Posted by section komsomol La Hague - FRANCE ,pays des soviets on October 15, 1999 at 08:08:17 PM EDT:
In Reply to: Deux découvertes (1) posted by observatoire de téléologie on October 15, 1999 at 05:30:58 AM EDT:
:
1. La fusion thermonucléaire
:
Le 9 novembre 1991, la machine appelée JET (Joint European Torus) réalise à Abingdon près d'Oxford la première fusion thermonucléaire maîtrisée par l'homme. De l'énergie a été dégagée non en cassant des atomes comme dans les centrales nucléaires actuelles, mais en fusionnant des atomes de deutérium et de tritium dans un « plasma » maintenu en lévitation par des champs magnétiques à des températures de 150 à 200 millions de degrés. « La machine a produit en moyenne un mégawatt pendant deux secondes, c'est-à-dire une énergie d'un mégajoule. »
But de la fusion thermonucléaire
:
: Voici donc l'humanité capable de produire une nouvelle énergie. Les conditions de cette production, cependant, paraissent assez compliquées. Il faut une température très élevée, entre 150 et 200 millions de degrés, et, apparemment, pour l'expérience qui a permis la première fusion significative, c'était plutôt entre 200 et 300 millions ; il faut également une certaine densité de matière, et une durée de confinement de cette matière. La fusion se fait avec des noyaux de deutérium et des noyaux de tritium. Ce sont tous les deux des variétés d'hydrogène, mais « l'hydrogène ne compte aucun neutron, le deutérium en a un et le tritium deux. Le deutérium a l'immense avantage d'être très abondant dans l'eau des océans. En revanche le tritium est rare - il faut le fabriquer dans des réacteurs nucléaires spéciaux - et, surtout, il est radioactif. Toutefois, il n'en faut qu'une très petite quantité pour alimenter un réacteur, et, en principe, il n'en sort jamais ».
:
: Le premier point, tout à fait essentiel, est donc qu'il s'agit d'un produit dangereux. Je ne citerai ici qu'un défenseur du projet, Didier Gambier, assistant scientifique du JET, parce que ce qu'il dit me paraît plus inquiétant, à cause de son effort inverse, que tout ce que peuvent dire les écologistes : « Les écologistes râlent un peu contre la fusion. D'abord parce qu'il faut utiliser du tritium, et qu'ils redoutent toujours des fuites radioactives. Et surtout parce que, à la longue, les matériaux à l'intérieur du réacteur deviennent radioactifs sous l'effet des neutrons très énergétiques émis lors des réactions. Du coup, lorsqu'il faudra démanteler les réacteurs devenus trop vieux, il faudra aussi gérer les déchets. » Lorsqu'un tel partisan concède que les écologistes râlent un peu, on peut supposer qu'ils hurlent à la mort, puisque c'est là leur principale méthode de protestation, et que la stridence est telle qu'il est plus politique de l'intégrer dans le discours de présentation que de faire comme si de rien n'était. Il s'agit donc d'une matière radioactive qui « en principe » ne s'échappe pas, d'une réaction radioactive au point qu'elle contamine les réacteurs eux-mêmes. Pour moi, il est tout à fait concevable de contaminer toute l'espèce humaine, à condition, imaginable, que cette mesure aille dans le sens du but que l'humanité s'est fixé. Mais au préalable il faudrait déjà que l'humanité décide de son but, ce qui n'est pas encore le cas. Avant d'en arriver là, il me paraît illusoire et même dangereux de tout vouloir conserver en l'état, comme le font les écologistes dans une attitude qui s'apparenterait à celle d'une vieille gouvernante ultra-conservatrice qui, tant que l'héritière est dans sa minorité, immobilise jalousement son patrimoine. Mais la vieille gouvernante Ecologie n'aspire aucunement à la majorité de l'orpheline Humanité dont elle se prétend la garde, ce qui n'en fait qu'une sorte de duègne bornée. Le plus juvénile cousin Recherche, cependant, est tout aussi absurde dans son comportement : il pense qu'en initiant la petite Humanité au maniement des éprouvettes et des becs Bunsen, quitte à ce qu'elle y risque un doigt ou un œil, elle sera plus apte à fertiliser son patrimoine. Cousin Recherche, soit signalé en passant, ne s'est pas encore posé la question de la majorité de la petite Humanité, de ce qu'est son patrimoine, et de ce qu'elle voudrait bien en faire un jour. Son attitude globale est un petit pragmatisme effronté : « On verra bien. » Lorsque l'écologie et la recherche sont en conflit, ce n'est qu'une bruyante bagarre d'irresponsables.
