Posted by JEAN BAUDRILLARD nébuleux avec éclaircies on May 08, 1999 at 08:37:13 AM EDT:
Il faudrait quand même extraire les raisons cyniques de cette
«guerre», les raisons inavouées de cette intervention qu'on dit être
un échec, qu'on dit catastrophique sur tous les plans. Et justement,
c'est là où nous vient un doute cruel sur toute cette mise en
scène. Tant d'erreurs accumulées, tant de tergiversations et d'actes
manqués doivent bien avoir un sens, et cette persistance dans la
confusion tactique, dans cette guerre velléitaire qui rate comme
délibérément sa cible (je parle des Occidentaux: Milosevic n'a pas
raté la sienne), tout cela ferait douter de la définition même de la
guerre: la poursuite de la politique par d'autres moyens. Si cette
définition vaut encore, alors tous nos stratèges et nos politiciens
occidentaux sont idiots, ce qui n'est pas à exclure, mais avant d'en
arriver à cette extrémité demandons-nous s'ils ne sont pas au
contraire en train de mener à bien et de réussir une opération
parfaitement programmée, qui en tout cas se déroule comme si elle
l'était.
On dit: l'Otan ne fait que des erreurs. L'Europe est incapable d'avoir
la moindre politique concertée. Mais NON, c'est exactement le
contraire. Que fait Milosevic? Il élimine ses minorités, en
particulier bien sûr la minorité musulmane, ce en quoi toute la
Yougoslavie «blanche», catholique ou orthodoxe, est derrière lui. Mais
pas seulement la Yougoslavie. Toute l'Europe est derrière lui. Tous
les Etats nationaux européens ont des problèmes avec leurs minorités
de souche ou immigrées qui ne vont pas s'exténuer bien au
contraire. Partout les minorités ethniques, linguistiques, toutes les
singularités sont en voie de disparition ou d'élimination. Milosevic
est le porte-drapeau de la purification, mais elle est partout à
l'?uvre dans une perspective politique, au-delà de toutes les
rodomontades sur l'autonomie et les droits de l'homme, tous les Etats
européens en tant que tels (je ne parle pas des populations, mais que
sont-elles, sinon la caisse de résonance idéologique et humanitaire de
l'information?) ne peuvent qu'être fondamentalement complices de
Milosevic - quitte à le vomir comme leur mauvaise conscience et à
faire semblant de le châtier parce qu'il fait trop bien (c'est-à-dire
trop mal, trop brutalement) le sale travail. Mais on lui aura laissé
tout le temps pour le faire. Pourquoi regretter inlassablement qu'on
ne soit pas intervenu un an, deux ans, trois ans plus tôt (ça fait
quinze ans que ça dure), et pourquoi, par quelle méconnaissance
stupéfiante de la situation, l'Otan a-t-elle engagé des frappes
aériennes sans se douter des conséquences au sol (alors que tellement
d'experts ont dû y réfléchir pendant des mois), et pourquoi ne pas
paralyser immédiatement les forces serbes au sol, au Kosovo, au lieu
de déployer une logistique aérienne plus ou moins inutile? Eh bien, ça
crève les yeux - tout devient clair si on imagine que les frappes
aériennes sont là pour ne pas intervenir au sol ou pour retarder le
plus possible l'intervention - quand tout sera fini. Solana l'a bien
dit (sans se douter qu'il trahissait cruellement la vérité politique
de cette guerre): «Nous ne reprendrons les négociations avec Milosevic
(tiens: on ne cherche donc plus à s'en débarrasser?) que lorsqu'il
sera mis fin au nettoyage ethnique» - entendez bien: lorsqu'il sera
achevé. Ce qui se déroule implacablement. Dans ce sens, cette guerre -
ou du moins l'opération qui sous-tend cette guerre qu'on nous donne à
voir - se déroule de façon optimale, quasiment programmatique. Parce
que Milosevic est l'exécutant de la politique européenne, la vraie, la
seule, celle d'une Europe blanche, propre, expurgée de toutes les
minorités - politique négative, politique exclusive et intégriste,
mais pourquoi se faire des illusions, l'Europe n'a aucune idée
positive d'elle-même, l'Europe n'est que hantée par le spectre de
l'Europe -, pour toutes ces raisons nous faisons semblant de le
combattre, mais toujours trop tard et mal. De toute façon, ce n'est
pas fini: après le Kosovo, le Monténégro, comme ailleurs le Kurdistan,
la Palestine, etc. (la tragi-comédie du «processus de paix» au
Moyen-Orient relève très exactement de ce «retardement» indéfini et
calculé).
