Posted by Le vieux de la montagne on October 15, 1999 at 08:04:21 PM EDT:
In Reply to: Deux découvertes (3) posted by observatoire de téléologie on October 15, 1999 at 05:32:21 AM EDT:
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Avec le big bang, pour la première fois, une théorie dominante sur l'Univers ne répond plus aux doutes du profane et, pour la première fois, ce sont les sectateurs de la croyance qui ergotent sur des détails du dogme, alors que ceux à qui elle est présentée la questionnent encore sur le fond. Il faut remarquer l'extrême difficulté qu'ont les théoriciens du big bang à reconstituer l'itinéraire qui les a conduits à cette théorie, leur incapacité à se situer dans l'histoire ; et cette difficulté n'est rien à côté de celle qui met en perspective les changements que devrait opérer leur théorie dans la société dans laquelle elle est née. La théorie du big bang est une modification radicale de la conception de l'Univers, mais elle doit s'inscrire dans la conservation intégrale de la société en place. C'est de là que viennent ses invraisemblances criantes, auxquelles ses théoriciens se bouchent les orifices.
: Mais les formidables tours de magie de la marchandise ont montré qu'aujourd'hui une idée n'a plus besoin d'être vraisemblable pour devenir vraie. L'information utilise souvent cet exorcisme de l'événement : par exemple, lorsque des gueux se révoltent en Afrique ou en Asie, l'information annonce qu'il s'agit d'une révolte pour la démocratie, et à force de le dire, les révoltés eux-mêmes finissent par dire ce dont ils étaient bien éloignés au premier jour. De même voyons-nous depuis la fin de la guerre froide cette société chercher un nouvel ancrage moral dans le massacre nazi des juifs il y a cinquante ans. Par des lois d'exception, qui interdisent de discuter le fait, on tente ici de transformer cette tentative de génocide en big bang de la société à venir, comme si cet événement était le plus important du siècle, grave brouillage de ce qu'est l'histoire. Avec le big bang des astrophysiciens, la construction est identique : un moment fondateur, une explosion mythique, une expansion infinie. Dans les deux cas, il s'agit ensuite d'imposer cette trame hâtive, ici avec la loi, là avec l'autorité du savoir, sans changer les structures sociales en place.
: A partir du big bang, les sciences positives inversent leur fonction. De révélatrices de mythes, elles sont à leur tour révélées par leur propre mythe. Raison, désintéressement, objectivité - tout ascétiques et secs qu'ils aient été - ne sont plus qu'un lointain romantisme. Cobe n'est pas envoyé autour de la Terre pour permettre de savoir si c'est oui ou si c'est non. Cobe est satellisé pour dire oui. Et les Smoot sont devenus des satellites du satellite, des oui-oui. Comme dans le stalinisme, le modèle théorique n'est pas l'hypothèse qu'il faut attaquer pour le valider, mais le credo qu'il faut valider et interdire d'attaquer. Et puisque le concept même de credo n'est plus l'objet de la méfiance agressive de la recherche, ses anciens propriétaires, comme les descendants des bourgeois expropriés par les Etats socialistes, viennent réclamer leur part de butin.
Grâce au big bang, les religions déistes ont fêté une réconciliation improbable il y a encore un demi-siècle avec les sciences exactes. L'inexplicable origine de l'explosion initiale s'accommode de Dieu comme créateur. C'est le modèle de la théorie du big bang appelé « créationniste ». Si les déistes ne sont pas un appui principal de la théorie générale du big bang, ils en élargissent l'assise, et présentent l'originale position pour une dispute « scientifique » de ne pas vouloir fondamentalement en découvrir plus. Les déistes ne sont pas seulement ces conservateurs passéistes, et ces prosélytes sournois qui prêchent le big bang pour leur chapelle. Ils sont également, auprès des trois moyens de communication dominants, Etat, marchandise, information, des lobbyistes influents. De même, le modèle des « univers parallèles » (plusieurs « réalités » existeraient, mais séparées hermétiquement : si l'on est dans l'une on ne peut pas en connaître une autre, ce qui est bien entendu absolument invérifiable) est une allégorie mystique de la contradiction permise, pas très éloignée des champignonneries d'un Castaneda, qui prétendait justement transcender cet hermétisme. L'admission de tels « modèles » du big bang augmente le nombre de ceux qui cooptent la « vérité scientifique » ; laquelle, en retour, y gagne en populisme et en spectacle, en nuances de présentation, en style d'arguments, en adeptes.