: D'ailleurs Gambier sait bien qu'il ne faut pas se mettre à dos les écologistes. Il cherche donc une issue : « En fait, la solution consiste à réaliser des blindages internes avec des matériaux insensibles aux neutrons. Le béryllium, par exemple, est un métal qui ne s'active absolument pas. Pour l'instant, la métallurgie du béryllium est balbutiante. Mais rien n'interdit de penser que l'on parviendra à usiner le béryllium comme n'importe quel acier dans les années qui viennent. » Nous voici arrivés à un autre carrefour de notre découverte. Il ne s'agit pas en effet de croire que dès l'année suivante, 1992, les voitures rouleront, les maisons chaufferont, les usines turbineront à la fusion thermonucléaire. Non, les perspectives temporelles sont d'un autre ordre, plutôt proportionnelles au passé de cette découverte que correspondantes à notre goût immodéré et à nos habitudes anesthésiantes de l'immédiateté. En effet, le projet de fusion thermonucléaire a commencé dix-huit ans plus tôt, en 1973. Il a fallu onze ans pour construire le JET, et huit ans de plus pour en arriver à la fusion. Ceci a requis « 800 millions de francs d'investissement par an » (en francs de 1991, je suppose). De même, les 2 millions de watts produits par JET en deux secondes sont à mettre en regard des réacteurs à fission classiques, qui produisent cinq cents fois plus. Pour passer à une dimension industrielle, on peut déjà commencer à recycler les restes de petit JET, qui ne servait qu'à expérimenter en miniature.
: En d'autres termes, JET est une maquette. On a vu que, pour la grandeur nature, il faudra changer les métaux de la centrale, et même « l'objectif ultime de la fusion, c'est de se passer du tritérium pour réaliser la fusion deutérium-deutérium. C'est beaucoup plus compliqué, il faut notamment obtenir des températures de 8 milliards de degrés dans le plasma. En revanche, plus besoin de gaz radioactif et un combustible illimité : on sera tranquille pour des siècles et des siècles ». Voilà bien un programme fait pour nous séduire : être tranquille pour des siècles et des siècles. On pourra éternellement s'occuper de culture et de jardinage, de sport et d'élever des enfants, survivre pour de bon. Mais revenons aux dimensions plus temporelles de ce projet si zen, qui établit avec autant de naïveté que nos soucis d'approvisionnement énergétique seront résolus à 8 milliards de degrés. Pour construire l'appareil qui aura une capacité plus adaptée, « nous allons maintenant travailler à la conception d'une grosse machine, capable de préfigurer un cœur de réacteur industriel ». Avant l'exploitation industrielle, il est donc prévu d'intercaler « une autre étape ». « Le JET contient 100 mètres cubes de plasma, pèse 300 tonnes et pourra atteindre, au maximum, les 10 mégawatts de puissance d'ici 1996. Son successeur aura une capacité de plus de 2000 mètres cubes, pèsera 20 000 tonnes, pour une puissance de 1000 mégawatts, véritable préfigurateur des réacteurs industriels. Cela représente une étape technique très difficile. Si la plupart des technologies à mettre en œuvre sont connues, il faudra faire un énorme travail d'intégration pour les faire marcher ensemble. Sans compter l'effort à accomplir dans le domaine des matériaux. » Le gigantisme de l'étape intermédiaire suivante justifie donc qu'on y intègre les progrès présumés, mais nullement encore réalisés, sur le béryllium et, pourquoi pas, sur la fusion deutérium-deutérium. Il y a encore du salaire de recherche qui va couler sous les logiciels comptables avant d'en voir l'aboutissement. Et ce projet existe déjà depuis 1988, donc avant que la fusion ait eu lieu, il est baptisé Iter, pour International Thermonuclear Experimental Reactor, ses parrains ont été Gorbatchev et Reagan, et il regroupe les Etats-Unis, l'Europe, le Canada, la Russie et le Japon. « Et si tout va bien, les premiers plasmas seront produits dans Iter vers 2005. » J'ai une bonne question : qu'est-ce que ça veut dire, dans cette perspective, que tout va bien ?