Mais les choses sont encore plus compliquées. Car si l'Europe a une
politique déterminée, sinon délibérée, celle d'une future coalition
d'entités nationales qui auront fait le ménage chez elles (sinon
comment se consolider mondialement face à l'Amérique?), et non pas du
tout multiculturelle et multiraciale, l'Amérique, elle, via l'Otan, a
une stratégie tout aussi déterminée. Après être venue à bout du
communisme au terme d'une troisième guerre mondiale froide et
décongelée, après avoir neutralisé l'autre puissance immédiatement
menaçante, le Japon, grâce à une déstabilisation elle-même largement
calculée des places financières asiatiques, l'Europe est désormais son
point de mire, et son objectif celui de faire échec le plus longtemps
possible aux velléités de multinationale européenne cohérente, qui
deviendrait une rivale menaçante. Le meilleur moyen pour cela est de
désunir l'Europe en la prenant au piège d'une guerre dont celle-ci ne
veut pas et qui ruine ses dernières chances, en venant éventuellement
au secours des minorités (Bosnie, Kosovo, Kurdes, etc.), dont
l'Amérique elle-même n'a rien à faire, et dont tout le monde veut
secrètement se débarrasser - l'ennemi public mondial numéro 1 étant de
toute évidence l'Islam et le front islamique, car le seul profondément
réfractaire à la mondialisation en cours -, là est le véritable front
de la quatrième guerre mondiale. On négociera donc inévitablement avec
Milosevic, on le laissera survivre (tout comme Saddam Hussein) moitié
pour consolider le nettoyage, moitié pour brouiller les cartes de
l'Europe. Même la présence au sol d'une force internationale (dont on
connaît toute l'ambiguïté dans la continuation des massacres en
Bosnie) n'y changera rien. L'Amérique sait donc parfaitement ce
qu'elle veut - c'est à croire que les experts du Pentagone sont des
génies (même politique à travers Israël: maintenir partout les abcès
de fixation et de déstabilisation, faire la police en se faisant à la
fois le champion des victimes et le complice des bourreaux). Mais il
n'en est rien: c'est le cours inéluctable du Nouvel Ordre mondial qui
veut cela, et ils n'en sont que les opérateurs. Quant aux Européens,
impliqués (mais on a vu avec quelles arrière-pensées) dans l'action de
l'Otan, qui travaille à leur déconfiture, ils plongent dans une
situation confuse et insoluble. Chaque Etat est pris aujourd'hui entre
deux ennemis au fond: ses propres minorités et l'Amérique. Gérer à la
fois le Nouvel Ordre mondial à son échelle (éliminer tous les éléments
hétérogènes et réfractaires) et subir les effets d'une mondialisation
à grande échelle, dont l'Europe telle qu'elle se profile est à la fois
le relais et la victime. C'est plus ou moins sans espoir. Reste le
refuge de la coalition humanitaire, à défaut de politique cohérente -
autre contradiction pathétique, car secourir les victimes en tant que
victimes ne fait que consacrer le succès de l'opération de
nettoyage. Mais Benetton va pouvoir y ressourcer sa publicité, et
chacun, «en arrêtant de fumer et en reversant l'équivalent aux
Kosovars, pourra sauver deux vie en même temps»!
Il y a donc une duplicité fondamentale de cette «guerre», dont la
moindre n'est pas de nous sommer d'être pour ou contre. Rien ne permet
de prendre parti dans une guerre qui est un leurre, qui se joue pour
autre chose et dont les objectifs sont masqués, inavoués et peut-être
même obscurs à la conscience des uns et des autres. C'est être
parfaitement dupe des raisons cyniques et secrètes de cette guerre,
que masquent à profusion et de toutes parts les commentaires
idéologiques, intellectuels et humanitaires. Anéantir Milosevic? C'est
ne pas voir que nous en sommes complices. Arrêter tout, aller jusqu'au
bout de quoi? C'est ne pas voir les subdéterminations de cette guerre
qui n'a jamais véritablement commencé, étant donné qu'on n'a jamais
vraiment voulu en finir, et qui n'est que l'un des multiples épisodes
à venir d'une confrontation cette fois véritablement elle-même. D'où
la difficulté paradoxale de mettre fin à une guerre qui n'est pas la
vraie, dont la duplicité est totale et dont les objectifs n'auront
même pas été atteints - mais qui se déroule en fait, derrière cette
duplicité et ces fausses man?uvres, exactement comme elle doit se
dérouler. Il est donc absurde, en plein truquage et en pleine
désinformation - qui fait elle-même partie de la «catastrophe
humanitaire» (quel lapsus! ou cette catastrophe est humaine ou c'est
l'humanitaire lui-même qui fait partie de la catastrophe) d'être pour
ou contre. Ce qu'il faut dénoncer et percer à jour, c'est d'abord
l'illusion de cette guerre. A la Realpolitik il faut opposer une
Realanalyse - ce qui n'empêche pas la violence des réactions et des
sentiments que peut provoquer cette mondialisation hégémonique. Mais,
pour la combattre, il faut savoir, derrière les péripéties
idéologiques dont la guerre et les médias font partie, qui est
vraiment du bon ou du mauvais côté de l'universel... Nous les
Occidentaux sommes du bon côté de l'universel. Honneur à ceux qui sont
tombés du mauvais côté. Honneur, et non pas compassion. Pas de
compassion pour les victimes, mais pas de pitié pour les autres.