du monde, ni la dernière spéculation
: en date sortie du crâne de quelque intelligence particulière,
: elle est tout ce que notre temps contient de plus réel. La Métaphysique
: Critique est dans toutes les tripes. Quelles que soient nos protestations
: à ce sujet, il ne fait aucun doute que l'on tentera d'une façon
: ou d'une autre de nous en attribuer l'invention, avec pour dessein d'occulter
: ce fait empoisonné entre tous : qu'elle existait déjà
: bien
: avant que de trouver sa formulation, qu'elle était même
: partout,
: à l'état de manque dans la souffrance, de dénégation
: dans le divertissement, de mobile dans la consommation, ou d'évidence
: dans l'angoisse. Il appartient bien à la sordide veulerie, à
: l'incurable platitude, à la répugnante insignifiance de ces
: temps dits "modernes" d'avoir fait de la métaphysique le loisir
: sous toutes apparences innocent de quelques érudits en faux col,
: et de l'avoir émasculée jusqu'au seul exercice qui convienne
: à cette sorte d'insectes : la mandibulation platonique. Par ce seul
: aspect déjà, qu'elle n'est pas réductible a son expression
: conceptuelle, la Métaphysique Critique est l'expérience
: qui
: dément fondamentalement l'inepte "modernité", et jubile chaque
: jour un peu plus, les yeux ouverts sur l'excès du désastre.
:
:: ACTE PREMIER : "Quand le faux devient vrai, le vrai lui-même
: n 'est plus qu'un mirage. Quand le néant devient réalité,
: la réalité à son tour bascule dans le néant."
: (inscriptions
: qui figurent de part et d'autre de l'entrée du "Royaume du rêve
: et de l'illusion immense" d'après Le Rêve du pavillon rouge).: La civilisation occidentale vit à crédit. Elle a cru qu'elle
: pourrait durer toujours sans s'acquitter à aucun moment de l'arriéré
: de ses mensonges. Mais elle étouffe à présent sous
: l'écrasement de leur poids mort. Aussi, avant d'en venir à
: des considérations plus substantielles, il nous faut commencer par
: faire de la place et délester ce monde de quelques-unes de ses illusions
: comme celle, par exemple, que la modernité aurait, comme telle existé.
: Il ne rentre pas dans nos vues de s'attarder sur les faits indiscutables.
: Que le terme même de "modernité" n'éveille plu aujourd'hui,
: en règle générale, qu'une ironie ennuyée, et
: ce quoi qu'en ait le gâtisme progressiste, qu'il apparaisse enfin
: pour ce qu'il n'a jamais cessé d'être : le fétiche
: verbal dont la superstition des salauds et des simples d'esprits a entouré
: l'accession progressive des rapports marchands à l'hégémonie
: sociale à partir de la prétendue "Renaissance", et ce au
: gré d'intérêts que nous ne nous expliquons que trop
: bien, voilà qui ne mérite guère d'exégèse.
: Il y va ici d'un vulgaire cas de truanderie sur l'étiquette dont
: nous laissons l'élucidation aux sacristains de l'historicisme futur.
: Notre affaire est autrement plus grave. C'est que, de même que les
: rapports marchands n'ont jamais existé en tant que rapports marchands,
: mais seulement comme des rapports entre hommes travestis en rapports entre
: choses, de même ce qui se dit, se croit ou est tenu pour "moderne"
: n'a jamais véritablement existé en tant que moderne. L'essence
: de l'économie, ce pseudonyme transparent sous lequel la modernité
: marchande essaie régulièrement de se faire passer pour une
: éternité d'évidence, n'est rien d'économique
: ; et de fait, son fondement, qui lui tient aussi lieu de programme, s'énonce
: en ces termes abrupts : NEGATlON DE LA METAPHYSIQUE, c'est-à-dire
: de ce que pour l'homme la transcendance est la cause efficiente de l'immanence,
: soit en d'autres termes, de ce que le monde, pour lui, fait sens, le suprasensible
: apparaissant dans le sensible. Ce beau projet est entièrement
: contenu dans l'illusion aberrante mais efficace qu'une complète
: séparation entre le physique et le métaphysique serait
: possible - disjonction qui prend le plus souvent la forme d'une hypostase
: du physique, érigé en modèle de toute objectivité,
: et commande logiquement une myriade d'autres scissions locales, entre vie
: et sens, rêve et raison, individu et société, moyens
: et fins, artistes et bourgeois, travail intellectuel et travail matériel,
: dirigeants et exécutants, etc., qui ne sont, dans leur nombre, pas
: moins absurdes, chacun de ces concepts devenant abstrait et perdant tout
: contenu hors de l'interaction vivante avec son contraire -. Or, une telle
: séparation étant réellement, c'est-à-dire humainement,
: impossible, et la liquidation de l'humanité ayant à ce
: jour échoué, rien de moderne n'a jamais pu exister comme
: tel. Ce qui est moderne n'est pas réel, ce qui est réel
: n'est pas moderne.