:
: Tout va bien, c'est deux choses : d'une part, que les petits problèmes techniques soient résolus à la vitesse espérée (mais comment peut-on programmer des découvertes ? en prétendant qu'on aura trouvé à tel délai, et en rallongeant, merci logiciel comptable, si nécessaire) et, d'autre part, que la situation sociale et politique de ce monde reste inchangée. En effet, il est peut-être plus difficile de convaincre des albanais que Gorbatchev et Reagan de l'intérêt de cette nouvelle énergie ; même un Gambier serait sans doute obligé d'expliquer qui la fabriquerait et qui l'utiliserait, qui la distribuerait et qui l'exploiterait. Alors que si tout va bien, donc rien ne change, on sait que ce sont les Etats du G7, et probablement pas dans une égalité parfaite, qui se partageraient la construction et l'exploitation, sans d'ailleurs même que la question de gestion que pose le libéralisme dans tous les secteurs d'activité ne soit à écarter, à savoir une gestion privée de ce type de matériel une fois qu'on est sûr qu'il est rentable, bien entendu. Car c'est bien après cette étape que se situe la vérité, idyllique (toujours Gambier : « Ce n'est pas seulement une aventure technologique. C'est aussi une aventure humaine sans précédent. Car pour y parvenir nous devrons mobiliser toutes les ressources des grandes parties du monde ») : « Les réacteurs à usage industriel qui viendraient ensuite ne pourraient entrer en service qu'en 2040. Au mieux. » Que vont devenir l'Opep, le lobby texan, les mineurs de Vorkouta vers 2040 ? Tout porte à croire, en premier la mise de fonds, en second la durée exceptionnelle, qu'il y a donc beaucoup d'argent à gagner, « si tout va bien ». Or, les guerres dites mondiales, telles qu'elles nous sont officiellement présentées, sont des guerres de concurrents capitalistes à la recherche de matières premières. Comment un pactole aussi important que celui que profile la fusion thermonucléaire échapperait-il au moyen extrême que les concurrents planétaires ont toujours utilisé en pareilles circonstances, la guerre ? Si l'énergie est bien la marchandise fétiche de notre siècle, comment, au prochain, l'organisation de la gestion de la planète ne serait-elle pas fondamentalement bouleversée par une solution qui nous laissera tranquilles pour des siècles ?
:
: L'imbécile innocence, couverte de joyeux enthousiasme, qui permet d'éluder des questions si centrales dans des formules dithyrambiques comme « une aventure humaine sans précédent », est symptomatique de l'attitude infantile de laquelle la recherche s'est fait une pose. La fusion thermonucléaire est d'abord, pour la recherche, un moyen fort propice à perpétuer la recherche. Celle-ci agit comme si ses conséquences, financières, politiques, sociales, n'étaient pas de son ressort, je ne suis qu'un technicien, un Géo Trouvetou, un bienfaiteur de l'humanité, comme si une découverte présentée avec une telle emphase pouvait rester en retrait du douloureux débat qui avait agité cette communauté au lendemain d'Hiroshima. Elle part d'emblée d'un monde qui ne changera pas, et le pose comme condition préalable à la validité de son activité ; et, de cette manière, la science en blouse blanche est devenue un appendice collaborateur de l'organisation présente de la société, qui en prenant un crédit sur l'avenir hypothèque celui-ci. Mais lorsqu'elle entretient le scoutisme qui lui fait fièrement affirmer qu'elle travaille pour le bien de l'humanité - et non pas de quelques Etats contre quelques autres, et de quelques entreprises capitalistes contre quelques autres, puisque dans la fusion thermonucléaire c'est de cela dont il s'agit -, comme si les découvertes qui intéressent finalement l'industrie sont nécessairement des bienfaits pour l'humanité, roman précieux qui a mal vieilli depuis l'époque coloniale, il est impossible de plaindre sa naïveté. Il s'agit bien davantage d'une petite et crapuleuse fuite en avant, d'une léchouille de soumission à la main qui la nourrit.
La fusion thermonucléaire dans l'information
:
: Le marketing de cette découverte paru dans le quotidien 'Libération' est une extension de cet hypocrite refus de discuter de l'avenir de l'humanité tout en feignant de le servir, comme si cet avenir allait de soi, était décidé au point qu'aucune nouveauté, tout au moins pas une qui prétende concerner l'ensemble du genre, ne soit à discuter. Le but du marketing de la blouse blanche n'est pas de discuter, mais de vendre, au sens faire passer. Ce n'est pas tant par une débauche de supports ou de moyens, mais par le type d'idées et de démarches qui sont induites dans le titre et le surtitre qui surplombent les explications de Gambier, qu'on a un éloquent concentré de cette récente procédure.