: De sorte que l'autre allié, tout aussi providentiel mais plus puissant, de la théorie du big bang est l'information dominante. En effet, cette théorie est un concentré réussi, une sorte de modèle de l'information scientifique idéale : facile à prononcer, à mémoriser, englobant l'Univers et propre aux jeux de mots, on peut la mettre en image et la réduire à n'importe quel format de n'importe quel média, c'est une connaissance accessible à tous, y compris aux enfants, qu'on peut élever au semi-profane et qui n'en contient pas moins l'infini de la connaissance inaccessible ; facile à manier, vulgarisable à la cible, avec une figuration explosion-expansion qui résume le rêve marchand de progrès et de carrière. Le big bang est un produit prêt à consommer, qu'on peut assaisonner de salé et de sucré, de cornichons et de ketchup, à la demande. De plus, comme c'est une théorie contemporaine de la génération au pouvoir qui veut ancrer la morale de cette société dans la tentative de génocide nazie, elle est également contemporaine de l'émancipation de l'information dominante devenue moyen de communication dominant affranchi entre la marchandise et l'Etat. C'est par paquets de générations que se manifestent les révoltes, et c'est également par paquets de générations que se rénovent les gestionnaires. Cette génération, née dans la seconde moitié du siècle, côté gestionnaires, est celle du big bang comme trame, d'une morale du génocide, d'un Univers comme une demi-droite (je ne parle pas de boxe, je parle d'infini), et d'une information devenue le mixer de l'idéologie.
: La lutte sur la conception de l'Univers a duré les deux premiers tiers du siècle. L'Univers newtonien était stable, possédait des propriétés immuables et vérifiables, indépendantes de l'humain, qui y était devenu un minuscule accident. La réalité était dans les lois de la nature. Cette vision, dont le dernier grand défenseur têtu était Einstein, est encore celle de l'ensemble des semi-lettrés et des illettrés de cette planète. Mais la communauté scientifique en entier s'est rendue aux arguments de plus en plus fournis des théoriciens des quanta. Ceux-ci ont constaté que la réalité n'est pas objective, qu'elle change selon l'observation. Les plus hardis en ont donc conclu que la réalité, c'est l'observation. Les expériences comme le chat de Schrödinger font justement sortir les revolvers parce que la conclusion est que rien de ce qui est observé n'est réel, seule est réelle l'observation, en d'autres termes la pensée. Cette troublante conséquence n'est pourtant pas déclinée avec vigueur. Les scientifiques d'aujourd'hui savent que la matière est forcément ce que nous pensons matière, et donc qu'il n'y a aucune matière hors de la pensée. Mais des siècles de pensée newtonienne font qu'ils continuent d'observer avec des instruments que leur observation a périmés. Le concept de réalité, sur lequel repose le désaccord des téléologues modernes avec les einsteiniens autant qu'avec les bigbanguistes, est encore, pour ces derniers, celui d'une matière objective indépendante de l'humain. Pour les téléologues, au contraire, la réalité d'une chose est la fin de cette chose, cette chose achevée. La réalité ne peut pas se découvrir, même à travers un satellite-observatoire ou un accélérateur de particules, tant que ce qu'on recherche est infini. Car l'infini ne se réalise pas, l'infini est par définition l'absence de réalité. La théorie du big bang est le compromis entre la théorie des quanta, qui stipule un Univers qui dépend de l'observation et non de lois objectives, et la vieille réalité newtonienne, qui admet l'infini. La demi-droite du big bang, avec un début concret et une évolution infinie, en est le graphique. La meilleure illustration de cette confusion sur la réalité est donnée par 'Libération' lorsque le big bang y est décrit à l'occasion de la découverte de Cobe : dans un croquis tiré de 'The Independent', le big bang est présenté comme « Toute la matière et l'énergie sont concentrées en un seul point ». Nous savons tous parfaitement que puisqu'un point est quelque chose d'infiniment petit, un « point » n'a donc aucune réalité, sauf d'être un symbole, une traduction provisoire, une façon de parler, une insuffisance de notre capacité à mesurer, de notre pensée. Eh bien, « toute la matière et l'énergie » sont effectivement la concentration extrême de notre insuffisance à saisir et à comprendre. Il n'y a de big bang que dans la pensée. Ce n'est pas la pensée qui est un outil de navigation du big bang, c'est le big bang qui est un outil de navigation de la pensée.
: Le malheur de la communauté scientifique de ce siècle est qu'elle a découvert avec la théorie des quanta une contre-expertise de tout ce qui l'a amenée là. La position d'Einstein était justement de refuser ce suicide, mais ce suicide n'était que la logique scientifique poussée à l'extrême. Notre époque introduit la dissimulation de ce suicide. Le cadavre de la méthode qui expérimentait la matière est maintenu assis, et on lui manipule les membres. Il n'en est pas moins mort. Et l'obstiné refus newtonien des dirigeants de ce monde de concevoir que ce monde est de la pensée, et rien que de la pensée, n'est lié qu'à la pensée que si un tel monde était reconnu ils perdraient leur rôle dirigeant, qui est assis sur l'indépendance et la réalité de la matière. Ainsi, on admet que la théorie des quanta est juste, mais ne vaut que pour les toutes petites choses ; pour le reste, grandeur nature, restons matérialistes positivistes !