: Pour autant, il y a bien une réalisation
: de ce programme, mais à présent qu'elle se parachève
: nous voyons aussi qu'elle est tout le contraire de ce qu'elle pensait être,
: d'un mot : la complète déréalisation du monde.
: Et toute l'étendue du visible porte désormais, par son caractère
: vacillant, ce témoignage brutal que la négation réalisée
: de la métaphysique n'est en fin de compte que la réalisation
: d'une métaphysique de la négation. Le fonctionnalisme
: et le matérialisme inhérents à la modernité
: marchande ont partout produit un vide, mais ce vide correspond à
: l'expérience métaphysique originaire : là où
: les réponses allant au-delà de l'étant, qui permettraient
: une orientation dans celui-ci, ont disparu, l'angoisse surgit, le caractère
: métaphysique du monde affleure aux yeux de tous. Jamais le sentiment
: de l'étrangeté n'a été si prégnant comme
: devant les productions abstraites d'un monde qui prétendait l'ensevelir
: sous l'immense opulence inquestionnable de ses marchandises accumulées.
: Les lieux, les vêtements, les paroles et les architectures, les visages,
: les gestes, les regards et les amours ne sont plus que les masques terribles
: qu'une seule et même absence s'est inventés pour venir à
: notre rencontre. Le néant a visiblement pris ses quartiers dans
: l'intimité des choses et des êtres. La surface lisse de l'apparence
: spectaculaire craque partout sous l'effet de sa poussée. La sensation
: physique de sa proximité a cessé d'être l'expérience
: ultime réservée à quelques cercles de mystiques, elle
: est au contraire la seule que le monde marchand nous ait laissée
: intacte, et même décuplée de la disparition programmée
: de toutes les autres ; il est vrai que c'est aussi la seule qu'il s'était
: explicitement proposé d'anéantir. Tous les produits de cette
: société - que l'on songe à la conceptualité
: creuse de la Jeune-Fille, de l'urbanisme contemporain ou de la techno -
: sont des choses que l'esprit a quittées, et qui ont survécu
: à tout sens comme à toute raison d'être. Ce sont des
: signes qui s'échangent selon des mouvements plans, qui ne signifient
: pas rien, comme les gentils gnards du postmodernisme préféreraient
: le croire, mais bien plutôt
: le Rien. Toutes les choses de
: ce monde subsistent dans un exil perceptible. Elle sont victimes d'une
: légère et constante déperdition d'être. Assurément,
: cette modernité qui se voulait sans mystère et qui jurait
: de liquider la métaphysique l'a bien plutôt réalisée.
: Elle a produit un décor fait de purs phénomènes,
: de purs étants qui ne sont rien au-delà du simple fait de
: se tenir là, dans leur positivité vide, et qui sans relâche
: provoquent l'homme à éprouver "la merveille des merveilles
: : que l'étant est" (Heidegger,
: Qu'est-ce que la
: métaphysique?). Il nous suffit dans ce hall ultramoderne fait
: de glace, de marbre et d'acier où le hasard nous a menés,
: d'un mince relâchement de la constriction cérébrale
: pour brutalement voir tout l'existant glisser et s'invaginer en une présence
: tout à la fois oppressante et flottante, où rien ne reste.