:
: Le titre, c'est « La fusion dérobée aux dieux ». L'idée « créative », comme disent les spécialistes de la communication marchande, est la comparaison de la fusion thermonucléaire avec le mythe de Prométhée, qui a volé le feu aux Olympiens. En effet, la fusion thermonucléaire mime le Soleil. « L'astre qui nous éclaire tire toute son énergie des incessantes réactions de fusion nucléaire en son sein. (...) Ces réactions dégagent de colossales quantités d'énergie qui empêchent l'étoile de s'effondrer sur elle-même sous l'effet de la gravitation. Et lorsque le "réacteur" a épuisé toutes les réserves d'atomes à fusionner, l'étoile s'écroule et se contracte. Elle meurt. » Titrer sur le mythe de Prométhée est à plusieurs égards bancal. Déjà, la concession qui consiste à remplacer le « feu » que le Titan avait volé par la « fusion » est une première déformation aussi maladroite que nécessaire. Ensuite, la fusion thermonucléaire n'est évidemment pas un vol, sauf de la décision des pauvres modernes non consultés, et encore moins à quelques dieux que ce soit : c'est simplement une imitation de ce que fait le Soleil. Mais, par cette comparaison mythologique, on élève la découverte au-delà des contingences temporelles dont nous sommes prisonniers, on donne l'impression aux lecteurs rapides que l'on réalise là enfin ce dont un des plus antiques mythes était la quête prémonitoire, et on la poétise pour élever cette découverte à ce qui manque le plus à sa science exacte de tutelle, le charme, la séduction, le rêve. En essayant d'accrocher les lecteurs non intéressés aux sciences exactes par la grandeur et le lyrisme inhérent à un mythe grec, on souligne également pour les autres l'importance de la découverte. Je tiens à ajouter que c'est là de la technique, et en aucun cas une émanation obligatoire de cette découverte. Elle n'est « une aventure humaine sans précédent » que pour ceux qui en sont salariés.
:
: Le surtitre est « L'énergie inépuisable est-elle un mythe ? ». La bretelle qui retient la culotte est ici apparente : l'articulation du titre avec le surtitre est dans le « mythe », puisque le titre en évoque un, et le surtitre en pose un autre. C'est ce qui permet de penser que d'une phrase à l'autre, il y a une logique immanente, et c'est devenu une technique de secrétaire de rédaction tellement coutumière qu'on suit le guide plutôt que de constater la grande confusion entre deux mythes qui n'ont que le terme « mythe » en commun. L'interrogation, ensuite, est une véritable technique d'accroche, puisque, à aucun moment au long de l'article, les arguments contraires ne figurent. Comme on aurait pu inverser titre et surtitre on peut déduire la hiérarchie des gens à accrocher : le titre s'adresse au grand public profane et se flattant de la semi-culture nécessaire pour décoder Prométhée même mal taillé ; le surtitre s'adresse plutôt aux lecteurs habituels, mais pas forcément très spécialisés, du cahier « Eurêka » réservé aux sciences blouse blanche, parce qu'il contient ce que le jargon marketing appelle la promesse : qu'apporte réellement cette découverte ? De l'énergie. Et c'est là que l'interrogation se justifie : est-elle inépuisable, ou serait-ce un mythe ? Lisez, vous qui quoique blasés serez étonnés.
Dans le marketing, on appellerait bénéfice rationnel l'énergie, et bénéfice émotionnel l'inépuisable. Inépuisable, en fait, est le vrai message de cette découverte industrielle, qui une fois qu'elle sera financée par les deniers publics passera par les fourches Caudines du calcul de rentabilité, pour bénéficier du sort de la fission nucléaire, ou pour subir celui du SSC (Superconducting Super Collider), supprimé par les élus américains qui n'ont pas vu l'intérêt d'un si coûteux accélérateur de particules. Car inépuisable attrape ce rêveur de lecteur, c'est un superlatif de superlatif, mais qui rejoint ce que rêvent sincèrement les donneurs d'ordre des Gambier, les Gambier (même si celui-là n'affirme prudemment qu'une tranquillité pour des siècles et des siècles seulement) et la blouse blanche dans son ensemble. Inépuisable, en effet, contient toute la vérité principielle de la « science » vue par les « scientifiques » : l'infini. Si inépuisable signifie, pour le lecteur accroché par le mythe de Prométhée, gratuité du carburant pour sa voiture, inépuisable, pour celui qui pense en terme d'exploitation, signifie bingo, pas du tout gratuité pour la voiture, et inépuisable pour le Gambier signifie crédits et recherche sans fin, ou au moins pendant des siècles et des siècles.
:
: C'est donc sous le signe de l'infini qu'une découverte se justifie et se vend. L'infini contient ici la tranquillité et le mystère, la grandeur et l'accessibilité (Gambier : « Avec un petit moteur à deutérium, on pourra visiter le cosmos. Là-haut, il y a des stations-service partout, il suffit de pomper dans le gaz interstellaire pour faire le plein de carburant »). Ce n'est pas en ce qu'elle achève que la fusion thermonucléaire est avouable, mais en ce qu'elle éternise. Et comment pourrait-on en vouloir à ceux qui spéculent avec autant d'abandon sur l'infini de spéculer sur une situation sociale inchangée en 2040 ? C'est parce qu'ils croient en l'infini, et travaillent à son incrustation profonde dans notre imagination et nos modes de pensée, que les « scientifiques » d'aujourd'hui, un peu perdus dans leurs nuages, croient profondément à l'organisation sociale qui se prétend infinie.
(A suivre.)