De sorte que les théories générales de la communauté scientifique en réajustement structurel, comme celles qui portent sur l'Univers, ne sont que des tentatives matérialistes de figurer la pensée, et non pas, comme tout le monde le croit, des tentatives de la pensée de figurer la matière. La théorie du big bang, particulièrement, n'est une allégorie aussi maladroite que parce qu'elle s'ignore en tant qu'allégorie. Elle décrit une explosion de pensée suivie d'une expansion apparemment infinie. Nos conceptions de la durée et de la dimension de l'Univers, de même, ne sont que des traductions du mouvement de la pensée : la conception gréco-chrétienne d'une voûte immobile surplombée par la divinité et ayant l'âge de l'écrit reflétait un moment précis de la pensée ; l'extension de l'Univers dans la connaissance humaine est une série d'à-coups, en écho aux débats de l'humanité sur elle-même qu'on appelle les révolutions, et qui dégagent de fortes quantités de pensée. Aujourd'hui, la mesure est à quinze milliards d'années, et la différence avec la mesure biblique n'est que la proportion des révolutions des deux derniers siècles, une tentative aliénée de mesurer l'aliénation. De même la petitesse grandissante de l'humanité dans cette perspective n'est que la traduction allégorique de la perte de contrôle de l'objet par la recherche. La recherche scientifique ne proclame l'humanité qu'aussi petite qu'elle-même se sent dans l'humanité. Et il est à cet égard tout à fait remarquable que la communauté scientifique, après avoir renoué avec la religion déiste, a retrouvé dans le mythe qu'est en définitive le big bang le classique mode de récit antique.
Les forces et les faiblesses du constat qui précède sont inhérentes à la méthode utilisée. J'ai voulu traiter, à la manière dont la Bibliothèque des Emeutes traite les émeutes, une thématique moins liée à l'instant : en décodant sans exhaustivité, mais avec une finalité, l'information dominante. Et le résultat, un survol rapide de problématiques inextricables, est ainsi destiné à un contexte, et complète la grimace de l'époque.
: Les deux découvertes en question me paraissent refléter un spectre suffisamment large de ce que les sciences exactes-exactes (plus exactes si je peux dire que la biologie) ont produit pendant la période 1988-1993 : d'une part, la continuation du projet capitaliste où la science prodigue est perçue comme pourvoyeuse d'accumulation et d'exploitation ; de l'autre, le rêve théorisé de notre société s'appuyant sur le non-onirique par définition, que la science incarne encore. Il existe sans aucun doute d'autres découvertes, et plus importantes dans cette brève période ; non seulement nous n'avons pas d'outil pour les évaluer et les comparer, mais aussi certaines d'entre elles, je l'espère, n'écloront que plus tard, soit parce qu'elles sont incommunicables dans la communication dominante d'aujourd'hui, soit parce que leurs auteurs refusent de passer sous le joug de cette information, par le constat qui devient nécessaire que la pérennité même et la grandeur d'un propos passent hors de ce laminoir quotidien. Enfin, moins attiré par les travaux scientifiques que par les jeux des émeutiers, mon filet pour les saisir est plus gros, et je ne peux pas prétendre à coup sûr avoir tout pêché. Il est d'autant plus difficile de comprendre ce que la recherche avance que le rythme des découvertes tend à s'accélérer au rythme de la demande quantitative de l'information dominante : « Eurêka » dans 'Libération', c'est une fois par semaine !
: L'essentiel était de montrer à quoi sert la recherche scientifique aujourd'hui, et comment ses résultats, en dissimulant le but (la fusion thermonucléaire) et en retrouvant le mythe (le big bang), ont aliéné ses origines mêmes. Je n'ai pas voulu trancher sur les perspectives de ces résultats ; j'ai voulu montrer que pour arriver à les trouver, il fallait avoir fait un certain nombre de choix qui sont généralement occultés par l'objectivité prétendue du résultat. En d'autres termes : ces cadres plus ou moins nobélisables sont les ennemis de la révolte spontanée et de la téléologie moderne.
Pour terminer cette brève conclusion, je voudrais juste signaler pourquoi je crois condamnée la recherche scientifique, non en tant que métier, mais en tant que discours sur l'humanité, voix audible et entendue dans le débat sur le devenir de l'espèce. En cela la musique, par exemple, a montré l'avenir. Depuis qu'elle est, pour ainsi dire, une décoration de supermarché - et toute musique est en mesure de remplir cet hommage à l'anesthésie -, cet ancien art est devenu une profession, mais a perdu son cœur : son authenticité est marchande, sa vérité est devenue le rituel de sa consommation, et ses contenus sont interchangeables. Les sciences positives sont aujourd'hui soumises de la même manière au même maître. Il devrait donc y avoir, si on se fie à la comparaison, une augmentation de la recherche, en crédits, en audience, en territoires ; la garantie d'un silence du sens permet ce résultat. Avec JET et Cobe, on a vu que tout peut changer, à condition que ce soit à l'intérieur des règles étroites de la société en place. Et, dans ce cas, la recherche est même puissamment soutenue.
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Texte de 1996