: L'expérience du Tout Autre, il nous arrive ainsi de la faire dans
: les circonstances les plus communes, et jusque dans des boulangeries fraîchement
: rénovées. Un monde s'étend devant nous, qui ne
: parvient plus à soutenir notre regard. L'angoisse y veille à
: tous les carrefours. Or cette expérience désastreuse où
: nous émergeons violemment hors de l'existant n'est rien d'autre
: que celle de la transcendance en même temps que de l'irrémédiable
: négativité que nous contenons. C'est en elle toute l'étouffante
: "réalité", dont la grande machinerie de l'imposture sociale
: travaillait à établir l'évidence, qui soudainement,
: qui lâchement, s'affaisse, et fait place à la béance
: de sa nullité. Cette expérience est rien moins que le fondement
: de la métaphysique, où celle-ci apparaît précisément
: comme
: métaphysique, où le monde apparaît comme monde.
: Mais la métaphysique qui ainsi revient n'est pas la métaphysique
: que l'on avait chassée, car elle revient comme vérité
: et négation de ce qui avait vaincu l'ancienne, comme conquérante,
: comme
: métaphysique critique. Parce que le projet de la modernité
: marchande n'est rien, sa réalisation n'est que l'extension
: du désert à la totalité de l'existant. C'est ce désert
: que nous venons ravager.: Trônant sans soutien au beau milieu des catastrophes qui s'amoncellent,
: la domination marchande - et par "domination" nous n'entendons rien d'autre
: que le rapport symboliquement médié de complicité
: entre dominants et dominés ; tant il fait peu de doute, pour
: nous, que "le tourmenteur et le tourmenté ne font qu'un, que l'un
: se trompe en croyant qu'il ne participe pas au tourment, l'autre en croyant
: qu'il ne participe pas à la faute" : à la niche, Bourdieu
: ! - ne se sent plus chez elle dans le singulier état de choses qu'elle
: a pourtant produit, et dont chaque détail la dément. Il suffit,
: pour s'en convaincre de se rendre attentif au pas de nos contemporains,
: qui font songer a une bande de fuyards courant a leurs propres trousses
: et talonnés par leur propre inquiétude métaphysique.
: C'est désormais pour le Bloom un travail à plein temps que
: de se soustraire à l'expérience fondamentale du néant,
: qui ruine toute foi simple en ce monde. La dérision des choses menace
: à tout instant de submerger sa conscience. Ignorer l'oubli
: de l'Etre, dont le retrait nous cerne dans chaque banlieue, dans chaque
: vagin comme dans chaque station-service, réclame désormais
: l'ingestion quotidienne de doses quasiment létales de Prozac, d'informations
: et de Viagra. Mais tous ces remèdes à courte portée
: ne suppriment pas l'angoisse, ils la masquent seulement, et la rejettent
: dans une ombre propice à sa croissance silencieuse. Finalement,
: les journaux féminins doivent tout de même, pour vendre leurs
: mensonges et leurs maladies, convaincre leurs lectrices que "La vérité,
: c'est bon pour la santé", des multinationales des cosmétiques
: s'avisent de prodiguer sur leurs emballages "métaphysique, éthique
: et épistémologie", TF1 érige la "quête de sens"
: en principe rentable de sa programmation future et Starck, ce faussaire
: éclairé, assure à La Redoute quelques années
: d'avance sur ses concurrents en composant pour elle un "catalogue de non-produits
: à l'usage des non-consommateurs". On imagine avec peine comme il
: a fallu que la domination soit intérieurement désemparée
: pour qu'elle en arrive là. Dans ces conditions, la pensée
: critique doit cesser d'attendre de la constitution d'un sujet révolutionnaire
: de masse la révélation du caractère imminent d'un
: renversement social. Cela, elle doit plutôt apprendre à le
: lire dans l'explosion formidable au cours de la période récente,
: de la demande sociale de divertissement. Un tel phénomène
: est signe que la pression des questions essentielles, si longtemps tenues
: en suspens, et avec tant de profits, a franchi le seuil de l'intolérable.
: Car, si l'on se divertit avec une telle fureur, il faut bien que ce soit
: de quelque chose et que ce quelque chose soit devenu une bien obsédante
: présence. "Si l'homme était heureux, il le serait d'autant
: plus qu'il serait moins diverti" (Pascal).: Supposons que l'objet qui répand partout une une si notable terreur,
: et dont on pouvait encore nier l'action effective tant qu'il n'était
: pas nommé, ce soit la Métaphysique critique - il s'agit ici
: d'une définition, peut-être n'en donnerons-nous jamais ni
: de si nette ni de si pénétrable -. Les inoffensifs sociologues
: ne sont naturellement pas dotés des organes qui leur permettraient
: de comprendre de quoi il retourne ici, non plus d'ailleurs que la poignée
: de pauvres esthètes en veine d'indignation qui vitupèrent
: la misère de l'époque du haut de leur profession d'écrivain,
: et qui ne voient dans la consommation que la consommation elle-même.
: Ce n'est pas l'extraordinaire étendue du désastre qu'il faut
: songer à contester, mais la signification de celui-ci. La terreur
: générale du vieillissement, la charmante anorexie féminine,
: l'arraisonnement du vivant, l'apocalypse sexuelle, l'administration industrielle
: du divertissement, le triomphe de la Jeune-Fille, l'apparition de pathologies
: inédites et monstrueuses, l'isolement paranoïaque des egos,
: l'explosion d'actes de violence gratuite, l'affirmation fanatique et universelle
: d'un hédonisme de supermarché, font une élégante
: litanie pour les paroxystes en tout genre. L'œil exercé, quant à
: lui. ne voit dans tout cela rien qui accrédite la victoire sans
: retour de la marchandise et de son empire de confusion, il y devine plutôt
: l'intensité de l'attente générale, de l'attente messianique
: de la catastrophe, du moment de vérité qui mettra
: enfin un terme à l'irréalité d'un monde de
: mensonges. Sur ce point comme sur bien d'autres, il n'est pas superflu
: d'être sabbatéen.: Du point de vue où nous nous plaçons, la plongée
: résolue des masses dans l'immanence et leur fuite ininterrompue
: dans l'insignifiance - toutes choses qui pourraient nous faire tant désespérer
: du genre humain - cessent d'apparaître comme des phénomènes
: positifs qui auraient en eux-mêmes leur vérité, mais
: sont plutôt compris comme des mouvements purement négatifs,
: accompagnant l'exode contraint hors d'une sphère de la signification
: que le Spectacle a intégralement colonisée, hors de toutes
: les figures, de toutes les formes sous lesquelles il est actuellement permis
: d'apparaître
: et qui nous exproprient du sens de nos actes, comme de nos actes eux-mêmes.
: Mais déjà cette fuite ne suffit plus, et il faut vendre en
: sachets individuels le vide laissé par la Métaphysique Critique.
: Le New Age, par exemple, correspond à sa dilution infinitésimale,
: à son travestissement burlesque par quoi la société
: marchande tente de s'immuniser contre elle. Le constat de la séparation
: généralisée (entre le sensible et le suprasensible
: autant qu'entre les hommes), le projet de restaurer l'unité du monde,
: l'insistance sur la catégorie de la totalité, la primauté
: de l'esprit, ou l'intimité avec la douleur humaine s'y combinent
: de façon calculée en une nouvelle marchandise, en de nouvelles
: techniques. Le bouddhisme appartient lui aussi à la quantité
: des hygiènes spirituelles que la domination devra mettre en oeuvre
: pour sauver sous quelque forme que ce soit le positivisme et l'individualisme,
: pour demeurer encore un peu dans le nihilisme. A tout hasard, on ressort
: même la bannière mitée des religions, dont on sait
: quel utile complément elles peuvent faire au règne terrestre
: de toutes les misères - il va de soi que lorsqu'un hebdomadaire
: de bigots en baskets s'inquiète ingénument, en couverture,
: "le XXIème siècle sera-t-il religieux?", il faut plutôt
: lire "Le XXIème siècle parviendra-t-il à refouler
: la Métaphysique Critique?" -. Tous les "nouveaux besoins" que le
: capitalisme tardif se flatte de satisfaire, toute l'agitation hystérique
: de ses employés, et jusqu'à l'extension du rapport de consommation
: à l'ensemble de la vie humaine, toutes ces bonnes nouvelles qu'il
: croit donner de la pérennité de son triomphe ne mesurent
: donc jamais que l'approfondissement de son échec, de la souffrance
: et de l'angoisse. Et c'est cette souffrance immense, qui peuple les regards
: et durcit tant les choses, qu'il doit toujours à nouveau, dans une
: course haletante, mettre au travail, en dégradant en besoins
: la tension fondamentale des hommes vers la réalisation souveraine
: de leurs virtualités, tension qui ne cesse de s'accroître
: avec la distance qui les en sépare. Mais l'esquive s'épuise
: et son efficacité tendancielle décroît rapidement.
: La consommation ne parvient plus à éponger l'excès
: des larmes contenues. Aussi faut-il mettre en oeuvre des dispositifs de
: sélection toujours plus ruineux et plus drastiques pour exclure
: des rouages de la domination ceux qui n'ont pu ravager en eux-mêmes
: toute propension à l'humanité. Aucun de ceux qui participent
: effectivement à cette société n'est censé ignorer
: ce qui pourrait lui en coûter de laisser voir en public sa douleur
: véritable. Toutefois, en dépit de ces machinations, la souffrance
: n'en continue pas moins de s'accumuler dans la nuit forclose de l'intimité,
: où elle cherche à tâtons, avec obstination, un moyen
: de s'écouler. Et comme le Spectacle ne peut éternellement
: lui interdire de se manifester, il doit de plus en plus souvent le lui
: concéder, mais alors en en travestissant l'expression, en désignant
: au deuil planétaire un de ces objets vides, une de ces momies royales
: dont la confection est son secret. Seulement la souffrance ne peut se satisfaire
: de pareils faux-semblants. Aussi attend-elle, patiente, comme à
: l'affût, la brutale suspension du cours régulier de l'horreur,
: où les hommes s'avoueraient en un soulagement sans limites : "Tout
: nous manque indiciblement. Nous crevons de la nostalgie de l'Etre" (Bloy,
: Belluaires
: et porchers).: On comprendra certainement mieux, à présent, que nous
: récusions pour la Métaphysique Critique toute espèce
: de Paternité : il nous aura suffi d'ouvrir les yeux pour la voir
: se dessiner en creux à la surface de l'époque, comme
: son centre vide. La Métaphysique Critique se donne à quiconque
: prend à coeur de vivre les yeux ouverts, ce qui ne réclame
: en fin de compte qu'une obstination particulière que l'on a
: coutume de faire passer pour de la démence. Car la Métaphysique
: Critique est la rage à un tel degré d'accumulation qu'elle
: devient regard. Mais un tel regard qui a guéri de tous les
: misérables envoûtements de la modernité, ne connaît
: pas le monde comme distinct de lui-même. Il voit que, sous
: leurs formes vulgaires, le matérialisme et l'idéalisme ont
: vécu, que "l'infini est aussi indispensable à l'homme que
: la planète où il vit" (Dostoïevski) et que, même
: là où l'on semble s'épanouir dans l'immanence la plus
: satisfaite, la conscience est encore présente comme inaudible sentiment
: de déchéance, comme mauvaise conscience. L'hypothèse
: kojévienne d'une "fin de l'Histoire" où l'homme resterait
: "en vie en tant qu'animal qui est en accord avec la Nature et l'Etre donné",
: où "les animaux posthistoriques de l'espèce Homo Sapiens
: (qui
: [vivraient] dans l'abondance et en pleine sécurité) [seraient]
: contents en fonction de leur comportement artistique, érotique
: et ludique, vu que par définition ils s'en [contenteraient]", et
: où disparaîtrait la connaissance discursive du monde et de
: soi, s'est révélée être l'utopie du Spectacle,
: mais elle s'est aussi révélée, comme telle, irréalisable.
: Il n'y a manifestement nulle part, pour les hommes, d'accès à
: la condition animale. La vie nue est encore pour eux une forme de vie.
: Le
: malheureux "homme moderne" - passons sur l'oxymore -, qui avait mis un
: soin si virulent à se débarrasser du fardeau de la liberté,
: commence à entrevoir que c'est là chose impossible, qu'il
: ne peut renoncer à son humanité sans renoncer à
: la
: vie même, qu'un homme animalisé n'est même pas
: un animal. Tout, dans l'achèvement de cette époque, porte
: à croire que l'homme ne peut survivre que dans l'élément
: du sens. Rien, comme la peine que nos contemporains mettent à s'en
: divertir, ne nous montre à quel point le possible que l'homme contient
: tend de lui-même vers sa réalisation. Ses crimes mêmes
: lui sont dictés par le désir de trouver un emploi à
: ses facultés. Ainsi, penser ne représente pas pour lui un
: devoir, mais une nécessité essentielle, dont l'inaccomplissement
: est souffrance, c'est-à-dire contradiction entre ses possibilités
: et son existence. Les hommes s'étiolent physiquement dans
: la négation de leur dimension métaphysique. En même
: temps, il apparaît nettement que l'aliénation n'est pas un
: état
: où ils seraient définitivement plongés, mais l'incessante
: activité que l'on doit déployer pour les y maintenir.
: L'absence de conscience n'est que le refoulement continu de celle-ci. L'insignifiance
: a encore un sens. L'oubli complet du caractère métaphysique
: de toute existence est certes une catastrophe, mais c'est une catastrophe
: métaphysique. Et c'est le même constat qui, bien que vieux
: de trente ans, s'impose dans le domaine de la pensée. "La philosophie
: analytique contemporaine s'acharne à exorciser des "mythes", des
: "fantasmes" métaphysiques tels que la Conscience, l'Esprit, la Volonté,
: L'Ego, en dissolvant le contenu de ces concepts dans des formules qui énoncent
: des opérations, des réalisations, des forces, des tendances,
: des spécialisations particulières et précises. Le
: résultat montre de manière étrange qu'il est impossible
: de détruire ces concepts." (Marcuse,
: L'homme unidimensionnel).
: La métaphysique est le spectre qui hante l'homme occidental
: depuis cinq siècles qu'il tente de se noyer dans l'immanence, et
: qu'il n'y parvient pas.
:
:
:
:: ACTE SECOND : "La Vérité doit être dite,
: le monde dût-il en voler en éclats" (Fichte): Pour autant, le geste de reconnaître l'oubli de l'Etre,
: et par là de sortir du nihilisme, n'est rien qui aille de soi, rien
: qui soit susceptible d'un fondement rationnel, il s'agit d'une décision
: morale. Non pas abstraitement, mais concrètement morale
: : car dans le monde de la marchandise autoritaire, où le renoncement
: à la pensée est la première condition "d'intégration
: sociale", la conscience est immédiatement un acte, et un
: acte pour lequel il est courant que l'on juge bon de vous affamer,
: soit directement, soit indirectement, par le gracieux office de
: ceux dont vous dépendez. Maintenant que toutes les instances répressives
: où la morale s'aliénait en moralité tombent en miettes,
: il nous est enfin donné de la connaître dans sa radicalité
: originaire qui la désigne comme l'unité des mœurs des
: hommes et de la conscience qu'ils en ont, et en tant que telle
: comme l'ennemi absolu de ce monde. Cela pourrait s'exprimer en termes plus
: tranchés de la façon suivante : on combat soit pour le Spectacle,
: soit pour le Parti Imaginaire; entre les deux, il n'y a rien. Tous ceux
: qui peuvent s'accommoder d'une société qui s'accommode si
: bien de l'inhumanité, tous ceux qui se trouvent déjà
: bien bons de faire à leur propre souffrance comme à celle
: de leurs semblables l'aumône de leur indifférence, tous ceux
: qui parlent du désastre comme (... à suivre)